/ 3766
972. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre V. Des ouvrages d’imagination » pp. 480-512

Dégoûter de la vie, ce n’est point fortifier le courage. […] Un auteur moderne, développant ces deux caractères dans la suite de leur vie, nous a fait voir Alceste généreux et dévoué dans l’amitié, et Philinte avide en secret et tyranniquement égoïste. […] Je ne sais si la gloire même, seule pompe de la vie que l’esprit philosophique puisse honorer, je ne sais si le tableau de la gloire même remuerait aussi puissamment des spectateurs républicains, que la peinture des émotions qui répondent à tout notre être par leur analogie avec la nature humaine. […] Le théâtre est la vie noble ; mais il doit être la vie ; et si la circonstance la plus vulgaire sert de contraste à de grands effets, il faut employer assez de talent à la faire admettre, pour reculer les bornes de l’art sans choquer le goût. […] En effet, l’homme supérieur ou l’homme sensible se soumet avec effort aux lois de la vie, et l’imagination mélancolique rend heureux un moment, en faisant rêver l’infini.

973. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Il lui doit d’avoir pénétré pour la première fois dans la vie de l’esprit. […] Il parle en style figuré de ces sommes qu’il attendait pour payer ses créanciers ; il les désigne comme s’il s’agissait d’un livre sous le titre de la Vie du prince Eugène : Je suis à la fin de toutes mes lectures, et j’attends avec grande impatience la Vie du prince Eugène. […] Galonnier (le tailleur) et Mme Adam (la sellière) viennent lui rendre visite… Enfin onze ou douze personnes sont entêtées de la Vie du prince Eugène, ils la veulent avoir à quelque prix que ce soit ; jugez de ma situation. […] Sire, C’est en vain que l’on me berce encore d’espérances ; c’est en vain que l’amour de la vie et les puissants attraits qu’y ajoute encore la riante perspective qui m’était ouverte, cherchent à nourrir l’illusion de mon cœur par l’ardeur de ses désirs ; c’est en vain, en un mot, que je voudrais me le cacher à moi-même : chaque heure, chaque instant me le fait sentir plus profondément, et m’avertit que la fin de ma vie approche. […] Maintenant il ne me reste plus qu’à détacher mon cœur de la terre pour le tourner vers la source éternelle de toute vie et de toute félicité.

974. (1874) Premiers lundis. Tome I « Dumouriez et la Révolution française, par M. Ledieu. »

C’est un plaidoyer d’ami en faveur de Dumouriez ; c’est un raisonnement à propos de sa vie ; les faits n’interviennent que comme des pièces justificatives d’un syllogisme. […] En nous donnant, au lieu de Mémoires historiques un mémoire de barreau en bonne forme, l’auteur assoit en quelque sorte le vainqueur de l’Argonne sur la sellette ; et dès lors cette figure, si pleine de mouvement et de vie, prend un air d’apparat, comme devant les juges. […] Ledieu, dans la quatrième et dernière partie de son livre, suit Dumouriez hors de France, et nous esquisse sa vie depuis 93 jusqu’en 1823. […] Les habitudes de sa vie première s’effaçaient avec les années ; et celui qui n’aurait été qu’un second Belle-Isle sous l’ancien régime, devenait chaque jour plus ressemblant au vainqueur de Jemmapes. […] Mais il ne fallait pas oublier que les hommes d’une vaste intelligence, s’ils ne se rangent de bonne heure à des principes immuables, ne demeurent pas semblables à eux-mêmes aux diverses époques de leur vie, et qu’il en est de certaines âmes comme de ces rivières d’autant plus limpides qu’on les prend plus loin de leur source.

975. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Casuistique. » pp. 184-190

Quoi qu’ils aient fait, ils ont souffert, soit physiquement, soit moralement, à peu près autant qu’on peut souffrir ; et c’est de leur vie qu’ils ont, comme on dit, « payé leur dette à la société ». […] C’est un meurtre, oui, mais dont on peut douter s’il tue de la vie, et quelle espèce de vie : car les médecins ne savent pas à quel moment le germe de ce qui sera un homme devient en effet une créature humaine, et les théologiens ne savent pas à quel moment il reçoit une âme. […] Délivrer la femme, avec son consentement et par des moyens qui, dans ce premier moment, ne présentent aucun danger pour elle, c’est supprimer un je ne sais quoi de pas encore vivant ou qui, dans l’échelle de la vie, occupe le plus bas degré, est tout proche de la vie purement végétative ; et c’est, d’autre part, conjurer une terrifiante possibilité d’angoisse et de souffrance, épargner à la mère et au père putatif de ce je ne sais quoi des années de géhenne, et de ces douleurs sans recours, qui rendent injuste et méchant.

976. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Poésies d’André Chénier »

Becq de Fouquières, jeune officier, avait conçu cette idée d’homme de goût et d’érudit dans le temps où, « un André Chénier à la main, il trompait les longues oisivetés de la vie militaire » ; devenu libre, il s’est empressé de se mettre à l’œuvre, et, d’abord, de se pourvoir de tous les instruments indispensables à l’exécution, parmi lesquels il faut compter au premier rang une connaissance des plus fines de la langue grecque. […] Et dans la Vie d’abord : il établit très bien qu’André Chénier n’a pas été un inconnu, un jeune poëte ignoré dont il était réservé à notre siècle de découvrir le génie. […] Il est si beau d’offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge une vie encore pleine d’illusions59 !  […] Il vivait, après tout, de la vie de son temps, réservant sa muse pour lui et pour un petit nombre d’amis dans le mystère. […] Édition ornée d’un portrait d’André Chénier, — avec une Étude sur sa vie et ses œuvres, des variantes, notes et commentaires, un lexique et un index. — Un vol. in-8°, chez Charpentier, libraire-éditeur, quai de l’École, 28.

