Que ceux qui exploitent nos faiblesses et qui, escomptant par avance nos malheurs, fondent leurs espérances sur la fatigue et la dépression intellectuelle qu’amènent les grandes souffrances, ne s’imaginent pas que la génération qui entre dans la vie de la pensée est à eux !
L’homme n’imagine rien qu’avec son expérience, et dans quelle portion de leur expérience les gens de ce monde auraient-ils trouvé des matériaux pour imaginer les convulsions de l’accouchement ? […] On n’imaginait pas la structure de son esprit encore primitif, la rareté et la ténacité de ses idées, l’étroitesse de sa vie routinière, machinale, livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain quotidien, confinée dans les limites de l’horizon visible, son attachement au saint local, aux rites, au prêtre, ses rancunes profondes, sa défiance invétérée, sa crédulité fondée sur l’imagination, son incapacité de concevoir le droit abstrait et les événements publics, le sourd travail par lequel les nouvelles politiques se transformaient dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses affolements contagieux pareils à ceux des moutons, ses fureurs aveugles pareilles à celle d’un taureau, et tous ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au jour. […] Rousseau généralise : préoccupé de soi jusqu’à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il imagine l’homme d’après lui-même et « le décrit tel qu’il se sent ».
Beaucoup imaginer, c’est beaucoup prétendre ; beaucoup penser, c’est beaucoup souffrir ; être grand, c’est être disproportionné dans un monde de médiocrités ou de petitesses ; être disproportionné, c’est être déplacé ; être déplacé, c’est créer autour de soi des inimitiés, c’est éprouver soi-même une inimitié involontaire et générale contre tous ceux qui ne vous cèdent pas la place aussi vaste que la demandent vos facultés supérieures. […] « Après ce combat », dit-il, « je me suis renfermé deux jours dans ma chambre, d’où je ne suis sorti que pour faire deux visites, l’une à la duchesse d’Urbin, l’autre à Madame Léonora ; et comme on ne parlait plus de cette rencontre, j’imaginai qu’elle était complètement assoupie. […] Ces symptômes s’accrurent dans l’été suivant jusqu’au délire : il imagina que ses persécuteurs invisibles l’avaient dénoncé à l’inquisition pour quelques irrégularités poétiques de foi, ou pour quelques allusions aux fables mythologiques semées, à son insu, dans ses vers. […] Le poète persévère à se croire criminel du crime d’hérésie et à s’imaginer qu’on veut l’empoisonner.
Voltaire, dans le roman de l’Ingénu, fait dire à son héros, à propos de l’histoire ancienne : « Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir. » Rien n’est plus vrai de notre littérature, et en particulier de notre théâtre, jusque vers le milieu du seizième siècle. […] Il imagine un lutin qui lui inspirait ses beaux endroits et l’abandonnait dans les mauvais. […] Par une erreur qui me surprend d’un si grand esprit, il crut qu’il y avait plus d’invention dans les pièces embarrassées, comme il les appelle ; qu’il fallait plus d’esprit pour les imaginer et plus d’art pour les conduire36; et il fit des pièces embarrassées. […] Je m’étonne qu’un si grand homme se soit si fort mépris à cet égard, et qu’ayant si admirablement résumé la beauté d’un poème dramatique en ces trois choses : force de vers, de raisonnement et de sentiment, il se soit imaginé que, là où brille cette beauté, il n’y ait pas nécessairement un sujet tragique, ou qu’il y en ait un là où cette beauté manque.
Imaginons maintenant un ressort plutôt moral, une idée qui s’exprime, qu’on réprime, et qui s’exprime encore, un flot de paroles qui s’élance, qu’on arrête et qui repart toujours. […] Ainsi L’École des Femmes ne fait que ramener et reproduire un certain effet à trois temps : 1er temps, Horace raconte à Arnolphe ce qu’il a imaginé pour tromper le tuteur d’Agnès, qui se trouve être Arnolphe lui-même ; 2e temps, Arnolphe croit avoir paré le coup ; 3e temps, Agnès fait tourner les précautions d’Arnolphe au profit d’Horace. […] Imaginez certains personnages dans une certaine situation : vous obtiendrez une scène comique en faisant que la situation se retourne et que les rôles soient intervertis. […] Si vous imaginez un dispositif qui leur permette de se transporter dans un milieu nouveau en conservant les rapports qu’elles ont entre elles, ou, en d’autres termes, si vous les amenez à s’exprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton, c’est le langage qui vous donnera cette fois la comédie, c’est le langage qui sera comique.
