En ce qui est du Siècle de Louis XIV, il s’est tout à fait mépris sur le mérite de ce bel et facile ouvrage, et il nous fait sourire quand, prenant un ton de maître et de régent avec Voltaire, il lui dit : Pour remplir votre objet, il fallait offrir à votre lecteur le spectacle de l’univers depuis 1640 jusqu’en 1720, et non lui présenter l’épitome du règne de Louis XIV. […] Il fallait faire passer tous les peuples du monde sous les yeux de votre lecteur… Il fallait, si vous le pouviez, imiter Tacite qui n’annonce pas fastueusement le tableau des nations, mais qui, sous le titre modeste d’Annales, peint l’univers… Cela veut dire qu’il ne fallait pas être Voltaire ; mais Voltaire, qui était lui et pas un autre, a peint à sa manière ce grand siècle dont un souffle avait passé sur son berceau, et il en a donné à tout lecteur impartial un sentiment vif, juste et charmant.
Il y devint aussi l’écrivain pittoresque, le paysagiste littéraire, parfait et accompli du premier coup, dont les pages, publiées d’abord dans la Revue de Paris 25, puis dans la Revue des Deux Mondes 26, ont charmé tous les lecteurs. […] Son but est complexe ; c’est à nous, lecteurs et raisonneurs, qu’il laisse le soin de le dégager ; il se contente de le résumer de la manière la plus générale, lorsqu’il dit à celui de ses amis auquel il adresse le Journal de ses impressions : « Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre. » Parti de Médéah dans la direction du sud, il va traverser le pâté de montagnes qui le sépare du désert, et il ne nous laisse rien perdre, chemin faisant, de la physionomie du paysage. […] Quelques citations nous familiariseront vite avec la manière du peintre ; outre qu’elles sont agréables, elles sont nécessaires pour motiver notre jugement et pour associer le lecteur aux conclusions que nous allons tirer au fur et à mesure : « Onze heures.
Le public, qui aime à mettre vite une étiquette à chaque talent, l’a pris et adopté par ce côté, l’a classé comme un des peintres du Midi et de l’Orient, si bien que plus d’un lecteur a pu s’étonner de voir le paysagiste aux teintes éclatantes changer brusquement de pays, de sujet, de cadre, et nous donner des descriptions d’un aspect tout différent, d’une lumière modérée, et qui sont tout à fait françaises de ton et de caractère. […] Le lecteur n’est point satisfait ; la situation si bien amenée, si bien poussée jusqu’au bord extrême du précipice, n’est point vidée avec une entière franchise et n’aboutit pas. […] Je ne suis plus tout à fait juge ; il faut être jeune pour se bien mettre au point de vue de tels livres, quand ils sont, comme celui-ci, tout de sentiment : chaque lecteur alors ajoute, retranche, rêve à son gré, et devient proprement collaborateur dans sa lecture.
Il n’est pas permis à un éditeur d’écorcher ainsi ce que tous les lecteurs médiocrement instruits retrouvent de mémoire et corrigent en courant. […] Jamais, de mes jours, je n’ai vu autant de sortes d’esprit que dans ces Mémoires… Je n’aime point Rousseau ; personne ne rend plus de justice que moi à son éloquence, à sa chaleur et à son énergie, mais je trouve Beaumarchais mille fois plus vrai, plus naturel, plus insinuant et plus entraînant que cet orateur, qui veut toujours l’être, le paraître, qui est d’ailleurs sophiste à impatienter son lecteur que l’on sent qu’il méprise, et dont il se joue perpétuellement comme le rat fait de la souris. » Sauf le dernier trait contre Rousseau qui n’est pas juste (car Rousseau n’y met pas tant de malice), l’ensemble du jugement est parfait. […] Le beau plaisir de faire dire au lecteur en finissant : « Décidément, le bonhomme Collé bat la breloque !
Il ne faudrait pas se laisser plus loin guider par Oberman pour les faits matériels qui suivent dans la vie de notre philosophe ; mais les faits matériels connus peuvent au contraire diriger le lecteur dans l’intelligence d’Oberman. […] Ces signalements de notre façon suffiraient pour les faire reconnaître : mais tout lecteur digne d’Oberman n’aura besoin de guide autre que lui-même, dès qu’il s’y sera plongé. […] Les retours indirects de l’auteur sur lui-même sont attachants et pleins d’inductions à tirer pour le lecteur averti.
