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213. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Démêler le mensonge, ou, sinon, la surcharge, préciser les lignes du visage réel sous le maquillage, ou, pour être moins péjoratif, sous l’attitude, tel fut son constant objet. […] Le tour de sa pensée, le son de sa voix, ses gestes me sont présents, à la minute où j’écris ces lignes, jusqu’à l’hallucination. […] Chaque ligne des Pensées la suppose. […] Je voudrais, dans une note forcément trop brève, indiquer la ligne de développement de ce beau talent, la discipline que son instinct d’abord, puis sa réflexion, lui ont imposée. […] Elle est assez considérable pour qu’on en détermine, à coup sûr, les grandes lignes dès à présent.

214. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

La forme en est fort simple, et n’a jamais reçu de changement : les membres sont au nombre de quarante, tous égaux ; les grands seigneurs et les gens titrés n’y sont admis qu’à titre d’hommes de lettres ; et le cardinal de Richelieu, qui connaissait le prix des talents, a voulu que l’esprit y marchât sur la même ligne à côté du rang et de la noblesse. […] On donne à ces discours le nom d’amplifications ; nom très convenable en effet, puisqu’ils consistent, pour l’ordinaire, à noyer dans deux feuilles de verbiage ce qu’on pourrait et ce qu’on devrait dire en deux lignes. […] Dans la philosophie, on bornerait la logique à quelques lignes ; la métaphysique, à un abrégé de Locke ; la morale purement philosophique, aux ouvrages de Sénèque et d’Épictète ; la morale chrétienne, au sermon de Jésus-Christ sur la montagne ; la physique, aux expériences et à la géométrie, qui est de toutes les logiques et physiques la meilleure. […] ) J’observerai seulement que cette espèce de chiffre ne devait pas être fort difficile à deviner ; car, 1°. il était aisé de voir, en tâtonnant un peu, quelle était la ligne qui devait se joindre par le sens à la ligne d’en bas du papier ; 2°. cette seconde ligne connue, tout le reste était aisé à trouver ; car supposons que cette seconde ligne, suite immédiate de la première dans le sens, fût, par exemple, la cinquième, il n’y avait qu’à aller de là à la neuvième, à la treizième, dix-septième, etc., et ainsi de suite jusqu’au haut du papier, et on trouvait toute la première ligne du rouleau ; 3°. ensuite on n’avait qu’à reprendre la seconde ligne d’en bas, puis la sixième, la dixième, la quatorzième, etc., ainsi de suite. Tout cela est aisé à voir, en considérant qu’une ligne écrite sur le rouleau, devait être formée par des lignes partielles également distantes les unes des autres.

215. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre premier. Les fonctions des centres nerveux » pp. 239-315

Un Napolitain mime involontairement tous ses récits et tous ses projets : s’il annonce qu’il va monter à cheval, il lève la jambe ; s’il raconte qu’il a mangé d’un plat de macaroni, il ouvre les narines afin de mieux flairer et avance la langue entre les lèvres ; s’il pense à une ligne sinueuse ou droite, il la décrit de l’œil et du doigt. […] Quand le Micromégas de Voltaire descendit sur notre planète, il n’y vit d’abord que des creux et des bosselures ; un grand fleuve lui apparaissait comme une mince ligne flexueuse et brillante ; une ville capitale n’était pour lui qu’une petite tache grisâtre immobile, et la terre, parcourue en trente-six heures, lui sembla une boule régulière, déserte, incapable d’avoir des habitants. […] Par suite, pour établir la communication entre un appareil si composé et les appareils analogues placés au-dessous et au-dessus de lui, il faut, non pas une ligne unique de nerfs et de cellules, comme dans le type réduit, mais des milliers et des myriades de cellules et de nerfs. […] Une très petite différence introduite dans la composition chimique ou dans la structure organique d’une cellule suffit pour changer du tout au tout le groupement et les pas de ses danseurs, par suite la vitesse de leur évolution, la forme, la longueur et les combinaisons des lignes qu’ils décrivent : ce sera par exemple le menuet au lieu de la valse. […] Deux groupes reliés de la sorte peuvent être comparés à un cliché plus ou moins étendu, cliché d’un mot, cliché d’une ligne, cliché d’une page ; la lettre entraîne le mot, qui entraîne la ligne, qui entraîne la page.

216. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre II : La psychologie »

Le premier résultat de la loi de continuité, c’est qu’entre les faits physiologiques et les faits psychologiques il n’y a point de ligne précise de démarcation, et que toute distinction absolue est illusoire. […] « Quoique nous regardions communément la vie mentale et la vie corporelle comme distinctes, il suffit cependant de s’élever un peu au-dessus du point de vue ordinaire, pour voir que ce ne sont là que des subdivisions de la vie en général, et que toute ligne de démarcation qu’on tire entre elles est arbitraire. […] Il est clairement impliqué par tout ce qui précède, que la ligne de démarcation qu’on trace communément entre l’instinct et la raison n’existe pas. […] Il a pour objet de déterminer « la coexistence ou non-coexistence des choses, attributs ou rapports qui sont identiques en nature avec certaines autres choses, rapports et attributs. » On ne peut cependant pas tracer de ligne de démarcation nette entre le raisonnement qui a pour objet la quantité et celui qui s’applique à la qualité, pas plus qu’entre les deux espèces de raisonnement qualitatif, le parfait et l’imparfait. […] Nous savons que la figure projetée ne ressemble nullement au cube : dans l’image, les lignes n’ont ni la même longueur, ni les mêmes rapports, ni les mêmes directions, etc., etc., que dans le solide lui-même : ainsi des lignes qui sont droites dans le cube sont courbes dans l’image, des surfaces planes sont représentées par des surfaces courbes.

217. (1856) Cours familier de littérature. I « IIIe entretien. Philosophie et littérature de l’Inde primitive » pp. 161-239

Montrez-moi seulement que votre nature éternellement progressive ait donné, par le travail de ce prodigieux écoulement de siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une ligne à sa stature, un jour à la durée de sa vie ! […] Tout à coup je tombai sur un fragment de trente ou quarante lignes qui étincelèrent à mes yeux comme si ces lignes avaient été écrites, non avec le pinceau du poète trempé dans l’encre, mais avec la poussière de diamants et avec les couleurs de feu des rayons que le soleil levant étendait sur la page ; ce fragment était un éblouissement de l’âme mystique, appelant, cherchant, trouvant, embrassant son Dieu à travers l’intelligence, la vertu, le martyre et la mort, dans l’ineffable élan de la raison, de la poésie, de l’extase. […] J’en descendis en sursaut, les pieds nus, le livre à la main, les genoux tremblants ; je sentis le besoin irréfléchi de lire cette page dans l’attitude de l’adoration et de la prière, comme si le livre eût été trop saint et trop beau pour être lu debout, assis ou couché ; je m’agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d’où jaillissait moins de splendeur que de la page ; je relus lentement et religieusement les lignes. Je ne pleurai pas, parce que j’ai les larmes rares à l’enthousiasme comme à la douleur, mais je remerciai Dieu à haute voix, en me relevant, d’appartenir à une race de créatures capables de concevoir de si claires notions de sa divinité, et de les exprimer dans une si divine expression. » Si le poète inconnu qui avait écrit ces lignes quelques milliers d’années avant ma naissance, assistait, comme je n’en doute pas, du fond de sa béatitude glorieuse, à cette lecture et à cette impression de sa parole écrite, prolongée de si loin et de si haut à travers les âges, que ne devait-il pas penser en voyant ce jeune homme ignorant et inconnu dans une tourelle en ruine, au milieu des forêts de la Gaule, s’éveillant, s’agenouillant, et s’enivrant, à quatre mille ans de distance, de ce Verbe éternel et répercuté qui vit autant que l’âme, et qui d’un mot soulève les autres âmes de la terre au ciel ! […] Ne dirait-on pas, à la lecture de ces lignes, qu’une racine pleine de la sève morale du christianisme futur végétait dans les flancs de l’Himalaya ?