Calvin n’imagina rien. […] Calvin n’imagina rien de mieux que d’imposer la vertu par la loi. […] Ces contrastes si frappants, ces caractères et ces tours d’esprit si opposés, qui se produisent à la même époque et sous les mêmes influences, je n’imagine pas que ce soit pur hasard.
Au dîner où il la vit d’abord, Mirabeau, déjà tenté, après avoir causé avec Mme de Monnier, la pria de demander au commandant la permission pour lui de venir le lendemain à Pontarlier : « Je n’imaginais pas, écrivait-il plus tard à Sophie elle-même, qu’il fût possible de vous refuser, et je le craignais d’autant moins dans cette occasion que, peu de jours auparavant, Belinde avait obtenu cette grâce légère… M. de Saint-Mauris ne se rendit point aux instances que vous voulûtes bien lui faire, et cette espèce de brusquerie ne vous étonna pas ; pour moi, j’en fus offensé et surpris. » À quelques jours de là, Mirabeau ayant rencontré par hasard Mme de Monnier à la promenade, elle lui demanda s’il n’irait point à un bal, à une fête champêtre qui avait lieu à Montpetot, à une lieue de Pontarlier. […] » leur dit-il. — « Monsieur, répondit le cocher, nous n’imaginions pas que ce fût vous. » — « Et que ce soit moi ou un autre, pourquoi avez-vous l’insolence de désobéir à votre maîtresse ? […] Les domestiques, qui n’auraient jamais imaginé que le comte eût osé se présenter à M. de Monnier, furent stupéfaits de nous voir tous trois ensemble.
C’est cela surtout, l’éternité en arrière, que notre pauvre cervelle ne peut imaginer… Et pas une révélation, cela était si facile à Dieu… oui, de grandes lettres dans le ciel, quoi, une charte divine, imprimée clairement en caractères de feu. […] Il se plaint de sa non-compréhension, de son bavardage vide… Dans le temps où il imaginait dans sa tête des caricatures fantastiques, il avait eu l’idée de celle-ci : Un homme aimé. […] Parfois je m’imagine Fragonard sorti du même moule que Diderot.
L’aristocratie anglaise, qui a parfois de ces bonnes idées-là, a imaginé de donner à une opinion politique le nom d’une vertu. […] Si vous êtes curieux au point de lui demander comment s’appelait le marchand anglais qui le premier en 1612 est entré en Chine par le Nord, et l’ouvrier verrier qui le premier en 1663 a établi en France une manufacture de cristal, et le bourgeois qui a fait prévaloir aux états-généraux de Tours sous Charles VIII le fécond principe de la magistrature élective, adroitement raturé depuis, et le pilote qui en 1405 a découvert les îles Canaries, et le luthier byzantin qui, au huitième siècle, a inventé l’orgue et donné à la musique sa plus grande voix, et le maçon campanien qui a inventé l’horloge en plaçant à Rome sur le temple de Quirinus le premier cadran solaire, et le pontonnier romain qui a inventé le pavage des villes par la construction de la voie Appienne l’an 312 avant l’ère chrétienne, et le charpentier égyptien qui a imaginé la queue d’aronde trouvée sous l’obélisque de Louqsor et l’une des clefs de l’architecture, et le gardeur de chèvres chaldéen qui a fondé l’astronomie par l’observation des signes du zodiaque, point de départ d’Anaximène, et le calfat corinthien qui, neuf ans avant la première olympiade, a calculé la puissance du triple levier et imaginé la trirème, et créé un remorqueur antérieur de deux mille six cents ans au bateau à vapeur, et le laboureur macédonien qui a découvert la première mine d’or dans le mont Pangée, l’histoire ne sait que vous dire.