Il livre alors aux lecteurs avides de ces sortes d’émotions quelque histoire altérée, mais que sous le déguisement des apparences une vérité profonde anime ; ou bien il garde pour lui et prépare, pour des temps où il ne sera plus, une confidence, une confession qu’il intitulerait volontiers, comme Pétrarque a fait d’un de ses livres, son secret. […] La nouvelle position des deux amants, l’embarras léger des premiers jours, le rendez-vous à la chambre, le bruit de la montre accrochée encore à la même place, le souper à deux dans une seule assiette14, cette seconde nuit qu’ils passent si victorieusement et qui laisse leur ancienne nuit du 23 juin unique et intacte, les raisons pour lesquelles Mlle de Liron ne veut devenir ni la femme d’Ernest ni sa maîtresse, l’aveu qu’elle lui fait de son premier amant, cette vie de chasteté, mêlée de mains baisées, de pleurs sur les mains et d’admirables discours, enfin la maladie croissante, la promesse qu’elle lui fait donner qu’il se mariera, l’agonie et la mort, tout cela forme une moitié de volume pathétique et pudique où l’âme du lecteur s’épure aux émotions les plus vraies comme les plus ennoblies. […] Les indifférents du monde en sont quittes pour s’écrier, d’un air de surprise, comme les lecteurs assez indifférents dont il s’agit : « Ma foi !
Si l’on mesurait le mérite des livres de Stendhal au nombre des lecteurs qu’ils eurent à leur apparition, on pourrait presque se dispenser de les mentionner, et pourtant nul n’ignore la puissante action qu’ils ont exercée cinquante ans plus tard. […] § 7. ― Nous n’avons rien dit encore de la forme, sinon qu’elle a une extrême importance, étant l’intermédiaire indispensable entre l’âme de l’auteur et celle des lecteurs ou auditeurs. […] Elle a surtout le mérite de réduire au minimum la part de l’arbitraire et d’offrir loyalement au lecteur, en lui donnant les considérants qui motivent les jugements de l’historien, les moyens d’en vérifier la justesse.
Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l’abondance des documents, qu’elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l’historien et la contredire, ou du moins la contrôler. […] Tout lecteur attentif devient un moment le prince Berthier. […] Thiers disait : Je n’ai pas craint d’entrer dans le détail des emprunts, des contributions, du papier-monnaie ; je n’ai pas craint de donner le prix du pain, du savon, de la chandelle ; je révolterai, j’ennuierai ou je dégoûterai beaucoup de lecteurs (il s’exagérait l’inconvénient), mais j’ai cru que c’était un essai à faire que celui de la vérité complète en histoire.
Quelques lecteurs des Annales trouvèrent étonnant que Mallet, qui se donnait pour le continuateur de Linguet, ne s’élevât point contre l’entreprise révoltante de cette édition. […] En remerciant ceux qui, dans cet intervalle, avaient accompagné leurs plaintes de témoignages d’intérêt et d’affection, il ne put s’empêcher cependant de relever avec une ironie amère la prétention de ces autres lecteurs qui « paraissent considérer un auteur dans les conjonctures où nous sommes, dit-il, comme un serviteur qu’ils ont chargé de défendre leurs opinions, et qui doit monter à la tranchée pendant qu’ils dorment ou se divertissent. […] » Sachant les vraies fins de l’homme, et que, dans les orages de la société, c’est à agir et non à lire que les hommes sont destinés, il sentait bien que lui-même, qui ne parlait qu’à des lecteurs, n’offrait qu’un remède insuffisant : « Des têtes noyées dans l’océan des sottises imprimées ne sont plus propres à se conduire, disait-il ; n’en attendez ni grandeur ni énergie ; ces roseaux polis plieront sous les coups de vent sans jamais se relever. » — « On ne combat pas une tempête avec des feuilles de papier », répétait-il souvent.