Comme le rappelle Pierre-Olivier Walzer dans son introduction aux Œuvres complètes de Lautréamont, en 1919 et 1920 plusieurs articles accompagnent l’édition des Chants de Maldoror aux Éditions La Sirène (1920) : Charles-Henry Hirsch, « Un briseur de dieux des lettres en 1870 », Mercure du France, avril 1919, André Breton, « Les Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont », La Nouvelle Revue française, juin 1920 et Céline Arnauld, « Les Chants de Maldoror », L’Esprit nouveau, n° 2, novembre 1920 (voir Pierre-Olivier Walzer, « Introduction », Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 25-26).
Tome VI Première leçon. Discours préliminaire Messieurs, Cet auditoire si nombreux et si troublant, même par sa bienveillance, ajoute encore à l’embrouillement de pensée que j’éprouve en ce moment ; car il faut, je l’ai annoncé, vous donner un programme du moyen âge. Jusqu’à présent, je parlais de choses que je connaissais assez bien, et où la faiblesse de ma parole était du moins soutenue par d’anciennes études. Maintenant, je vais parler de choses que je sais à peine, que j’apprends à mesure que je les dis : j’ai besoin, et ce n’est pas une phrase faite ni apportée de chez moi, j’ai besoin d’une double indulgence. Dans cet effort que je vais tenter pour encadrer la partie du moyen âge qui doit nous occuper, et pour y choisir quelques points dominants, caractéristiques, tant de faits que l’on ne peut dire tous, et qu’on craint d’omettre, tourbillonnent autour de mon esprit.
Il va combattre les blancs, et il adresse ses prières au dieu des blancs. […] Le dieu des blancs est le dieu des noirs, puisque tous les hommes sont fils d’Adam. […] Si tout à l’heure Toussaint nous étonnait en appelant le Christ le dieu des blancs, Isaac peut-il s’écrier : Bonaparte est un blanc, pour décider son frère Albert à ne pas retourner en Europe, à demeurer près de leur père ? […] Bien que la pensée générale de la composition soit une pensée chrétienne, le poète déploie un tel luxe de souvenirs, il parle avec tant de complaisance de Palmyre et de Memphis, d’Osiris et de Mercure, du Panthéon et des dieux de la Grèce et de Rome, que l’idée première disparaît plus d’une fois dans ce déluge d’appels au passé, et, quand elle reparaît, elle se trouve amoindrie.
Leurs dieux sont Diderot et Goethe dans leurs parties les plus intellectuelles. […] Elle adore les lois méconnues, quant à la race et quant à la famille, les baisers qui domptent les codes et les mœurs ; elle est heureuse de se ruiner elle-même par ses excès, ses monstrueux détours, d’entraîner dans son tourbillon des innocents, des effarés, de meurtrir des âmes et des chairs délicates : Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent… Certes, pauvre reine, dans l’ardeur qui vous brûle, vous ne pourriez plus supporter qu’un contact, celui justement que les dieux et déesses, sauf une, vous défendent ! […] Quand il s’embarque tête nue sur l’océan des phrases bruissantes, c’est là qu’il est le plus beau, le dieu hardi du romantisme. […] Une mère au regard profond et calme, au cœur qui s’ignore et s’imprègne de son enfant beau et chéri comme un dieu, victime d’une fatalité intérieure qui le prive presque du langage et laisse vivre l’intelligence sensible, une ville ancienne et sainte, la Ville, Rome aux sept collines, voilà les personnages. […] Le dieu des amants les fait mourir après la première nuit d’amour.
Faites un pas de plus, et vous verrez dans un poëme contemporain, chez Gœthe, que Méphistophélès lui-même n’est pas trop damné ; son dieu, le dieu moderne, le tolère et lui déclare qu’il n’a jamais haï ses pareils.
« Sa clarté qu’on voit sans seconde, « Éclairant peu à peu le monde, « Luira même un jour pour les dieux ! […] C’est marque de génie d’avoir compris que, dans une forme de langage qu’on a appelée la langue des dieux, il faut n’exprimer que ce qu’il y a de plus universel et de moins sujet à dispute parmi les pensées des hommes.
