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28. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Si le souvenir du lecteur n’y aide pas, s’il ne reconnaît pas subitement ce qu’on lui indique, la plupart du temps cet effort échouera. […] En un livre, tout écrivain se propose de susciter chez ses lecteurs des émotions factices égales, et la plupart du temps supérieures à celles provoquées par de réels incidents. […] Le nom d’Edgar Poe est peu répandu parmi les lecteurs étrangers au monde des lettres ; parmi les artistes, au contraire, sa gloire est universellement reconnue. […] Celle-ci existe donc chez quelques milliers de nos lecteurs, mais atténuée, affaiblie et réduite à ne se manifester qu’entre des états d’âme par trop divers. […] S’il est vrai que cette vogue doive être attribuée, dans une certaine mesure, à la chasteté innocente de ces livres, il n’en est pas moins constant, qu’un groupe très nombreux de lecteurs et de lectrices français tolère aisément, depuis une cinquantaine d’années, l’image incomplète, caricaturale, exotique, que ses romans présentent de la société et du monde, en considération des qualités qui les caractérisent, de leur bonhomie, de leur émotion, de leur comique, de leurs perpétuelles démonstrations de sensibilité.

29. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »

Il y a, dans tous les ouvrages de littérature, même dans la poésie, un sens permanent et commun, que tous les lecteurs doivent être capables d’atteindre et qu’ils doivent d’abord se proposer d’atteindre3. […] On ne songe même pas à condamner la rêverie dont je parlais tout à l’heure, l’activité créatrice de l’esprit du lecteur qui prend le texte seulement comme tremplin pour s’élancer dans les espaces du concevable ou de l’imaginable. […] A l’établissement du sens littéral se rapporte l’éclaircissement de toutes les obscurités ou difficultés qui se rencontrent dans le détail de l’expression, celui des allusions de toute sorte, historiques, biographiques ou autres, qui peuvent embarrasser un lecteur moyennement cultivé. […] On n’atteindrait jamais le livre, mais toujours un esprit réagissant un livre et s’y mêlant, le nôtre, ou celui d’un autre lecteur. […] Il resterait aussi qu’on pourrait rechercher au moins ce que le livre signifiait pour l’auteur, sans nier qu’il ait pu signifier infiniment d’autres choses pour des générations de lecteurs, et qu’il puisse signifier encore autre chose pour moi.

30. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Et si l’absence de facultés graphiques étonne chez Dickens, le lecteur moderne, accoutumé à notre souci d’études d’après la vie, sera plus surpris encore des renseignements fantaisistes que l’auteur anglais donne audacieusement, sur les milieux qu’il présente. […] Les premières paroles de la bonne de Mme Clennam mère, la singulière Affery Flintwinch, révèlent la vieille servante quinteuse, rancunière et timorée, un peu folle, un peu stupide, qui tout le long du récit étonnera le lecteur par ses attitudes d’effarée vieille poule. […] Quand ses héros ne sont pas comiques ou n’étonnent pas le lecteur par une perfidie tellement marquée qu’elle force l’attention et, dans une certaine mesure, l’intérêt, Dickens faiblit et échoue dans l’emploi de son art particulier de délinéation conversationnelle. […] Pas un mot qui ne soit plus à l’adresse du lecteur que des personnes en présence, et il en est de même de tous ces tableaux du grand monde, ces extraordinaires dîners de cérémonie où de vieux roquentins élimés ou d’énormes apoplectiques échangent avec leurs voisines en turban des propos si prétentieusement vides. […] Les effets que peuvent produire des livres de cette sorte qui ont pour caractéristique l’outrance dans l’expression des mille émotions du romancier, les sentiments auxquels il fait appel chez ses lecteurs, ne sauraient être difficiles à démêler.

31. (1921) Enquête sur la critique (Les Marges)

Et Charles Maurras n’a-t-il pas su imposer pendant des années à de nombreux lecteurs un article quotidien de plusieurs colonnes, et sur des sujets peu folâtres ? […] De même, au lecteur de la Revue bleue, Jules Lemaître ou Faguet ; au lecteur de la Revue des deux mondes, Ferdinand Brunetière ; au lecteur du Temps, M. Anatole France ; au lecteur du Mercure, Remy de Gourmont… Et, pourtant, je crois que si les « équivalents » de Sainte-Beuve ou de Gourmont existent aujourd’hui dans la critique littéraire, rien ne les empêche de prendre la même place et d’obtenir du public la même faveur que leurs devanciers. […] L’effort critique des écrivains contemporains, qui est sérieux et suivi, paraît intéresser les lecteurs des journaux et des revues. […] En tant que travail au jour le jour, ou, si l’on veut, au mois le mois, destiné à guider et à renseigner le lecteur, c’est celle de Fernand Vandérem que je préfère, car elle fait tableau et traite dans leur ensemble les questions littéraires qui se débattent à un certain moment.

