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469. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

L’imagination humaine avait reçu un ébranlement profond, et elle était avide d’aliments nouveaux, de légendes de toute sorte, qu’elle accepterait désormais de toutes mains sans les bien discerner. […] L’esprit humain, dans son tour en rond ou en spirale, est si sujet à rencontrer les mêmes courants d’influences malignes, que cette Vie du plus grand faiseur de miracles qu’ait produit le monde païen peut presque paraître encore aujourd’hui un livre de circonstance : L’homme est de glace aux vérités, Il est de feu pour les mensonges. […] Que de garde-fous à chaque pas autour de nous pour l’imagination humaine, et dont on n’avait pas l’idée dans l’Antiquité. […] Il est un âge pour ces fleurs d’or de l’imagination, pour ces productions spontanées du génie humain enfant ou adolescent. […] Plus tard, on a eu par le roman des tableaux complets de la vie humaine, à la manière de Gil Blas, ou des tableaux limités, tels que Manon Lescaut ou Paul et Virginie, qui surpassent en valeur Daphnis et Chloé, la perle antique elle-même.

470. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Il consent à reconnaître que « les hommes des autres mondes diffèrent de nous tant dans leur organisation intime que dans leur type physique extérieur » ; mais ce n’est là qu’une manière de concession : il croit pouvoir, d’ailleurs, assigner à ces types humains, certaines règles, certaines lois intellectuelles et morales qui leur sont communes avec nous. […] Et ces hommes ne nous sont point étrangers : nous les avons connus ou nous devons les connaître un jour, ils sont de notre immense famille humaine ; ils appartiennent à notre humanité. […] N’y a-t-il donc pas un milieu, ô homme, entre l’effroi et le vertige de Pascal, et cette expansion, cette chaleur tout humaine, tout intéressée, qui fait qu’on se cherche et qu’on se retrouve partout ? […] Le véritable antidote (s’il y en avait) à toutes les fièvres et les exaltations nées et à naître dans les cerveaux humains à propos des astres, devrait être la dernière page de l’Exposition du Système du Monde, que je demande la permission de rappeler. La Place concluait par ces mémorables paroles en quelque sorte définitives : « L’astronomie, par la dignité de son objet et la perfection de ses théories, est le plus beau monument de l’esprit humain, le titre le plus noble do son intelligence.

471. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIIe entretien. Tacite (1re partie) » pp. 57-103

Ce sont les vieillards loquaces de la famille humaine dont parle Homère ; on s’attroupe autour d’eux pour les entendre conter : mais pour eux, comme pour leurs lecteurs, l’histoire n’est que de la chronique. […] C’est le monde romain, ou plutôt c’est le monde humain de son temps, hélas ! […] Il a dévoilé la machine humaine depuis le premier rouage jusqu’au dernier ; il a monté et démonté le mécanisme des empires, et mis à nu tous les ressorts qui font mouvoir la sublime ou déplorable humanité. […] « Outre ces nombreuses vicissitudes des choses humaines, des prodiges effrayants dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la foudre, les présages des événements futurs, présages heureux, sinistres, ambigus, évidents tour à tour. […] XVI On se perd quand on analyse ce sublime discours d’empire dans les profondeurs de raison, de pénétration, de prévoyance, de connaissance du cœur humain et de l’opinion des différentes classes du peuple qu’il révèle chez le vieux Galba.

472. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, par M. Guizot (1850) » pp. 311-331

Que si l’on passe ensuite de l’étude à la pratique, on est tenté d’oublier dans le présent qu’on a sans cesse à compter avec les passions et les sottises, avec l’inconséquence humaine. […] Pour moi, quand j’ai lu quelques-unes de ces hautes leçons si nettes et si tranchées sur l’Histoire de la civilisation, je rouvre bien vite un volume des Mémoires de Retz, pour rentrer dans le vrai de l’intrigue et de la mascarade humaine. […] En un mot, il y a bien des défilés possibles dans la marche des choses humaines. […] Un étranger, homme d’esprit, a coutume de partager la nature humaine en deux, la nature humaine en général et la nature française, voulant dire que celle-ci résume et combine tellement en elle les inconstances, les contradictions et les mobilités de l’autre, qu’elle fait une variété et comme une espèce distincte. […] Initiés comme ils l’ont été au secret des choses, à la vanité des bons conseils, à l’illusion des meilleurs esprits, à la corruption humaine, qu’ils nous en disent quelquefois quelque chose ; qu’ils ne dédaignent pas de nous faire toucher du doigt les petits ressorts qui ont souvent joué dans les grands moments.

473. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Ce jeune prince, que Saint-Simon nous montre si hautain, si fougueux, si terriblement passionné à l’origine, si méprisant pour tous, et de qui il a pu dire : « De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n’avait aucune ressemblance, quels qu’ils fussent ; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain » ; ce même prince, à une certaine heure, se modifie, se transforme, devient un tout autre homme, pieux, humain, charitable autant qu’éclairé, attentif à ses devoirs, tout entier à sa responsabilité de roi futur ; et cet héritier de Louis XIV ose proférer, jusque dans le salon de Marly, ce mot capable d’en faire crouler les voûtes, « qu’un roi est fait pour les sujets et non les sujets pour lui ». […] Laissons la part due à tout ce que vous voudrez reconnaître de mystérieux et d’invisible dans ces opérations du dedans, même à ce qu’on appelle la grâce ; laissons sa part au vénérable duc de Beauvilliers, gouverneur excellent ; mais, entre les instruments humains, à qui donc fera-t-on plus large part qu’à Fénelon, à celui qui, de près comme de loin, ne cessa d’influer directement sur son élève, de lui inculquer, de lui insinuer cette maxime de père de la patrie, « qu’un roi est fait pour le peuple », et tout ce qui en dépend ? […] Je voudrais obliger tout le genre humain, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir obligation. […] Cette rareté de bonnes gens, qui lui paraît être la honte du genre humain le ramenait d’autant plus à aimer les amis choisis qu’il s’était faits : « La comparaison ne fait que trop sentir le prix des personnes vraies, douces, sûres, raisonnables, sensibles à l’amitié, et au-dessus de tout intérêt. » Une seule fois, on lui surprend encore une curiosité d’esprit, c’est pour le prince Eugène, en qui il a cru apercevoir un vrai grand homme. […] Je voudrais bien le voir aussi dans nos Pays-Bas ; j’avoue que j’ai de la curiosité pour lui, quoiqu’il m’en reste peu pour le genre humain.

474. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

On n’a jamais plus étalé ni secoué le sens dessus dessous de la guenille humaine. […] Car ici, notons-le bien, nous n’avons plus affaire seulement aux travers, aux ridicules, ni même aux folies humaines, c’est le vice qui est le ressort, c’est la dépravation sociale qui fait la matière du roman. […] En un tout autre genre, mais avec une vue de la nature humaine qui n’est pas plus en beau ni plus flattée, M.  […] Mérimée n’a peut-être pas une meilleure idée de la nature humaine que M. de Balzac, et, si quelqu’un a semblé la calomnier, ce n’est pas lui certes qui la réhabilitera. […] Elle ne calomnie jamais la nature humaine, elle ne l’embellit pas non plus ; elle veut la rehausser, mais elle la force et la distend en visant à l’agrandir.

475. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre II. Qu’il y a trois styles principaux dans l’Écriture. »

