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412. (1875) Premiers lundis. Tome III «  Chateaubriand »

Dans la pensée de l’artiste, c’était moins un roman qu’un poème, un poème moitié descriptif, moitié dramatique, renchérissant sur les anciens, sur les modernes, sur le poème de Paul et Virginie, le dernier en date. […] Qu’il y ait eu de l’arrangement et de la symétrie jusque dans le désordonné des peintures ; que les paysages soient tout composites, et ne se retrouvent nulle part, avec tout cet assemblage imaginatif, dans la nature même et dans la réalité ; qu’à côté de ces impossibilités d’histoire naturelle, il y ait des anachronismes non moins visibles dans les sentiments ; qu’il y ait des effets forcés et voulus ; que, sous prétexte d’innovation, l’auteur moderne ait sans cesse des réminiscences de l’Antiquité ; qu’il parodie souvent Homère et Théocrite en les déguisant à la sauvage, tout cela est vrai ; et il est vrai encore que les caractères de ses deux personnages principaux ne sont pas consistants et qu’ils assemblent des qualités contraires, inconciliables, tenant à des âges de civilisation très différents.

413. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre quatrième. Du cours que suit l’histoire des nations — Chapitre VI. Autres preuves tirées de la manière dont chaque forme de la société se combine avec la précédente. — Réfutation de Bodin » pp. 334-341

D’une loi royale, éternelle et fondée en nature, en vertu de laquelle les nations vont se reposer dans la monarchie Cette loi a échappé aux interprètes modernes du droit romain. […] Cette révolution fait le salut des peuples qui autrement marcheraient à leur destruction. — Cette vérité semble admise par les docteurs du droit moderne, lorsqu’ils disent : universitates sub rege habentur loco privatorum  ; c’est qu’en effet la plus grande partie des citoyens ne s’occupe plus du bien public.

414. (1854) Causeries littéraires pp. 1-353

— dans la littérature moderne. […] La poésie moderne a vidé ses belles coupes d’or, et c’est à peine s’il reste au fond quelques gouttes de la liqueur enivrante. […] Bien des aspects étaient changés dans la littérature moderne. […] Telle est en quelques lignes d’aride et froide prose l’analyse de cette pièce, qui égale en mouvement lyrique les meilleures inspirations de la poésie moderne. […] Peut-être a-t-elle mérité plus encore que la Muse moderne — je la fais remonter à Jean-Jacques — l’accueillît et l’adoptât comme sienne.

415. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Si vous montez l’escalier sans marches du Vatican, comme une colline aplanie pour laisser les vieux pontifes monter sans perdre haleine au sanctuaire de leurs oracles ; si vous entrez dans la chapelle Sixtine pour contempler sur ses murs et sur ses voûtes le tableau du Jugement dernier, ce poëme dantesque du pinceau, peint par un géant, où l’imagination, le mouvement, l’expression, la forme, la couleur semblent défier la création par son image, et si vous demandez quelle main de Prométhée moderne a jeté derrière lui ces gouttes d’huile pour en faire des hommes, des anges, des démons, des dieux ? […] L’époque lui réservait à égaler ou à vaincre tour à tour les deux artistes les plus inimitables et les plus invincibles des siècles modernes : Léonard de Vinci et Raphaël d’Urbin ; Léonard de Vinci appelé de Milan à Florence pour peindre à fresque la vaste salle du conseil, dans le palais d’État. […] Le goût des arts était tellement universel à cette époque en Italie, qu’un tombeau de marbre, sculpté par la main d’un Phidias moderne, paraissait un monument suffisant à tout un règne et que les papes, à l’exemple des Pharaons, croyaient construire eux-mêmes leur mémoire en construisant, dès leur couronnement, leur sépulcre. […] L’histoire ne doit dérober ni à San Gallo ni à Bramante la gloire d’avoir conçu, exhaussé sur ses premières assises et fondé le plus vaste, le plus magnifique temple du culte moderne. […] La nature l’avait douée de cette beauté à la fois majestueuse et tendre que les Romaines modernes semblent avoir ravie aux statues grecques qui décoraient leurs temples et leurs musées.

416. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

Il y a du Dante, en effet, dans l’auteur des Fleurs du mal, mais c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura point de saint Thomas. […] Comme il n’est pas de brevet pour l’invention poétique, il n’est aujourd’hui fils de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès lettres, et ayant un peu de lecture, qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches de nos poètes modernes. […] Cette vérité, que j’essaye de prouver par le raisonnement, est démontrée d’ailleurs par l’exemple et par la transformation progressive de la poésie moderne. […] Baudelaire, profondément imagée, vivace et vivante, possède à un haut degré ces qualités d’intensité et de spontanéité que je demande au poète moderne. […] Est-ce une raison pour retrancher de la poésie moderne tout un ordre de compositions qui a ses précédents, ses chefs-d’œuvre, j’allais dire ses classiques, et qui d’ailleurs répond si directement à une série de passions et de phénomènes ?

417. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — I. » pp. 495-512

Ce sentiment de Joinville, qui de nous ne l’a encore, malgré tout l’orgueil de nos modernes progrès, au moment où il se sent lancé sur l’abîme ? […] Et puis, quelles que soient, dans les deux cas, les inégalités de ressources, de talent, de prévision et de calcul, ce qui me frappe, c’est combien, malgré ces différences positives tout à l’avantage de l’entreprise moderne, la part de la fortune reste grande et souveraine, et combien, après avoir un peu plus ou un peu moins cédé au génie humain, elle ne recule que pour reprendre le dessus à quelque distance dans le résultat, et pour se ménager en quelque sorte la revanche de plus loin. […] Natalis de Wailly eut l’heureuse idée, en 1865, de donner l’Histoire de saint Louis de Joinville dans un texte rapproché du français moderne et mis à la portée de tous : et il fit cette sorte de traduction avec une précision scrupuleuse, en homme qui ne se contente pas d’à-peu-près et qui sait à fond la vieille langue. […] Il s’est donc décidé à donner, en 1867, les Œuvres de Jean Sire de Joinville comprenant l’Histoire de saint Louis, le Credo et la Lettre à Louis X, avec un texte rapproché du français moderne mis en regard du texte original (un vol. grand in-8º).

418. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) «  Œuvres de Chapelle et de Bachaumont  » pp. 36-55

L’évocation de la Garonne et du dieu du fleuve est du genre burlesque et n’est qu’une parodie qui put paraître agréable à ceux que ne rebutait point Scarron : Il (le fleuve) se moucha, cracha, toussa, Puis en ces mots il commença… N’oublions point cette différence essentielle entre les modernes et les anciens. […] Chez les modernes, notre Gaule compacte, druidique, fut longtemps hérissée et impénétrable. […] La boutade de Chapelle et Bachaumont est bien celle d’auteurs modernes. […] Nous fuyions vent arrière sous la misaine… Voilà bien, avec la précision de plus qui est propre aux modernes (quand ils s’en mêlent), voilà bien dans ses grands traits la vraie tempête telle qu’elle a été peinte plus d’une fois par Virgile, et surtout par Homère, lorsque Ulysse sentait son vaisseau se disjoindre sous la colère de Neptune et le naufrage prêt à l’ensevelir.

419. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet »

Les uns, on le sait, parmi les modernes novateurs ou restaurateurs de l’art, avaient pour Dieu Raphaël, les autres Rubens ou les Vénitiens : lui, il ne chercha rien de tel ; il eut le droit de se vanter, comme il faisait, de n’avoir mis son nez sur la piste de personne, et il se tira d’affaire pour son compte en présence des objets mêmes qu’il avait à rendre. […] Pourquoi rie pas la reconnaître, cette croyance, là où elle est chez les modernes ? […] Fallait-il peindre à perpétuité des Ajax, des Léonidas ou des Hector, des Ulysse, des fleuves Scamandre, comme le faisaient encore les peintres chers aux anciennes écoles et amis de l’ennuyeux ; ou bien aborder hardiment et coûte que conte des sujets nouveaux, vivants, — vivants ou dans l’imagination moderne ou dans la réalité, — comme le fit toute cette vaillante élite, les Delacroix, les Schnetz, les Scheffer, et Horace Vernet ? […] En dehors de l’originalité qui lui était propre et de la vérité moderne où il était maître, son pinceau rencontrait partout, et jusque dans les sujets où il était dépaysé, de ces bonheurs d’expression et de facilité qu’il portait avec lui.

420. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

Émile n’a cessé depuis de se former et d’apprendre ; il ne tardera pas à en appeler de ces trois classes, et, tout en marquant toujours sa place dans les premiers rangs, il ne verra bientôt plus autour de lui qu’une société moderne, ouverte à tous, et ne portant sur sa bannière que trois mots inscrits : Activité, talent, fortune. […] Il a dû changer d’armes plus d’une fois et se transformer pour se faire égal aux circonstances ; mais, certes, ce qui ne lui a jamais manqué, c’est le courage ; ce n’est pas non plus l’intelligence des temps, des moments et de la société moderne largement envisagée, hardiment comprise, et si souvent talonnée par lui ou devancée en plus d’un sens. […] Doué d’un coup d’œil économique précis, il comprit surtout cette vérité moderne, et qui régira de plus en plus tous les ordres d’activité, à savoir que c’est à tous désormais qu’il faut s’adresser pour réussir, et qu’il n’y a rien de tel pour fonder quelque chose et pour être quelqu’un que d’avoir notoriété et crédit chez chacun, chez tout le monde. […] L’autre représentait, à cette date, l’esprit d’entreprise, l’innovation hardie, inventive, l’esprit économique et véritablement démocratique, le besoin de publicité dans sa plénitude et sa promptitude, les intérêts, les affaires, les nombres et les chiffres avec lesquels il faut compter, la confiance qui est l’âme des grands succès, l’appel à tous, l’absence de toute prévention contre les personnes, y compris les personnages dynastiques, l’indifférence aux origines pourvu qu’il y eût valeur, utilité et talent ; il était l’un des chefs de file et des éclaireurs de cette société moderne qui n’est ni légitimiste ni carbonariste, ni jacobine ni girondine, ni quoi que ce soit du passé, et qui rejette ces dénominations anciennes, surannées déjà ; qui est pour soi, pour son développement, pour son progrès, pour son expansion en tous sens et son bien-être ; qui, par conséquent, est pour la paix et pour tout ce qui la procure et qui l’assure, et pour tout ce qu’elle enfante ; qui aurait pris volontiers pour son programme, non pas la revanche des traités de 1815 ou la frontière du Rhin, mais les chemins de fer avant tout.

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