32. (1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

Mais un lecteur cultivé ne prend pas beaucoup au sérieux ni ce mérite ni ce grief. […] Bordeaux met des cornets acoustiques dans les oreilles de ses lecteurs. […] J’emploie peut-être une comparaison et un vocabulaire qui n’agréeront pas à tous les lecteurs de M.  […] Et le lecteur, le spectateur ne savent trop que penser et que dire. […] Il l’étudie en le méprisant ou en le détestant, en voulant faire partager ce sentiment au lecteur.

33. (1848) Études critiques (1844-1848) pp. 8-146

Aujourd’hui le nombre des lecteurs s’est démesurément augmenté. […] À des lecteurs enfants, des livres d’enfants conviennent seuls. […] Le lecteur chemine donc volontiers avec le poème et se laisse conduire jusqu’à la fin : mais ici que trouve-t-il ? […] Plus d’un écrivain ne s’effraya pas de l’isolement dont le menaçaient ses lecteurs dégoûtés, et l’on perfectionna l’art d’écrire, en décrétant qu’un vrai poète devait travailler pour lui-même. […] Nous ne doutons pas qu’elle ne trouve chez nous autant de lecteurs, qu’en a trouvé au-delà du Rhin, sa sœur aînée l’édition allemande dont on a toutes les peines du monde à se procurer un exemplaire.

34. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

Cette assonance de l’âme du lecteur, obtenue dès le début de chaque œuvre et maintenue jusqu’à la phrase finale, Poe investit son imagination. […] Poe sait faire surgir ainsi, dans la cervelle de ses lecteurs, de somptueux ameublements, les paysages magnifiques et clairs du Domaine d’Arnheim. […] Il paraît d’autre part évident au lecteur le moins expert que les plans de Poe ont été préparés avec préméditation en vue d’un effet final vers lequel convergent toutes les parties. […] Le récit d’un voyage fabuleux, une hallucination opiacée, magnifique et sanglante, une vendetta d’une atrocité bizarre, partagent le lecteur entre un frisson et l’attrait d’incidents inouïs. […] Le lecteur est ému en ses facultés de calculateur et d’analyste, qui ne correspondent dans son expérience à rien de passionnant ou de tendre.

35. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces diverses — Préface du « Rhin » (1842) »

C’était là son objet unique, comme le reconnaîtront ceux de ses lecteurs qui voudront bien feuilleter les premières pages de ce premier volume. […] Cependant les choses diverses que, durant cette excursion, il avait senties ou observées, apprises ou devinées, cherchées ou trouvées, vues ou entrevues, il les avait déposées, chemin faisant, dans des lettres dont la formation toute naturelle et toute naïve doit être expliquée aux lecteurs. […] Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n’auront peut-être pas deux lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. […] Qu’aucun lecteur ne s’arrête à deux ou trois mots semés çà et là dans ces lettres, et maintenus par scrupule de sincérité ; l’auteur proteste énergiquement contre toute intention d’ironie. […] L’auteur ne croit pas devoir achever cette note préliminaire sans entretenir les lecteurs d’un dernier scrupule qui lui est survenu.

36. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 439-450

Par ce moyen, nous mettrons le Lecteur à portée de juger des motifs qui ont pu déterminer M. […] L’Auteur décele trop l’envie qu’il a de blesser ; ce qui inadispose les Lecteurs contre lui, loin de les muser : de sorte qu’en y déchirant presque tous les Gens de Lettres, il n’a eu la satisfaction d’en affliger aucun, comme l’a dit un homme de beaucoup d’esprit. […] Pour donner une idée complette de la bonne foi de cet Ecrivain, nous ne devons pas laisser ignorer qu’il fait entendre à ses Lecteurs que c’est contre son gré que nous avons loué ses Ouvrages, tandis que son déchaînement contre nous vient de ce que nous ne lui avons pas accordé autant d’éloges qu’il en désiroit. […] Et puis allez, trop crédules Lecteurs, Juger, par leurs Ecrits, de l’ame des Auteurs !

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