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705. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

La femme doit être chaste, par conséquent elle doit vivre à l’ombre ; la femme doit inspirer l’amour à un seul, le respect, la tendresse, la pitié à tous ; elle doit s’abstenir dans son intérêt même de tout ce qui sent le combat ; l’altercation, la polémique, la haine, la colère, l’émulation envieuse, l’ambition implacable qui irritent la voix, endurcissent le cœur, défigurent les traits. […] Le public était sa perspective, la renommée son horizon ; vivre pour elle, c’était briller. […] Leur fille était née dans une atmosphère plus libre que celle de Genève, ville théologique où respire toujours le souffle contentieux de Calvin ; elle vivait depuis son enfance sur les genoux des philosophes, elle inclinait par sentiment comme par éducation vers la religion philosophique de son père. […] L’opinion publique, cette atmosphère, cette aura dont vivent et meurent les gouvernements, y naquit pour devenir peu à peu la véritable souveraineté nationale ; les fauteuils furent des tribunes, les causeurs des orateurs, les causeries des harangues. […] Les femmes s’enfuirent, les salons se turent ; madame de Staël épouvantée se retira chez son père, à Coppet, pour laisser passer la hache qui fauchait tout, pour protester et surtout pour vivre.

706. (1890) L’avenir de la science « XXIII »

Si la civilisation devait fatalement aboutir à cet avortement, si le peuple à son tour devait s’user de la sorte et, au bout de quelques siècles, s’affadir au sein de la vanité et du plaisir, Caton aurait raison, il faudrait envisager comme des instruments de mollesse et briser sagement tout ce qui est à nos yeux instrument de culture et de perfectionnement, mais qui, dans cette hypothèse, ne servirait qu’à faire des générations avides de servitude pour vivre à l’aise. […] Hermann n’a vécu qu’avec lui-même, sa famille et quelques amis. […] Le grand sens scientifique et religieux ne renaîtra que quand on reviendra à une conception de la vie aussi vraie et aussi peu mêlée de factice que celle qu’on doit se faire, ce me semble, seul au milieu des forêts de l’Amérique, ou que celle du brahmane, quand, trouvant qu’il a assez vécu, il se dispose au grand départ, jette son pagne, remonte le Gange et va mourir sur les sommets de l’Himalaya. […] Ces moments sont rares et fugitifs ; habituellement nous vivons en face d’une tierce personne, qui empêche l’effrayant contact du moi contre lui-même. […] Dites aux simples de vivre d’aspiration à la vérité et à la beauté, ces mots n’auront pour eux aucun sens.

707. (1913) La Fontaine « I. sa vie. »

Nous avons en tout une phrase de l’abbé d’Olivet sur les études de La Fontaine. « Il étudia, dit l’abbé d’Olivet  qui est un témoin assez sûr, car il ne vécut pas bien longtemps après La Fontaine, il a pu le connaître ou, tout au moins, il a pu connaître ses amis  il étudia, nous dit donc l’abbé d’Olivet, sous des maîtres de campagne, qui ne lui apprirent rien que le latin. » Ces maîtres de campagne doivent être évidemment les professeurs du collège de Château-Thierry. […] Et La Fontaine, en cette année 1657 et les années suivantes, vécut à Paris chez Jannart. […] Cela lui donnait non pas le couvert, mais le vivre et une petite allocation, une petite pension de 200 livres par an, ce qui est bien misérable, mais enfin cela l’aidait à vivre, ce pauvre homme, qui n’avait véritablement d’autres ressources que celles de ses ouvrages, ressources très faibles. […] Mme la duchesse douairière d’Orléans étant morte en 1672, c’est au commencement de 1673, où peut-être à la fin de 1672, que La Fontaine entra chez Mme de La Sablière, et entra cette fois enfin comme commensal, comme hôte, comme y ayant le vivre et le couvert, et, en vérité, toutes les commodités qu’il pouvait souhaiter. […] mon ami, la mort n’est rien, mais tu sais comme j’ai vécu et c’est ce qui viendra après la mort qui m’épouvante désormais. » Le 13 avril, il fut délivré de ses craintes et de la vie.

708. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Balzac » pp. 17-61

mais d’un Esprit des Lois relevé de plus de généralités et d’épigrammes qu’on n’en trouve dans Montesquieu… Le grand moraliste du xviie  siècle a dans ses Caractères un chapitre du costume qui, par un côté, touche au sujet traité par Balzac, et par un autre s’en éloigne, mais c’était là tout ou à peu près… Qui s’était jamais avisé de superposer des axiomes à tous ces faits, jusque-là sans raison, — on le croyait du moins, — qui constituent, dans une civilisation avancée, la vie élégante, de toutes les manières de vivre la plus difficile à fixer et à caractériser ? […] Ingrate pour le poète, insensible à l’œuvre, Florence vivait les oreilles bouchées par le son de l’or, l’esprit en proie aux calculs de l’usure, et toute l’Italie, qui n’était pas composée que de cardeurs de laine et de Shylocks, était aussi antidantesque. […] Plus tard, s’il avait vécu, il serait retourné pleinement à ce rire désabusé qui joue si bien dans les belles rides de la vieillesse. […] Balzac, avant d’écrire cette épopée tout en épisodes où, malgré l’absence du rythme, la poésie coule à bords aussi pleins que dans le lit transparent des strophes de l’Arioste, Balzac avait vécu longtemps dans la fécondante intimité de Rabelais ; comme la belette de la fable, il s’était engraissé dans ce vaste grenier d’abondance… Or, par une singulière analogie, qui a été une loi de conduite pour l’intelligent éditeur, Gustave Doré a aussi passé avec Rabelais ses premières années d’invention et d’étude. […] De ses portraits, quelques-uns sont de véritables chefs-d’œuvre, et Balzac, s’il vivait, les reconnaîtrait comme il les voyait dans sa pensée.

709. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

La philosophie considère l’homme tel qu’il doit être ; ainsi elle ne peut être utile qu’à un bien petit nombre d’hommes qui veulent vivre dans la république de Platon, et non ramper dans la fange du peuple de Romulus 24. […] Convenons qu’il doit y avoir une Providence divine, une intelligence législatrice du monde : grâce à elle, les passions des hommes livrés tout entiers à l’intérêt privé, qui les ferait vivre en bêtes féroces dans les solitudes, ces passions mêmes ont formé la hiérarchie civile, qui maintient la société humaine. […] Si, depuis les temps les plus reculés dont nous parle l’histoire du monde, le genre humain a vécu, et vit tolérablement en société, cet axiome termine la grande dispute élevée sur la question de savoir si la nature humaine est sociable, en d’autres termes s’il y a un droit naturel ; dispute que soutiennent encore les meilleurs philosophes et les théologiens contre Épicure et Carnéade, et qui n’a point été fermée par Grotius lui-même. […] Les hommes sont naturellement portés à conserver dans quelque monument le souvenir des lois et institutions, sur lesquelles est fondée la société où ils vivent. […] Les nations devant vivre pendant une longue suite de siècles encore incapables de connaître la vérité et l’équité naturelle, la Providence permit qu’en attendant elles s’attachassent à la certitude et à l’équité civile qui suit religieusement l’expression de la loi ; de façon qu’elles observassent la loi, même lorsqu’elle devenait dure et rigoureuse dans l’application, pour assurer le maintien de la société humaine.

710. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Quant à La Fare, sa carrière, dès cette heure, n’eut plus rien qui le contints ; il ne fit plus que vivre au hasard et glisser sur la pente. […] Selon lui, si les hommes pris en détail dans leur conduite et leur caractère diffèrent entre eux, les siècles pris dans leur ensemble ne diffèrent pas moins les uns des autres ; la plupart des hommes qui y vivent, qui y sont plongés et qui en respirent l’air général, y contractent certaines habitudes, certaine trempe ou teinte à laquelle échappent seuls quelques philosophes, gens plus propres à la contemplation qu’à l’action et à critiquer le monde qu’à le corriger : Il serait à souhaiter cependant que dans chaque siècle il y eût des observateurs désintéressés des manières de faire de leur temps, de leurs changements et de leurs causes ; car on aurait par la une expérience de tous les siècles, dont les hommes d’un esprit supérieur pourraient profiter. […] Du reste, il eut des amis avec qui il vécut familièrement ; il introduisit les plaisirs et les jeux, et amollit par là les courages. […] Quand on a eu le plaisir de vivre avec vous, toutes les autres compagnies paraissent fort insipides ; je ne trouve presque partout où je vais que de languissantes conversations et de froides plaisanteries, bien éloignées de ce sel que répandait la Grèce, qui vous rend la terreur des sots.

711. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

Il vint à Paris, y vit la bonne compagnie, eut son logement à l’hôtel de Beauvau, gardant un pied en Lorraine tant que vécut le roi Stanislas. […] Durant cette dernière moitié de sa vie, il passait la belle saison dans la vallée de Montmorency, à Eaubonne, à Sannois, et ses hivers à Paris dans le monde des Beauvau, tant qu’ils vécurent, et de leur fille la princesse de Poix. […] Homme du monde accompli, il était réservé à l’extérieur : « Il avait pour tout ce qui lui était indifférent une politesse froide qu’on pouvait quelquefois confondre avec le dédain. » Cette circonspection tenait sans doute à plusieurs causes : il avait vécu dans une petite cour et dans un grand monde où sa fortune ne répondait point à sa condition ; il avait de la dignité et une délicatesse susceptible qu’il ne voulait pas exposer aux blessures. […] Car tous, attachés qu’ils sont aux affaires et enchaînés à la rame qu’il est donné à si peu de pouvoir quitter, tous, quand déjà le flot de la vie sensiblement se retire et baisse, aspirent à quelque abri aux champs, sous les ombrages, là où, mettant de côté les longues anxiétés, ou ne s’en ressouvenant plus que pour ajouter un embellissement et comme un sourire à ce qui était doux déjà, ils puissent posséder enfin les jouissances qu’ils entrevoient, passer les années du déclin au sein de la quiétude, réparer le restant de leurs jours perdus, et, après avoir vécu dans la bagatelle, mourir en hommes.

712. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Ce qu’il faut lui répondre quand il s’exprime avec une affirmation si absolue, c’est que, entre un fait si général et aussi commun à tous que le sol et le climatu, et un résultat aussi compliqué et aussi divers que la variété des espèces et des individus qui y vivent, il y a place pour quantité de causes et de forces plus particulières, plus immédiates, et tant qu’on ne les a pas saisies, on n’a rien expliqué. Il en est de même pour les hommes et pour les esprits qui vivent dans le même siècle, c’est-à-dire sous un même climat moral : on peut bien, lorsqu’on les étudie un à un, montrer tous les rapports qu’ils ont avec ce temps où ils sont nés et où ils ont vécu ; mais jamais, si l’on ne connaissait que l’époque seule, et même la connût-on à fond dans ses principaux caractères, on n’en pourrait conclure à l’avance qu’elle a dû donner naissance à telle ou telle nature d’individus, à telles ou telles formes de talents. […] On sent qu’elles luttent éternellement contre un sol stérile, contre un vent sec, contre une pluie de rayons de feu, ramassées sur elles-mêmes, endurcies aux intempéries, obstinées à vivre.

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