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524. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre deuxième. Le génie, comme puissance de sociabilité et création d’un nouveau milieu social »

— les Non, causes générales tenant au milieu extérieur ne sont que des conditions préalables ; l’apparition du génie est due à la rencontre heureuse d’une multitude de causes dans la génération même et dans le développement de l’embryon. Le génie est vraiment l’accident heureux de Darwin. […] Selon nous, le génie est une modification accidentelle des facultés et de leurs organes dans un sens favorable à la nouveauté et à l’invention de choses nouvelles ; une fois produit, cet accident heureux n’aboutit pas à une transmission héréditaire et physique, mais il introduit dans le monde des idées ou des sentiments, des types nouveaux. […] Renouvier), ou qu’il y ait seulement une combinaison heureuse, un entre-croisement réussi des chaînes de phénomènes préexistants, encore faut-il qu’il se produise des conséquences nouvelles, originales, des accidents heureux, des exceptions fécondes dues à la rencontre des lois générales et destinées à produire elles-mêmes, par la répétition, par l’imitation et l’ondulation, de nouvelles formes générales.

525. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre septième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie. »

Ainsi en arrive-t-il pour Lamartine : quoique le sentiment soit vrai, trop souvent la pensée philosophique et religieuse, au lieu de projeter spontanément son expression vivante, est « traduite en vers », — en vers heureux, faciles, abondants, poétiques, mais qui n’en sont pas moins des traductions et des tours d’adresse84. […] Si les premiers vers rappellent par trop les vers de Louis Racine, les derniers contiennent d’heureuses formules de philosophie néoplatonicienne. […] Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux, Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire. […] Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme, Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité. […] Et, puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie, Il est d’une grande âme et d’un heureux destin D’expirer, comme toi, pour un amour divin104 !

526. (1753) Essai sur la société des gens de lettres et des grands

Je ne puis mieux l’adresser qu’à vous, dont l’exemple prouve si bien qu’on peut vivre heureux sans les grands, et dont le commerce fait sentir combien il est facile de s’en passer. […] Je ne crains point non plus qu’on m’oppose quelques génies heureux, dont les talents rares n’ont pu être étouffés par la mauvaise culture. […] Un homme de mérite me paraît jouer en cette occasion le rôle d’Achille à la cour de Scyros ; heureux quand il peut trouver un Ulysse assez habile pour l’en tirer ; mais où sont les Ulysses ? […] Peut-être aussi cet heureux temps ne reviendra-t-il jamais. […] C’est en faisant un long et heureux usage de cet esprit si commun, que des hommes sans mérite et sans nom peuvent arriver à la plus grande fortune et aux plus brillants emplois.

527. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, par M. Théophile Lavallée. » pp. 473-494

Je ne finirais pas si je voulais raconter tout le bien qu’elle fit aux classes dans ces temps heureux. — Ces temps heureux, cet âge d’or, ce sont comme toujours les débuts, les commencements, l’époque où tout n’est pas rédigé encore, et où une certaine liberté d’inexpérience se mêle à la fraîcheur première des vertus. […] Louis XIV et Mme de Maintenon croyaient à l’efficacité des prières, surtout à Saint-Cyr : « Faites-vous des saintes, répétait sans cesse la fondatrice à ses filles durant les guerres calamiteuses, faites-vous des saintes pour nous obtenir la paix. » Et vers la fin, quand un rayon de victoire fut revenu, mêlant quelque enjouement dans le sérieux de son espérance : « Il serait bien honteux à notre supérieure, écrivait-elle, de ne pas faire lever le siège de Landrecies à force de prières : c’est aux grandes âmes à faire les grandes choses. » Dans les dernières années de Louis XIV, Mme de Maintenon n’était heureuse que quand elle venait à Saint-Cyr « pour se cacher et pour se consoler ». […] Mme de Maintenon est sortie tout à fait à son honneur de cette étude précise et nouvelle ; on peut même dire que sa cause est désormais gagnée : elle nous apparaît en définitive comme une de ces personnes rares et heureuses, qui sont arrivées, dans un sens, à la perfection de leur nature, et qui ont réussi un jour à la produire, à la modeler dans une œuvre vivante qui a eu son cours, et à laquelle est resté attaché leur nom.

528. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

En les lisant, on n’y retrouve pas seulement l’affectueuse émotion qui serait dans le cœur de bien des fils à la vue de ce qui ramène vers les années heureuses, mais on y reconnaît aussi ce qu’il y avait de particulièrement sensible, de tendrement sensitif et douloureux dans cette nature de Cowper, qui avait avant tout besoin de la tiédeur et de l’abri du nid domestique : En recevant le portrait de ma mère Oh ! […] Les visites de nuit que tu faisais dans ma chambre pour savoir si j’étais sain et sauf et chaudement couché ; tes largesses du matin avant le départ pour l’école, le biscuit ou la prune confite ; l’eau odorante que ta main prodiguait à mes joues jusqu’à ce qu’elles fussent brillantes de fraîcheur et luisantes, tout cela, et ce qui fait plus chérir que tout encore, ce courant continu d’amour que rien en toi n’interrompait, que ne troublèrent jamais ces débordements et ces sécheresses que crée une humeur inégale ; tous ces souvenirs, toujours lisibles dans les pages de ma mémoire et qui le seront jusqu’à mon dernier âge, ajoutent le plaisir au devoir, me font une joie de te rendre de tels honneurs que le peuvent mes vers ; un bien fragile témoignage peut-être, mais sincère, et qui ne sera point méprisé au ciel, quand il passerait inaperçu ici-bas… Si le Temps pouvait, retournant son vol, ramener les heures où jouant avec les fleurs brodées sur ta robe, — violette, œillet et jasmin, — je les dessinais sur le papier avec des piqûres d’épingle (et toi, pendant ce temps-là, tu étais encore plus heureuse que moi, tu me parlais d’une voix douce et tu me passais la main dans les cheveux, et tu me souriais) ; si ces jours rares et fortunés pouvaient renaître, s’il suffisait d’un souhait pour les ramener, en souhaiterais-je le retour ? […] Timide et effarouché aisément comme il l’était, il avait toujours demandé au ciel, en sortant de Saint-Alban, qu’il plût à la Providence de lui procurer un appui et une assistance de cette sorte, une mère enfin : « Qu’on est heureux, s’écriait-il, de pouvoir penser avec une ferme confiance que nos demandes sont entendues, au moment même où nous les faisons !  […] On peut donc dire de Puss qu’il s’était complètement apprivoisé, que la timidité, la sauvagerie de sa nature, avait tout à fait disparu, et, en un mot, il était visible, à mille signes qu’il serait superflu d’énumérer, qu’il était plus heureux dans la société de l’homme que lorsqu’il était enfermé avec ses compagnons naturels.

529. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « L’abbé de Marolles ou le curieux — II » pp. 126-147

Il n’en est pas moins heureux et amusé le reste du temps. […] c’est un si bon homme… « Pour le reste, disait Chapelain, il a de la naissance et aurait les mœurs commodes, si l’amour excessif de la louange ne le perdait et ne l’étranglait. — Ce serait un bonhomme, disait-il encore, s’il n’était point si cupide de gloire et si jaloux de tous ceux qui en ont acquis par leurs ouvrages, surtout en fait de traduction. » Dans tous ces passages, et dans d’autres que je supprime, Chapelain n’a pas manqué de bien saisir et de noter cette faculté (dirai-je heureuse ?) […] Causant donc un jour avec Marolles et dans son cabinet, il le mit sur son sujet favori, et, lui parlant de sa collection que l’heureux possesseur prétendait aussi complète que possible, il éleva un doute, et, ayant excité l’étonnement du bonhomme, il en vint par degrés à lui conter l’histoire : « Je suis bien sûr, concluait-il, que vous n’avez pas cette estampe des Scieux de long 32. » — « Je suis bien vieux, lui répondit Marolles après un court moment de réflexion, et je ne puis guère bouger de mon fauteuil ; mais soyez assez bon pour monter sur ce petit gradin et pour prendre là-haut sur cette tablette (la première ou la seconde) ce grand in-folio que voilà. » Jean Rou fit ce qu’il lui disait, et Marolles n’eut pas plutôt le volume entre les mains qu’il lui montra, à la troisième ou quatrième ouverture de feuillet, la petite estampe si mystérieuse et si désirée dont lui, le petit-fils de Toutin, avait toujours ouï parler sans la voir· — Si vous concevez chez un homme de quatre-vingts ans une plus vive et plus délicieuse satisfaction que celle que Marolles dut éprouver à ce moment, dites-le-moi. […] Marolles, sachons-le bien, était aussi heureux en estampes qu’il était malheureux en traductions.

530. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217

Mais pour l’exécution d’une telle pensée, il avait besoin d’auxiliaires de choix : un hasard heureux les lui faisait rencontrer, déjà réunis en groupe. […] La Monnoye était un homme de lettres spirituel, instruit, médiocre pour le talent (excepté quand il fredonnait dans le patois bourguignon), mais universellement goûté et estimé de sa personne, un lauréat blanchi dans les concours ; toutes ces heureuses médiocrités se complétèrent et firent de lui un candidat sans pareil ; il fut reçu à l’unanimité, et Louis XIV, qu’il avait célébré tant de fois, en témoigna une satisfaction toute particulière. […] L’Académie a été tout récemment heureuse encore dans le concours sur Vauvenargues. […] On oublie que, par ces concours qu’elle ouvre à l’émulation des jeunes auteurs, l’Académie semble dire : « Jeune homme, avancez, et là, sur ce parquet uni, au son d’une flûte très simple, mais au son d’une flûte, exécutez devant nous un pas harmonieux ; débitez-nous un discours élégant, agréable, justement mesuré, où tout soit en cadence et qui fasse un tout ; où la pensée et l’expression s’accordent, s’enchaînent ; dont les membres aient du liant, de la souplesse, du nombre ; un discours animé d’un seul et même souffle, ayant fraîcheur et légèreté ; qui laisse voir le svelte et le gracieux de votre âge ; dans lequel, s’il se montre quelque embarras, ce soit celui de la pudeur ; quelque chose de vif, de court, de proportionné, de décent, qui fasse naître cette impression heureuse que procure aux vrais amis des lettres la grâce nouvelle de l’esprit et le brillant prélude du talent. » — Ainsi j’entends cet idéal de début académique, dont il ne se rencontre plus guère d’exemple.

531. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

Vous n’avez ni parlements, ni comités, ni états, ni gouverneurs, j’ajouterai presque ni roi ni ministres ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépend le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité… » Une autre fois, dans le salon de son père, d’Argenson avait entendu Law dire de la France, par opposition à l’Angleterre ; « Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans !  […] ) Je ne trouve pas grand mal qu’il ne soit plus notre ministre, car je n’aime qu’une politique bourgeoise, où on vit bien avec ses voisins et où on n’est que leur arbitre, afin de travailler une bonne fois et de suite à perfectionner le dedans du royaume et à rendre tous les Français heureux. […] Il suppose un souverain qui adopte tout ce qu’il a donné pour vrai et qui s’y conforme en tout : « Ses sujets seront plus heureux de jour en jour… Il serait aisé de démontrer, au contraire, que les sujets de tout souverain qui suivra en même temps des principes ou opposés, ou moins bien liés les uns avec les autres, seront moins heureux. » Il en conclut que les sujets de ce dernier souverain le quitteront, viendront en foule chez l’autre, et que celui-ci, sans tirer l’épée, dépeuplera avec le temps tous les États voisins au profit du sien. » II ne s’agit plus que de trouver ou de former le souverain modèle ; ainsi se réalisera l’utopie.

532. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres, publiées par M. de Falloux. »

Votre sort est à peine ébauché, vous serez épouse et mère, et c’est dans le centre de ces heureuses affections que vous coulerez des jours dont le reflet encore suffira pour embellir ceux de vos amis. » A tout moment elle trahit son impétuosité de cœur, son fonds de nature première, avec une expansion que plus tard elle réprimera : «… Je suis plus difficile à guérir que le roi d’Angleterre (Georges III, qui avait des temps de folie) ; quel est donc votre talent si vous y réussissez ? […] Ses pieux amis ont le droit de l’en révérer davantage, et de se réjouir de pouvoir fixer cette heureuse date au 8 novembre 1815. […] Je ne crois pas qu’elle ait visé à l’effet ; et c’est heureux, sa beauté et sa célébrité étant sur leur déclin : les débris nefont guère de sensation dans un pays de ruines. […] Mme Swetchine, après tout, et si l’on excepte cette pénible année 1834-1835, a mené, au sein de Paris, une existence heureuse, conforme à ses goûts, à sa faiblesse de santé, à son ambition intellectuelle comme à son activité vertueuse.

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