Du premier coup nous l’avons reconnu : c’est le dieu solaire, le rayonnant, le purificateur, qui chasse devant lui les monstres impurs, nés de la fange et des ténèbres. […] Pour rendre l’idée de leur toute-puissance, pour montrer combien ils étaient au-dessus de l’humanité, on a fait les statues des dieux aussi grandes que possible ; on a donné aux effigies des rois divinisés une énorme taille. […] En présence de ces statues de dieux et de déesses, oubliez les phrases toutes faites à travers lesquelles on les regarde d’ordinaire, oubliez le nom même dont on les désigne, laissez-vous simplement aller à l’impression qui va vous pénétrer : ce sera bien un sentiment de nature religieuse, produit par la seule contemplation de l’extrême beauté. […] Nous avons déjà montré comment les Égyptiens avaient conçu leurs dieux : quand ils appliquaient sur un corps d’homme une tête d’épervier ou de lion, leur intention n’était nullement de figurer un monstre, mais d’exprimer, par une puissante métaphore plastique, le caractère de leur divinité : c’était comme un masque symbolique qu’ils lui posaient sur la face. […] Mais le dieu Thoth à tête d’ibis ne se tient pas ; les deux formes ne peuvent se greffer l’une sur l’autre ; cette petite tête, avec son cou ridé et grêle, ne se soudera pas au corps humain : il lui faudrait, pour la continuer, un corps d’échassier.
en exilant les dieux, n’avait-on pas exilé la beauté dans sa manifestation la plus radieuse ? Ces questions, j’ignore si Théodore de Banville se les posa précisément ou s’il agit d’instinct ; toujours est-il qu’on le vit un jour ramener l’Olympe dans la littérature, non pas ce triste Olympe mal compris et si pauvrement rendu par les mythologistes du siècle dernier : cette fois, le cortège immortel s’avançait, drapé dans une poésie éclatante et salué par la musique des rimes riches, comme il sied aux dieux orientaux. […] L’un, épris de la forme, fou de plastique, plonge sans cesse au fond du monde païen et remonte au jour les Dieux et les Vénus enfouis, qu’il replantera dans ses odes comme dans un Versailles poétique. […] Nymphes et Faunes, Hamadryades et Sylvains, Sous-Dieux et quarts de Dieux, pas une Flore, pas une Pomone, réduite au rôle d’épouvantail à moineaux dans les vergers bourgeois, pas un Vertumne rouillé par la pluie, écaillé par la grêle, devant qui les Impassibles n’aient fait amende honorable — pour cette grande profanation — en vers pompeux, compassés, vides et d’un emportement didactique. […] À Zeus et Dionysos ont déjà succédé (sans compter les Dieux) quelques centaines de héros qui se nomment Rama, Çunacépa, Daçaratha, Lakçmana, Civa, Cwarga, Uheldéda… Et le laurier-rose a fait place au lotos, entendez-vous ?
» Il prête ici son nom au chasseur éternel, ancien dieu germanique ou celtique, remplacé ailleurs par d’autres personnages plus ou moins modernes comme Hérode, le roi Hugon, Théodoric, Arthur, etc. […] Tu n’as retiré aucun fruit des préceptes que je t’ai donnés : tu te chagrines de m’avoir perdu quand tu ne peux me recouvrer ; tu as essayé de me prendre quand il t’est impossible de m’atteindre ; et tu crois qu’il y a dans mes entrailles une perle plus grosse qu’un œuf d’autruche, quand mon corps tout entier n’atteint pas cette grosseur146 . » Le rédacteur du roman grec a donné à cette fable une morale qui n’était certainement pas dans sa source indienne et qui ne lui convient guère : « Non moins sots sont les hommes qui ont confiance dans les idoles, qui adorent des dieux façonnés par eux et se figurent être gardés par ceux dont ils sont les gardiens. » Ce roman de Barlaam et Joasaph a eu une fortune singulière147. […] La singulière et charmante doctrine dans laquelle l’oiseau unit si intimement le dieu d’Amour et l’amour de Dieu, convient aussi, à ce qu’il me semble, bien qu’elle ait une forme de sermon, à un prédicateur laïque plus qu’ecclésiastique. […] Ainsi dans le charmant poème appelé Fablel du dieu d’amour, le rossignol convoque tous les oiseaux pour leur demander s’ils ne trouvent pas que l’empire d’Amour est en décadence ; dans Florence et Blancheflor, les oiseaux sont les barons qui forment la cour d’Amour, et un combat judiciaire entre le rossignol et le papegaut donne gain de cause à la demoiselle qui préfère comme amant le clerc au chevalier ; partout dans la poésie consacrée au « fin amour » nous retrouvons cette conception, qui reçoit son expression dernière dans le Parlement des Oiseaux de Chaucer.