977. (1874) Premiers lundis. Tome II « Doctrine de Saint-Simon »

Mais le sentiment, qui anime les pères et les frères en Saint-Simon d’Eugène Rodrigues, est à la fois plus simple et plus haut, plus calme et plus touchant ; leur langage est plus d’accord avec ce qu’il a dû désirer et espérer lui-même, avec ce qu’il doit continuer de sentir au sein de la vie nouvelle où il est déjà entré. « Eugène, est-il dit dans l’Introduction, n’a point seulement servi la doctrine par des efforts purement intellectuels ; il voulait lui consacrer sa vie entière. […] Dieu, qui voulut si jeune l’initier à une vie plus parfaite, ne laissa pas ses derniers jours sans joie ; et de son lit de mort, Eugène vit fonder la constitution définitive de la hiérarchie au sein de la famille saint-simonienne. […] Le christianisme, au contraire, doué d’une sainte ardeur d’expansion et de fraternité universelle, perdit certainement en cohésion, s’il gagna beaucoup en étendue ; dans son avidité de pêche miraculeuse, il dédoubla ses filets pour que, plus déliés et plus extensibles, ils prissent le côté immatériel de chaque vie et parvinssent à envelopper plus d’âmes. […] On y verra clairement jusqu’où peut aller, en aperçus ingénieux de l’avenir, la philosophie sans la foi, la sagesse sans la religion ; on se demandera quel bonheur il revient au genre humain d’une idée isolée, trouvée une fois lancée dans le monde pour le plus grand plaisir de quelques penseurs, et à laquelle toute une vie d’amour et de dévouement n’a pas été consacrée ; on admirera Lessing ; on saluera en passant, avec bienveillance et respect, la statue de marbre du sage, mais on se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon ; on se hâtera vers l’enceinte infinie où l’humanité nous convie par sa bouche, et où l’on conviera en lui l’humanité ; on courra aux pieds de l’autel aimant et vivant, dont il a posé, et dont il est lui-même la première pierre4.

978. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre II. De l’amitié. »

Je ne puis m’empêcher de m’arrêter au milieu de cet ouvrage, m’étonnant moi-même de la constance avec laquelle j’analyse les affections du cœur, et repousse loin d’elles toute espérance de bonheur durable ; est-ce ma vie que je démens ? […] L’enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l’âme, remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort, fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de s’appuyer l’un sur l’autre, de lutter, de triompher, ou de périr ensemble. […] Pour juger de l’amitié même, il faut l’observer dans les hommes qui ne parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l’ambition, et peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous dans les âmes ardentes ; on veut qu’il suffise à la vie, on s’agite du vide qu’il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami, et quand on éprouverait l’un pour l’autre un sentiment semblable, on serait fatigué mutuellement de l’exigence réciproque. Je sais, bien qu’au tableau de toutes ces inquiétudes, on peut opposer les êtres froids qui, aimant, comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent à l’amitié tel jour de la semaine, règlent à l’avance quel pouvoir sur leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s’acquittent d’un penchant comme d’un devoir ; mais j’ai déjà dit dans l’introduction de cet ouvrage, que je ne voulais m’occuper que du destin des âmes passionnées, le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur manquent. […] Sans doute, l’homme qui s’est vu l’objet de la passion la plus profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la tendresse qu’il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes ; ces plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent la destinée ; mais ce bonheur d’un jour gâte toute la vie, le seul trésor intarissable, c’est son propre cœur.

979. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre II. Recherche des vérités générales » pp. 113-119

Réalisme et idéalisme se succèdent dans la vie d’une nation comme de grandes vagues qui durent à peu près le même nombre d’années. […] Ainsi l’examen de leur œuvre et de leur vie nous apprend que Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Ducis ont tous aimé, admiré, reproduit certains écrivains anglais : nous voici autorisés à déclarer que l’Angleterre a exercé sur la France une forte influence intellectuelle au cours du xviiie  siècle, et avec un peu d’attention, il est aisé de marquer dans quels domaines, entre quelles dates, en quel sens elle a agi. […] Dans la seconde moitié du siècle dernier renaissent en France des goûts qu’on n’y connaissait plus ; on s’y éprend à la fois des voyages, de l’agriculture, des idylles, des jardins anglais, des romans champêtres, des sites sauvages qualifiés de « romantiques », des tableaux représentant la vie du village : choses d’ordre différent, mais qui se ressemblent et qu’on peut réunir sous une seule formule en disant : la France revient à la nature extérieure. […] Il sait que ce fut l’âge d’or de la société polie ; qu’en ce temps-là la vie mondaine fut l’idéal de tout ce qui comptait alors parmi les hommes ; que les jardins mêmes étaient des salons ; que les philosophes prouvaient l’existence de la matière par celle de la pensée ; que les poètes, acharnés à peindre l’âme humaine civilisée, laissaient à peine tomber quelques regards distraits sur la nature environnante. Il songe à cette tyrannique nécessité de changement, à cette alternance régulière qui emporte les nations d’un extrême à l’autre ; il comprend que la France et l’Europe ont repris goût à la verdure des bois et des prairies et aux charmes de la solitude, précisément parce qu’elles étaient lasses et dégoûtées de spectacles et de plaisirs contraires ; il trouve enfin dans cette réaction violente contre les prédilections du siècle précédent un cas particulier de cette grande loi du rythme qui semble être une des lois de la vie universelle.

/ 3766