Nous nous contenterons d’observer que Dieu qui voit la lumière, et qui, comme un homme content de son ouvrage, s’applaudit lui-même et la trouve bonne, est un de ces traits qui ne sont point dans l’ordre des choses humaines ; cela ne tombe point naturellement dans l’esprit. […] Mais lorsque, sous les rapports chrétiens, on vient à penser que l’histoire des Israélites est non seulement l’histoire réelle des anciens jours, mais encore la figure des temps modernes ; que chaque fait est double, et contient en lui-même une vérité historique et un mystère ; que le peuple juif est un abrégé symbolique de la race humaine, représentant, dans ses aventures, tout ce qui est arrivé et tout ce qui doit arriver dans l’univers ; que Jérusalem doit être toujours prise pour une autre cité, Sion pour une autre montagne, la Terre Promise pour une autre terre, et la vocation d’Abraham pour une autre vocation ; lorsqu’on fait réflexion que l’homme moral est aussi caché sous l’homme physique dans cette histoire ; que la chute d’Adam, le sang d’Abel, la nudité violée de Noé, et la malédiction de ce père sur un fils, se manifestent encore aujourd’hui dans l’enfantement douloureux de la femme, dans la misère et l’orgueil de l’homme, dans les flots de sang qui inondent le globe depuis le fratricide de Caïn, dans les races maudites descendues de Cham, qui habitent une des plus belles parties de la terre91 ; enfin, quand on voit le Fils promis à David venir à point nommé rétablir la vraie morale et la vraie religion, réunir les peuples, substituer le sacrifice de l’homme intérieur aux holocaustes sanglants, alors on manque de paroles, ou l’on est prêt à s’écrier avec le prophète : « Dieu est notre roi avant tous les temps. » Deus autem rex noster ante sæcula. […] Job est la figure de l’humanité souffrante, et l’écrivain inspiré a trouvé assez de plaintes pour la multitude des maux partagés entre la race humaine. […] Au reste, plus on lit les Épîtres des Apôtres, surtout celles de saint Paul, et plus on est étonné : on ne sait quel est cet homme qui, dans une espèce de prône commun, dit familièrement des mots sublimes, jette les regards les plus profonds sur le cœur humain, explique la nature du souverain Être, et prédit l’avenir97.

476. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Philippe II »

C’est, en effet, pour cette Cause sacrée que le XVIe siècle combattit… malheureusement avec toutes armes, mais c’est précisément le fanatisme de cette Cause, — à qui tant d’écrivains ont imputé toutes les horreurs du temps, — c’est ce fanatisme religieux, dont l’indifférence d’un esprit moderne et sans croyance et froidi par l’étude des faits s’est tranquillement détournée, c’est ce fanatisme, qui, lui seul, a pourtant arraché le XVIe siècle à l’outrage mérité du genre humain, et qui l’a sauvé du mépris absolu de l’Histoire ! […] Il n’y avait plus que cela qui vécût, pour l’honneur de l’âme humaine pervertie. […] Son talent, s’il en avait eu, aurait bénéficié du malheur auguste et mystérieux de la Cause de Dieu, perdue par les hommes, au XVIe siècle ; car c’est presque une loi de l’histoire, avec la mélancolie naturelle à l’âme humaine, que les causes perdues nous prennent plus fortement le cœur que les causes triomphantes et soient plus belles à raconter ! […] Très au-dessous de Charles-Quint, son père, dont il n’avait, si l’on en croit ses portraits, que la mâchoire lourde et les poils roux dans une face inanimée et pâle ; ce scribe, qui écrivait ses ordres, défiant qu’il était jusque de l’écho de sa voix ; ce solitaire, noir de costume, de solitude et de silence, et qui cachait le roi net (el rey netto), au fond de l’Escurial, comme s’il eût voulu y cacher la netteté de sa médiocrité royale ; Philippe II, ingrat pour ses meilleurs serviteurs, jaloux de son frère don Juan, le vainqueur de Lépante, jaloux d’Alexandre Farnèse, jaloux de tout homme supérieur comme d’un despote qui menaçait son despotisme, Forneron l’a très bien jugé, réduit à sa personne humaine, dans le dernier chapitre de son ouvrage, résumé dont la forte empreinte restera marquée sur sa mémoire, comme il a bien jugé aussi Élisabeth, plus difficile à juger encore, parce qu’elle eut le succès pour elle et qu’on ne la voit qu’à travers le préjugé de sa gloire.

477. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « J.-K. Huysmans »

Des Esseintes n’est plus un être organisé à la manière d’Obermann, de René, d’Adolphe, ces héros de romans humains, passionnés et coupables. […] Huysmans pût germer dans une tête humaine, il fallait vraiment que nous fussions devenus ce que nous sommes, — une race à sa dernière heure. Une tête humaine, eût-elle du génie et si faussée qu’elle soit, n’importe guères à l’humanité. Elle ne compte pas dans le tas humain.

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