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847. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Ruy Blas » (1839) »

Tous veulent un plaisir ; mais ceux-ci, le plaisir des yeux ; celles-là, le plaisir du cœur ; les derniers, le plaisir de l’esprit. […] Les généralités admettent toujours les exceptions ; nous savons fort bien que la foule est une grande chose dans laquelle on trouve tout, l’instinct du beau comme le goût du médiocre, l’amour de l’idéal comme l’appétit du commun ; nous savons également que tout penseur complet doit être femme par les côtés délicats du cœur ; et nous n’ignorons pas que, grâce à cette loi mystérieuse qui lie les sexes l’un à l’autre aussi bien par l’esprit que par le corps, bien souvent dans une femme il y a un penseur. […] En effet, au-delà de cette barrière de feu qu’on appelle la rampe du théâtre, et qui sépare le monde réel du monde idéal, créer et faire vivre, dans les conditions combinées de l’art et de la nature, des caractères, c’est-à-dire, et nous le répétons, des hommes ; dans ces hommes, dans ces caractères, jeter des passions qui développent ceux-ci et modifient ceux-là ; et enfin, du choc de ces caractères et de ces passions avec les grandes lois providentielles, faire sortir la vie humaine, c’est-à-dire des événements grands, petits, douloureux, comiques, terribles, qui contiennent pour le cœur ce plaisir qu’on appelle l’intérêt, et pour l’esprit cette leçon qu’on appelle la morale : tel est le but du drame. […] Le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent ; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort ; placé très bas, et aspirant très haut ; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie ; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité et la fécondité.

848. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » pp. 123-135

L’illusion, c’est de s’imaginer qu’il doit y avoir dans ces femmes, abîmes de néant, un de ces grands mystères de charme comme on en rencontre parfois dans l’histoire du cœur humain. Ainsi Diane de Poitiers, qui fut aimée de deux générations, et avec une passion plus folle à la seconde qu’à la première ; ainsi madame de Maintenon, qui, sans jeunesse, inspira à Louis XIV blasé un amour durable, et fut plus forte dans ce cœur qui avait tout éprouvé que le spleen de la toute-puissance, sont des exemples éclatants de ce pouvoir étrange que les moralistes cherchent à expliquer, mais qui leur résiste et les étonne. […] Des courtisanes comme Laïs la Corinthienne, une âme grecque plus légère que la huile de savon appendue au chalumeau d’un enfant, ou comme Ninon, la grande égoïste française dont le cœur fut une plaisanterie éternelle, n’ont point de ces replis où dort l’ensorcellement des âmes, et de ces ineffables manèges qui prennent les cœurs et ne les rendent plus.

849. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « VI. Jules Simon »

Il a écrit un livre du Devoir sans sanction et un autre livre de la Religion naturelle, qui n’est qu’un catéchisme à l’usage de ceux qui n’ont pas la tête faite pour la philosophie et de ceux qui n’ont pas le cœur fait pour la religion ! […] Saisset, un miaulement tigresque, — si je pouvais seulement ranimer une espérance… pacifier un cœur souffrant, je croirais que ces humbles pages n’ont pas été entièrement perdues. » Et dans la préface du Devoir : « J’ai combattu ces impiétés (l’impiété d’avoir condamné cet hérétique d’Abeilard et Descartes !!) […] Dieu trouvé au fond du cœur, quand on l’y trouve ; Dieu inné, étoile inconnue du monde invisible, aimable et brillante, — pas trop brillante cependant, si elle est aimable, — Dieu qui promet par la souffrance et le spectacle de l’injustice une immortalité… probable, et n’ayant pour tout culte qu’une prière qui ne demande rien, par respect pour les lois générales du monde, mais qui remercie, on ne sait trop pourquoi, telle est cette religion naturelle, mêlée d’un stoïcisme incertain qui voudrait bien qu’on lui payât les appointements de sa vertu, mais qui n’est pas sûr de les toucher. […] Platon mettait les poëtes à la porte de sa république avec des couronnes ; le Platon de la maison Hachette veut mettre toutes les religions à la porte de tous les cœurs en se prosternant devant tous les sanctuaires.

850. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice Bouchor »

Ce n’est encore qu’une étincelle, mais elle peut devenir un incendie, et, un jour, mettre tout à feu dans les imaginations et dans les cœurs ! […] L’eau du baptême, pour lui comme pour presque tous les impies de ce temps, qui ne s’en doutent pas, a ruisselé de sa tête jusque dans le fond de son cœur… et elle est restée dans cette citerne profonde.   […] Mais ces défauts, que j’explique, et que le devoir de la Critique était de signaler, n’empêcheront pas l’œuvre actuelle de Bouchor d’être ce qu’elle est, c’est à dire quelque chose d’un accent formidable, qui retentira dans le cœur de tous les nobles êtres qui ont encore le cœur poétique.

851. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Henri Heine »

Lord Byron ne se prit à rire de ce rire dans lequel tremblent les larmes qu’on renfonce et qui vous retombent des yeux dans le cœur, que dans Beppo, l’un de ses derniers ouvrages, et dans le Don Juan, son chef-d’œuvre inachevé, plus grand que toutes les choses qui aient jamais été finies ! […] — exilé comme l’homme de Florence, mais qui a des manières de parler de sa patrie encore plus tristes que celles du Dante, sous cette gaieté, mensonge et vérité, qui lui étreint avec une main si légère et des ongles si aigus le cœur ! […] pas, en Angleterre, le mol Tennyson, le lauréat de la reine, le poète des élégances et des convenances anglaises, tout camélia blanc et rose thé, très digne d’écrire, comme un chinois, ses vers sur de la soie ou de la porcelaine, qui pourrait remplacer dans les imaginations le fantaisiste passionné d’Atta Troll, de La Mer du Nord, des Romanceros, du Livre de Lazare, le plus tendre, le plus rêveur, le plus blessé, le plus rieur des hommes, malgré ses blessures, et qui, comme les Douglas d’Écosse, mériterait de porter ce beau surnom : Au Cœur sanglant ! […] Faire œuvre de beauté, c’est la moralité des poètes ; car la beauté élève le cœur et nous dispose aux héroïsmes.

852. (1900) Quarante ans de théâtre. [II]. Molière et la comédie classique pp. 3-392

on ne saurait être un observateur du cœur humain en chambre. […] Et jamais cœur fût-il de la sorte traité ! […] Elle n’est pas assurément sans s’être aperçue que Tartuffe avait douceur de cœur pour elle. […] Je commence donc par remercier, et de tout mon cœur, M.  […] lui dit-il, pleins de cœur !

853. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gère, Charles de »

C’est le Fauca mese d’un cœur simple et droit, qui ignore les artifices et les surprises savantes de l’art raffiné, mais qui pleure franchement et simplement et qui fait pleurer avec lui. Sous cette forme et sans éclat, un sentiment d’une intensité singulière se fait comprendre et se fait aimer… Il y a beaucoup de vers, précis et forts venus du cœur, ingénus et francs, qui prennent l’âme et font jaillir la pitié, dans le livre touchant de M. de Gère.

854. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Il est dans mon cœur de le faire, mais ma situation ne me permet pas de le demander. […] Les plus anciens à la Cour m’ont servi avec amitié ; de sorte que mon cœur est fort à son aise, et que je n’ai jamais pu espérer une position plus agréable, plus libre et plus honorable. […] J’ai peut-être dans le fond de mon cœur l’insolence de… ; mais je n’ose pas… » Bernis ne répond jamais sur ces insinuations et fait la sourde oreille à ces louanges outrées, et en effet insolentes, du malin. […] On n’arrache pas facilement, des cœurs et des esprits d’un grand royaume, les racines profondes de la religion. […] Tout le cercle de sa vie est accompli, et il a montré en finissant que ses qualités aimables, prudentes et fines, jointes à la délicatesse du cœur, pouvaient devenir des vertus.

855. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Étienne de La Boétie. L’ami de Montaigne. » pp. 140-161

J’ai voulu citer cette expression fidèle d’un regret d’amateur, parce qu’elle se rattache à un sentiment plus général, à celui que porte tout antiquaire et tout ami des souvenirs dans l’objet favori de son culte, dans ce coin réservé du passé où l’on a mis son étude, son investigation sympathique et pieuse, une part de son imagination et de son cœur, et où l’on ne voudrait appeler que ceux qui sont dignes d’en tout apprécier et comprendre. […] Certes, l’extrémité est cruelle et le cœur m’en saigne ; mais j’en ai pris mon parti de dire un long, un éternel adieu à cette terre natale… Mieux eût valu de fuir, sans doute, avant la ruine de la patrie qu’après, et de s’être épargné ce spectacle funeste : pourtant, ne nous repentons point d’avoir rempli jusqu’au bout notre devoir de bon Français, et que notre piété se console même par ce qu’elle a fait d’inutile. […] , non, jamais je ne pourrai arracher de mon cœur le désastre de la patrie ; partout elle me suivra, je reverrai son image abattue et désolée. […] Combien d’esprit, de bonté de cœur, d’attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main ! […] Il arrive d’ordinaire, dans les réflexions de moraliste sur les sentiments, qu’on ne fait ainsi que généraliser ses impressions secrètes et l’histoire de son propre cœur.

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