218. (1868) Curiosités esthétiques « I. Salon de 1845 » pp. 1-76

. — La composition est du reste belle et habile, et a quelques-unes des qualités traditionnelles des grandes écoles — la dignité, la pompe, et une harmonie ondoyante de lignes. […] De ces trois tableaux c’est le plus grand qui nous plaît le plus, à cause de la beauté intelligente des lignes, de leur harmonie sérieuse, et surtout à cause du parti-pris de la manière, parti-pris qu’on ne retrouve pas dans Daphnis et Naïs. […] Un portrait est fait, non-seulement de couleur, mais de lignes et de modelé. — C’est l’erreur d’un peintre de genre qui prendra sa revanche. […] Bartolini comme le morceau capital du salon de sculpture. — Nous savons que quelques-uns des sculptiers dont nous allons parler sont très-aptes à relever les quelques défauts d’exécution de ce marbre, un peu trop de mollesse, une absence de fermeté ; bref, certaines parties veules et des bras un peu grêles ; — mais aucun d’eux n’a su trouver un aussi joli motif ; aucun d’eux n’a ce grand goût et cette pureté d’intentions, cette chasteté de lignes qui n’exclut pas du tout l’originalité. — Les jambes sont charmantes ; la tête est d’un caractère mutin et gracieux ; il est probable que c’est tout simplement un modèle bien choisi3. — Moins l’ouvrier se laisse voir dans une œuvre et plus l’intention en est pure et claire, plus nous sommes charmés. […] Ainsi, vu par derrière, son groupe d’Héro et Léandre a l’air lourd et les lignes ne se détachent pas harmonieusement.

219. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

. — Le Directoire exécutif, tel que le projet l’annonce, est un berceau, qu’on nous passe ce mot, un nid de factions ennemies ; et sa destinée serait de ressembler bientôt à tous les conseils de gouvernement que nous avons vus en France depuis trois ans, où Roland et Pache, Robespierre et Billaud se sont tour à tour arraché la puissance… Je n’entre pas dans le détail des voies et moyens, des remèdes plus ou moins efficaces qu’il proposait ; je ne fais qu’indiquer la ligne générale de Roederer en ces années. […] Roederer avait besoin d’une occasion éclatante qui lui permît de dessiner sa ligne et de mettre en lumière, autrement encore que par des écrits, ses vrais sentiments. […] Il suppose que son républicanisme prend à volonté toutes les formes : « Il a serpenté avec succès, dit-il, au travers des orages et des partis, se réservant toujours des expédients, quel que fût l’événement. » Rien ne paraît moins juste que cette assertion quand on a suivi, comme je viens de le faire, la ligne de Roederer jour par jour d’après ses écrits. […] Lebrun est un homme du premier mérite, Cretet est un homme de troisième ligne. » (Suit un long interrogatoire très précis sur Lebrun ; ce qu’il était, quelles places il a occupées avant la Révolution ; quel rôle depuis ; ce qu’il a fait comme homme de lettres ; sa réputation.

220. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre I. Le Bovarysme chez les personnages de Flaubert »

On peut se représenter ici deux lignes, prenant naissance en un même point idéal, la personne humaine : l’une figurant tout ce qu’il y a dans un être de réel et de virtuel à la fois, tout ce qui est en lui tendance héréditaire, disposition naturelle, don, tout ce qui fixe nativement la direction d’une énergie, l’autre figurant l’image que, sous l’empire du milieu et des circonstances extérieures : exemple, éducation contrainte, le même être se forme de lui-même, de ce qu’il doit devenir, de ce qu’il veut devenir. Ces deux lignes coïncident et n’en forment qu’une seule si l’impulsion venue du milieu circonstantiel agit dans le même sens que l’impulsion héréditaire. […] Les deux lignes dont on vient de fixer la valeur psychologique se détachent alors du même point, divergeant plus ou moins, selon que les tendances qu’elles figurent diffèrent plus ou moins, engendrant de la sorte un angle plus ou moins obtus, selon que l’énergie individuelle est plus ou moins divisée avec elle-i même. […] I Tout le comique et tout le drame de la vie tiennent dans l’intervalle compris entre ces deux lignes figurées, et l’œuvre de Flaubert a mis en relief l’un et l’autre de ces deux aspects du vice intime sur lequel son attention est demeurée fixée.

221. (1868) Curiosités esthétiques « IV. Exposition universelle 1855 — Beaux-arts » pp. 211-244

Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce n’est qu’il est des vérités élémentaires complètement méconnues ; qu’un bon dessin n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique ; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que, quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances, il a au moins cet immense mérite d’être une protestation perpétuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ?

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