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236. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre III. De la signification de la vie. L’ordre de la nature et la forme de l’intelligence. »

Fichte prend la pensée à l’état de concentration et la dilate en réalité. […] Or, sur les moments réels de la durée réelle l’intelligence trouve sans doute prise après coup, en reconstituant le nouvel état avec une série de vues prises du dehors sur lui et qui ressemblent autant que possible au déjà connu : en ce sens, l’état contient de l’intellectualité « en puissance », pour ainsi dire. […] Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. […] Entre cette vitalité, vague et floue, et la vitalité définie que nous connaissons, il n’y aurait guère plus de différence qu’il n’y en a, dans notre vie psychologique, entre l’état de rêve et l’état de veille. […] Précisément parce qu’un état cérébral exprime simplement ce qu’il y a d’action naissante, dans l’état psychologique correspondant, l’état psychologique en dit plus long que l’état cérébral.

237. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »

Le célèbre professeur de Berlin regarde la religion ou le sentiment comme le premier moment du développement de l’humanité, la philosophie ou la raison ou la réflexion comme le dernier moment, l’art qui représente la forme étant le terme intermédiaire de cette évolution ; aussi, à ses yeux, la nouvelle époque de l’histoire où nous allons entrer ne sera pas autre chose que la religion chrétienne passée à l’état de philosophie, ou, comme il dit, ayant acquis la conscience de soi. […] Voici le texte de ce qui a été dit à ce sujet, par l’école de Saint-Simon, dans le volume d’exposition qu’elle a publié cette année : « La loi du développement de l’humanité, révélée au génie de Saint-Simon et vérifiée par lui sur une longue série historique, nous montre deux états distincts et alternatifs : l’un, que nous appelons état organique, où tous les faits de l’activité humaine sont classés, prévus, ordonnés par une théorie générale, où le but de l’action sociale est nettement défini ; l’autre, que nous nommons état critique, où toute communion de pensée, toute action d’ensemble, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus qu’une agglomération d’individus isolés et luttant les uns contre les autres. » (Vol.

238. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre X. L’antinomie juridique » pp. 209-222

Auguste Comte a bien exprimé l’antinomie entre ces deux façons d’entendre le droit quand il a prononcé sa fameuse condamnation du droit individuel : « L’idée du droit, dit-il, est fausse autant qu’immorale, parce qu’elle suppose l’individualité absolue. » Auguste Comte veut dire que l’idée du droit individuel est une idée antisociale parce qu’elle est un principe au nom duquel l’individu se tient en état de révolte virtuelle constante contre tout ordre social, en état de mécontentement virtuel à l’endroit de toute législation existante. — Et sans doute ces deux idées du droit : l’idée du droit social et celle du droit individuel ont des points de contact et réagissent l’une sur l’autre. […] Sa fonction est de juger et il doit juger en tout état de cause. Ce dogmatisme juridique s’exprime naïvement dans l’article IV du Code civil qui enjoint au juge de juger coûte que coûte : « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » Ainsi, en tout état de cause, la décision juridique doit être tenue pour bonne et elle doit l’être parce que, quelle qu’elle soit, elle vaut mieux pour l’ordre social que l’absence de jugement qui laisserait se perpétuer un débat et une cause de trouble.

239. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Ruy Blas » (1839) »

En se dissolvant elle se divise, et voici de quelle façon : Le royaume chancelle, la dynastie s’éteint, la loi tombe en ruine ; l’unité politique s’émiette aux tiraillements de l’intrigue ; le haut de la société s’abâtardit et de génère ; un mortel affaiblissement se fait sentir à tous au-dehors comme au-dedans ; les grandes choses de l’état sont tombées, les petites seules sont debout, triste spectacle public ; plus de police, plus d’armée, plus de finances ; chacun devine que la fin arrive. […] Comme la maladie de l’état est dans la tête, la noblesse, qui y touche, en est la première atteinte. […] Les ordres de l’état, les dignités, les places, l’argent, on prend tout, on veut tout, on pille tout. […] L’état désespéré du royaume pousse l’autre moitié de la noblesse, la meilleure et la mieux née, dans une autre voie.

240. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Ce qui me paraît surtout à remarquer en lui comme en plusieurs personnages du haut clergé français au xviiie  siècle, c’est ce mélange de monde, de philosophie, de grâce, qui peu à peu sut s’allier avec bon sens et bon goût à la considération et à l’estime ; ces prélats de qualité, engagés un peu légèrement dans leur état, en prennent cependant l’esprit avec l’âge ; ils deviennent, à un moment, des hommes d’Église dans la meilleure acception du mot, sans cesser pour cela d’être des hommes du monde et des gens aimables ; puis, quand viendra la persécution, quand sonnera l’heure de l’épreuve et du danger, ils trouveront eu eux du courage et de la constance ; ils auront l’honneur de leur état ; vrais gentilshommes de l’Église, ils en voudront partager les disgrâces et les infortunes comme ils en avaient recueilli par avance les bénéfices et possédé les privilèges. […] M. de Choiseul épiait (et sincèrement, on peut le croire,) les occasions de l’obliger en cour et de le servir : il eut de bonne heure l’idée de lui faire avoir la résidence de Rome ; mais il fallait préparer les voies : De mon côté, lui écrivait Bernis (14 mai 1759), je ne songe qu’à m’attacher à mon état et à mettre dans les partis que je prendrai à cet égard le temps, les réflexions et la droiture qui conviennent à mes principes et à mon caractère… Je serai toujours prêt à servir le roi quand vous croirez que je puis lui être utile. […] Je suis content, mon cher confrère, parce que j’ai beaucoup réfléchi et comparé, et que lorsqu’à la première dignité de son état on joint le nécessaire, une santé passable, et une âme douce et courageuse, on n’a plus que des grâces à rendre à la Providence. Que Bernis eût réellement cette tranquillité et ce contentement dont il parle, et que ce soit chez lui l’état fondamental en ces années d’inaction et d’exil, je n’oserais en répondre : il suffit qu’il y tende, qu’il y revienne le plus possible par la réflexion, et que son humeur ne jure pas avec son désir. […] Une main invisible m’a conduit des montagnes du Vivarais au faîte des honneurs ; laissons-la faire, elle saura me conduire à un état honorable et tranquille ; et puis, pour mes menus plaisirs, je dois, selon l’ordre de la nature, être l’électeur de trois ou quatre papes, et revoir souvent cette partie du monde qui a été le berceau de tous les arts.

241. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — III. (Fin.) » pp. 371-393

J’ai toujours présents mes états de situation. Je n’ai pas de mémoire pour retenir un vers alexandrin, mais je n’oublie pas une syllabe de mes états de situation. […] J’aime la tragédie63, mais toutes les tragédies du monde seraient là d’un côté, et des états de situation de l’autre, je ne regarderais pas une tragédie, et je ne laisserais pas une ligne de mes états de situation sans l’avoir lue avec attention. […] La nuit dernière, je me suis levé à deux heures, je me suis mis dans ma chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m’avait remis, hier soir, le ministre de la Guerre. […] Comme François Ier avait, à bien des égards, bouleversé l’état de choses établi politiquement par Louis XII, il croyait de même que les femmes aimées par François Ier n’avaient pas moins dérangé l’honorable état de société établi par Anne de Bretagne.

242. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

L’état de fièvre, pour la conscience, se manifeste par le sentiment d’un malaise vague et d’un manque d’équilibre intérieur, et il y a une sorte de gens dont l’état normal est semblable à la fièvre, les névropathes et les délinquants. […] Nous trouvons une description très remarquable de cet état chez un jeune homme oublié aujourd’hui : Ymbert Galloix de Genève, mort phtisique à vingt-deux ans (1828). […] Cet état dure jusqu’à ce que la bonne et saine vie, prenant le dessus, réagisse contre les influences stérilisantes ; de vrais poètes se produisent, entraînant avec eux toute leur génération. […] Le mot malsain, selon lui, est inexact si l’on entend par là opposer un état naturel et régulier de l’âme, qui serait la santé, à un état corrompu et artificiel, qui serait la maladie. « Il n’y a pas à proprement parler de maladies du corps, disent les médecins ; … pareillement, il n’y a ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques, … des combinaisons changeantes, mais fatales et pourtant normales. » — Cette théorie nous semble un mélange de vrai et de faux : il est vrai que tout rentre dans des lois, même les monstruosités, et aussi la maladie, et aussi la mort ; mais il est faux qu’il n’y ait point de monstres, de maladies ni de mort pour le médecin, et même pour le physiologiste, et enfin pour le sociologiste. […] Le livre du poète ou du romancier formule pour l’intelligence et fait vivre pour la sensibilité des émotions, des passions, des vices qui, sans lui, seraient restés à l’état vague et inerte.

243. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre V. De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore » pp. 135-163

Mais les conquêtes donnaient un pouvoir immense aux chefs de l’état ; et les principaux Romains, élite de la ville reine de l’univers, se considéraient comme possesseurs du patriciat du monde. […] Lorsque les premiers de l’état s’occupèrent de littérature, leurs livres eurent sur ceux des Grecs l’avantage que donne toujours la connaissance pratique des hommes et de l’administration ; mais ils furent composés nécessairement avec plus de circonspection. […] Excepté Xénophon, qui avait été lui-même acteur dans l’histoire militaire qu’il raconte, mais qui néanmoins n’a jamais eu de pouvoir dans l’intérieur de la république, aucun des hommes d’état d’Athènes ne fut en même temps célèbre par ses talents littéraires ; aucun, comme Cicéron et César, ne crut ajouter par ses écrits à son existence politique. […] À Rome, la philosophie avait été adoptée comme un appui de la vertu ; les hommes d’état l’étudiaient comme un moyen de mieux gouverner leur patrie. […] On peut observer dans ses harangues, non seulement le caractère qui convenait à la nation romaine en général, mais toutes les modifications qui doivent plaire aux différents esprits, aux différentes habitudes des hommes en autorité dans l’état.

244. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre II. Du goût, de l’urbanité des mœurs, et de leur influence littéraire et politique » pp. 414-442

Un homme d’esprit disait : Le bonheur est un état sérieux. […] Cette grâce, tout à la fois imposante et légère, ne doit pas convenir aux mœurs républicaines ; elle caractérise trop distinctement les habitudes d’une grande fortune et d’un état élevé. […] Une probité sévère inspire une confiance si noble, un calme si pur, qu’il est bien rare qu’elle ne fasse pas deviner, dans quelque état que l’on soit, tout ce qu’une bonne éducation aurait appris. […] Si les chefs de l’état blessent ou méprisent les convenances, ils n’inspireront plus eux-mêmes la considération dont ils ont dispersé tous les éléments. […] Sans doute les premiers citoyens d’un état libre doivent avoir, dans le maintien, plus de gravité que les flatteurs d’un monarque ; mais l’exagération de la froideur serait un moyen d’arrêter l’essor de tous les mouvements généreux.

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