ce fut justement à ce moment-là de son triomphe (derniers moments du bonheur poétique, moments sacrés de cette pure joie des beaux-arts ; pour ces moments-là le dernier bandit des Abruzzes aurait de l’enthousiasme et du respect), qu’un homme caché, perdu dans la foule, attendait mademoiselle Mars, le poignard à la main.
Il a toute sa vie trop touché à l’homme ; il l’a trop manié, trop commandé, surtout dans ces terribles moments où, sous la foudre du danger, il se déchire, s’entrouvre et se montre jusqu’aux racines de son être, pour ne pas le connaître à fond et pour ne pas appuyer sur cette connaissance impitoyable de la nature humaine un système de discipline qui doive la rendre héroïque, de lâche qu’elle est ordinairement devant la mort. […] « On domine par la guerre : il lui faut la guerre (à son heure, soit : ses chefs ont le tact de choisir le moment), et elle veut la guerre ; c’est dans son essence ; c’est une de ses conditions de vie comme aristocratie. […] Mais, en supposant ce qui est en question et ce qui n’en est pas une pour moi, quel intermédiaire entre ce moment lointain et le moment actuel, quel intermédiaire entrevu et funeste les nations vont-elles traverser ?
René d’Anjou n’est pas Childebrand, et Lecoy de la Marche n’est pas ignorant comme le poète dont Boileau se moque ; mais, franchement, on ne voit pas très bien pourquoi, si on n’écrit pas une histoire générale de France où le roi René tient naturellement sa place, on a détaché de cette histoire et pris à part, comme un homme assez grand pour se présenter seul, ce roi qui se fond dans les événements de son siècle, — qui n’a pas dévoré son règne d’un moment, comme dit Corneille, mais que son règne d’un moment, si cela peut s’appeler un règne, a dévoré ! […] Le duc de Bourgogne, c’était alors Philippe le Bon, comme dit l’histoire avec une profonde duperie ou une ironie plus profonde (on ne sait pas lequel des deux), et il usa, cet excellent duc, de sa victoire, avec la cruauté insolente et rapace d’un Bon de son espèce… Élargi un moment, au prix de ses deux enfants laissés comme otages, mais se souvenant, dit son historien, qu’il était le petit-fils du roi Jean, et revenu bientôt se remettre dans les dures mains de son vainqueur, René d’Anjou, au moment même où la France se réconciliait avec la Bourgogne et allait jeter à la porte l’Anglais, fut abandonné tout à coup par Charles VII, pour lequel il avait combattu.
Schopenhauer est, en Allemagne, le philosophe du moment. Il n’y a jamais que des philosophes du moment, en Allemagne. […] Ils étaient parfaitement incapables de cet effort de respiration prodigieux sous la machine pneumatique de la métaphysique, où les plus forts esprits perdent, à certains moments, connaissance. […] Appuyé sur cette force qu’il appelle volonté, et qui est, selon lui, le principe du monde : « consciente par accident, — dit-il, — inconsciente par essence, s’objectivant un moment dans l’homme, mais immanente et indestructible », et dont il ignore tout, sinon qu’elle est, Schopenhauer a donné de l’Athéisme une traduction et une expression nouvelles.
… Cette chemise-là, cette chemise du spiritualisme pur que Cousin a déterrée dans un des vieux bahuts de Leibnitz, et qu’il a passée, comme à bien d’autres, à Caro, nous avait, jusqu’à ce dernier moment, paru insuffisante autant que… nécessaire ; car on n’est pas vêtu avec une simple chemise, et le spiritualisme pur et réduit à ses propres notions n’est que cela ! […] Il est pour nous, en ce moment, ce qu’avant lui, au xviiie siècle, fut Spinoza pour l’Allemagne tout entière, laquelle s’empoisonna (puisque nous parlons de poison) avec le verre pilé des lunettes de ce philosophe opticien. […] Les soixante premières pages du livre de l’Idée de Dieu exposent avec une netteté pleine de force les idées qui pénètrent et dissolvent la philosophie du moment, et que l’auteur ne caractérise que par la rigueur de leur absurdité. […] Et la preuve, c’est que de ces philosophes à la mode du moment, le plus à la mode est le mieux jugé, et c’est Renan : le plus populaire parce qu’il est le plus vague, dit Caro, avec la cruauté d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il écrit… Caro a trouvé joli — et je déclare que cela l’est — de traiter Ernest Renan avec une finesse égale à la sienne.
Le monde avoit disparu dans un clin-d’œil, & sans nous laisser le moment de nous en appercevoir. […] Dans le moment il appelle un de ses gens, qu’on eût prit pour un seigneur, & il lui ordonne de déménager. […] C’est précisément selon le conseil d’Horace, le moment de chanter, lorsqu’on est dans la peine. […] Il suffit de réfléchir un moment pour s’en convaincre. […] Dans ce moment tous les cœurs ont senti le bienfait qui alloit résulter d’une pareille institution.
Pourtant nous aimons à entendre des voix puissantes et graves nous le redire ; car, par moment, dans les fatigues de la marche, au milieu des inégalités du terrain, l’horizon échappe à nos yeux, et nous nous prenons à douter du but où notre ardeur aspire. […] L’opinion de M. de Lamartine, en ce moment de crise littéraire, devait donc exciter un vif intérêt. […] La destinée du pays dépend en ce moment du rôle qu’oseront prendre ces hommes sages, mais un peu timides, et c’est toujours avec une sorte d’anxiété affectueuse que la France les écoute parler.
Il est étrange de songer que ce cerveau, en qui la réalité avait reflété des images si nettes, qui avait su interpréter, ramasser, coordonner ces images avec une vigueur et dans des directions si décidées, et nous les renvoyer, plus riches de sens, à l’aide de signes si fortement ourdis, n’ait plus, à partir d’un certain moment, reçu du monde extérieur que des impressions confuses, incohérentes, éparses, aussi rudimentaires et aussi peu liées que celles des animaux, et pleines, en outre, d’épouvante et de douleur, à cause des vagues ressouvenirs d’une vie plus complète ; et que l’auteur de Boule-de-Suif, de Pierre et Jean, de Notre Coeur, soit entré, vivant, dans l’éternelle nuit. […] Du moment que « tout est vanité », il est excellent que tout soit vanité pour tous les hommes. […] Mais on souffre ; et, par la porte de la souffrance, entrent la réflexion, la curiosité, l’inquiétude et l’appréhension de l’inconnu et, sous une forme ou sous une autre, l’idéalisme, et le rêve, et des besoins d’expliquer ce qui échappe aux sens… À partir d’un certain moment, cela est visible, Maupassant s’attendrit.
La science se dégrade, du moment où elle s’abaisse à plaire, à amuser, à intéresser, du moment où elle cesse de correspondre directement, comme la poésie, la musique, la religion, à un besoin désintéressé de la nature humaine. […] En effet, du moment que la fortune devient le but principal de la vie humaine, ou du moins la condition nécessaire de toutes les autres ambitions, voyons quelle direction vont prendre les intelligences.