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590. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Appendices » pp. 235-309

Ces trois visions que j’appelle essentielles ont bien aussi, de tout temps, été considérées comme telles. […] Pourtant, chez Belli déjà, il y a des réserves à faire sur l’œuvre considérée dans son ensemble… Cesare Pascarella, ce très grand poète si peu connu hors d’Italie, a raconté en cinquante sonnets la découverte de l’Amérique, et achève en ce moment une autre épopée, beaucoup plus considérable, également en sonnets ; je connais de ce poème des fragments admirables ; je crains pourtant qu’en faisant ainsi du sonnet une strophe, ou une laisse, Pascarella n’ait dépassé certaines limites qu’il est impossible de déterminer théoriquement mais qu’on sent bien dans la pratique. […] Trente ans après, c’est un Suisse qui la découvre. » Nous en arrivons donc à conclure, que, d’une façon générale, il faut bien se garder de considérer tous les emprunts non avoués comme des plagiats. […] Mais quand Victor Hugo, ne songeant qu’à Shakespeare, proclame la nécessité de mêler le rire aux larmes, il se trompe aussi bien que Castelvetro ; et il aboutit souvent lui-même, dans ses œuvres dramatiques, à un comique qui révèle par trop le procédé. — Jules Lemaître a découvert d’ailleurs, jusque dans Athalie, une ironie qui frise le comique ; je ne sais s’il a raison ; en tout cas le ton général de la tragédie (considérée comme forme spéciale du drame) ne supporterait pas les plaisanteries chères à Hugo ; ce serait une faute qui n’a rien à voir avec le théâtre même ; ce serait une faute de goût. […] Il en est une qui fut toujours considéré comme essentielle : celle des trois unités.

591. (1925) Proses datées

Je la considère parfois, couchée sur le satin blanc de l’écrin qui la renferme, et je la considère avec respect, parce qu’elle est cerclée d’une petite bague d’or sur laquelle sont gravés ces mots : « Plume avec laquelle a écrit Victor Hugo. » Il faudrait être bien hardi, n’est-ce pas, pour la prendre entre ses doigts et pour la tremper de nouveau dans l’encrier, dût-elle tracer les mots magiques qui donnent la gloire ? […] Considéré ainsi, du point de vue qu’a choisi M. des Cognets pour le représenter à nos yeux, Lamartine prend nettement figure de mystique. […] L’un et l’autre furent surtout sensibles au caractère exceptionnel de cette œuvre et considérèrent le poète qui l’avait connue comme un merveilleux écrivain de décadence. […] Nul écrivain moins que lui n’eût du être considéré comme un écrivain de décadence. […] Dames et courtisanes y rivalisaient, ces dernières, d’ailleurs, considérées.

592. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

Se contraindre et se pourvoir, prendre l’empire de soi et l’empire de la nature, considérer la vie en moraliste et en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme un bon habit qu’il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment tous les ressorts de l’action anglaise. […] Considérez les passants dans la rue ; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce tempérament : les cheveux blonds, et, chez les enfants, la filasse presque blanche ; les yeux pâles, souvent bleus comme une faïence, les favoris rouges, la haute taille, les mouvements d’automate, et avec cela d’autres traits plus frappants encore, ceux que la forte nourriture et la vie militante ont ajoutés à ce tempérament. […] Plantez-vous une heure durant, vers le matin, au débarcadère d’un chemin de fer, et considérez les hommes au-dessus de trente ans qui viennent à Londres pour leurs affaires : les traits sont tirés, les visages pâles, les yeux fixes, préoccupés, la bouche ouverte et comme contractée ; l’homme est fatigué, usé et roidi par l’excès du travail ; il court sans regarder autour de lui. […] Entrez dans un meeting, considérez ces gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la même dissertation, ornée de chiffres, sur l’éducation, sur le coton, sur les salaires.

593. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

Renan considère le roman comme un genre inférieur et peu digne, pour parler sa langue, des « personnes sérieuses », lorsque la science, la critique et l’histoire sont là qui offrent un meilleur emploi de nos facultés. […] Cette prédilection paraîtra même une originalité suffisante, si l’on considère que l’Art vit plus volontiers de choses éternelles ou de choses déjà passées, qu’il a souvent ignoré ce qui, à travers les âges, a successivement été « le moderne », ou que, s’il l’a connu quelquefois, il ne l’a jamais aimé avec cette passion jalouse. […] Ils considèrent les choses, avons-nous dit, autant en ouvriers des arts plastiques qu’en écrivains et en psychologues. […] Ce goût malsain s’explique si l’on considère que ce qui nous attache à un grand artiste, c’est ce qu’il a de particulier, ce sont ses qualités propres et vraiment originales, c’est-à-dire précisément celles qui, développées à outrance et sans contrepoids, deviendront des défauts aux yeux des critiques non prévenus et des esprits amis de la mesure ; mais les initiés ne s’en apercevront point, ou bien, comme ces défauts ne font qu’accentuer la marque personnelle par où ils ont été séduits, s’ils les sentent, ils les aimeront comme des qualités de plus en plus singulières.

594. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Loin donc que le siècle, quand on le considère dans ses artistes, paraisse dévoré de tristesse et de spleen, on le dirait au contraire soutenu doucement par la religion du Christ, tandis que ses yeux se promènent avec délices sur les tableaux du passé ou sur les scènes de la nature que ses romanciers sont continuellement occupés à lui peindre, et qu’à ses oreilles résonne la délicieuse et enivrante musique de Rossini. […] Il est tout simple que l’Amérique du Nord, naïve et virginale quand on la considère sous un de ses aspects, vieille, refrognée, pédante et aristocrate quand on regarde sa civilisation exotique, produise la poésie de son ciel et de ses forêts, en contraste avec la mesquinerie de ses colons. […] C’est surtout pour Lamartine qu’il existe un préjugé qui le fait considérer comme un poète chrétien, je dirais presque comme un poète sacré, et qui cache ainsi à la foule séduite le véritable caractère de son œuvre. […] L’autre est comme un nuage fantastique voltigeant sur cet abîme : quand on le considère d’un pic élevé de montagne qui le domine, on aperçoit, à travers sa légèreté transparente, l’abîme obscur par-dessous ; et ce nuage même, avec ses formes chimériques et ses teintes lumineuses qui décomposent tous les rayons du ciel, c’est encore l’abîme qui, chauffé par le soleil, lui a donné naissance, et s’en couvre comme d’un voile diaphane, jusqu’à ce que le voile retombe en pluie froide dans le sein qui l’a produit.

595. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

Nous ne pouvons donc considérer l’étonnement, avec Descartes, Bain et Wundt, comme l’émotion vraiment primitive. […] L’expression n’est, plus considérée aujourd’hui comme un signe plus ou moins lointain qui pourrait se détacher du fait exprimé : c’est une partie intégrante de ce fait ou de son histoire, c’est un prolongement fatal des changements mêmes qui le constituent, comme le roulement du tonnerre est le prolongement du choc entre les nuages orageux. […] IV Explication psychologique de l’expression des émotions Si les physiologistes avaient considéré les émotions dans leurs éléments psychologiques, ils se seraient mieux rendu compte de leurs manifestations ; ils n’auraient pas abouti parfois à une confusion inextricable. […] Maintenant, considérons quels états de sensibilité devaient correspondre, chez les animaux rudimentaires, aux divers modes d’activité générale, accompagnés de mouvements généraux d’expansion et de contraction.

596. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »

Nous ne considérerons d’ailleurs le sujet qu’au point de vue psychologique. […] Admettre un indéterminisme quelconque, c’est admettre que certains actes, considérés sous tel rapport, ne sont pas déterminés par leurs antécédents et n’y ont pas leur complète raison ; sous ce rapport, ils constituent des « commencements absolus », des nouveautés absolues, que rien de ce qui les a précédés n’entraînait à sa suite. […] En somme, est incomplète toute analyse qui considère seulement l’idée de la puissance sans celle de l’objet désirable auquel elle s’applique, ou l’idée de l’objet désirable sans celle de la puissance. […] Les partisans du libre arbitre vont, nous l’avons vu, jusqu’à considérer la spontanéité comme absolue et, en conséquence, comme constituant un « premier commencement », une initiative complète de changement ou de mouvement.

597. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463

Le sujet proposé, et où l’or se présentait comme réalité ou comme emblème, a été considéré sous ses divers aspects ; la Californie et ses mines à fleur de terre n’ont été pour la plupart que le prétexte. […] Et le poète, prenant la parole, décrit avec feu, avec rapidité, les différentes manières de le chercher ; mais, trop jeune sans doute et trop pur pour être censeur impitoyable, il s’arrête, il considère le bien à côté du mal, tant de charité, de dévouement, de patriotisme, de vertus militaires et de sacrifices, de poésie encore, tout ce trésor moral subsistant dans de belles âmes.

598. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Thiers a commencé d’élever il y a quinze ans, qu’il n’a cessé d’édifier depuis avec ardeur et constance, à travers les vicissitudes de sa vie publique, comme dans sa retraite si noblement remplie, peut être considéré comme terminé. […] Thiers : c’est pour le soin qu’il prend, au milieu de toutes les réserves politiques qu’il a dû faire, de marquer, de relever le sentiment patriotique et national de Napoléon, voulant tout, même la ruine et la perte du trône, plutôt que la mutilation de la France et l’abdication de ce qu’il considère comme son propre honneur. « Vous parlez toujours des Bourbons, disait-il à Caulaincourt, j’aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes propositions que vous m’envoyez », c’est-à-dire de garder une France réduite au-dessous d’elle-même. — « Si je me trompe, eh bien nous mourrons !

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