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1112. (1892) Essais sur la littérature contemporaine

« Dans le naufrage universel des croyances, j’ai cru apercevoir un point qui m’a paru solide… Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré… Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, c’est l’honneur… Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, qui se tient debout au milieu de tous nos vices… C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort, c’est la vertu de la vie. » Avons-nous tort de croire que ce panégyrique de « la vertu de la vie », en achevant de nous expliquer le pessimisme d’Alfred de Vigny, eût achevé aussi de mettre son portrait en place ? […] Voilà sans doute aussi des vertus vraiment actives, et c’est ce que l’optimisme n’aperçoit pas non plus. […] s’ils rouvraient à, une humanité nouvelle le champ de souffrance, de l’épreuve, et de la vertu ! Faustus hésite, car, avec la souffrance, le mal aussi va renaître, le désespoir avec l’épreuve, et le crime avec la vertu ! […] Là était justement l’une des vertus du latin.

1113. (1929) Les livres du Temps. Deuxième série pp. 2-509

Renan répliquera que la beauté vaut la vertu. […] Il est vrai qu’il professait à la fois l’amour de la vertu et celui de la passion. […] Vaincue et prosternée, j’aurais toutes les vertus dans ma défaite, adorant la main qui frappe et qui m’a courbée. […] Elle nous rappelle par instants que la concision n’est pas une vertu féminine. […] C’est cette intuition plus obscure et plus riche qui a, paraît-il, la vertu de ramener à Dieu.

1114. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « LEOPARDI. » pp. 363-422

Brutus, on le sait, près de se percer de son épée, s’écria, selon Dion Cassius : « O misérable Vertu, tu n’étais qu’un nom, et moi je te suivais comme une réalité ; mais tu obéissais en esclave à la fortune145 » Et le vieux Théophraste, comblé de jours et d’honneurs, à l’âge de plus de cent ans, interrogé par ses disciples au moment d’expirer, leur répondit par des paroles moins connues, non moins mémorables, et qui revenaient à dire qu’il n’avait suivi qu’une fumée, et qu’il se repentait de la gloire, autant que Brutus de son côté se repentait de la vertu146. Or, vertu et gloire, chez les Anciens, c’étaient deux noms divers pour désigner à peu près le même objet idéal, but des grandes âmes. […] Le tout se résume dans cette épitaphe composée par Ottonieri pour lui-même : les os de philippe ottonieri, né pour les œuvres de vertu et pour la gloire : il a vécu oisif et inutile ; il est mort sans renom, non pas sans avoir connu sa nature et sa fortune. […] Nos idées et nos lumières ont pu améliorer l’ordre social, mais je ne sais si les hommes des temps modernes sont meilleurs pour être plus faibles, et les progrès ne sont pas des vertus. » Cette page est un beau commentaire de la manière de sentir de Leopardi.

1115. (1860) Cours familier de littérature. X « LIXe entretien. La littérature diplomatique. Le prince de Talleyrand. — État actuel de l’Europe » pp. 289-399

La diplomatie de chaque nation est l’expression de son caractère : Égoïste, superbe, religieuse, humanitaire et philosophique, en Angleterre ; Héroïque, généreuse et versatile, en France ; Immorale, cauteleuse et improbe, en Prusse ; Modeste, honnête et intéressée, en Hollande ; Ombrageuse et amphibie, en Belgique ; Persévérante, longanime, sans scrupule, mais non sans honnêteté, en Autriche ; Vaine, chevaleresque et loyale, en Espagne ; Grecque, habile, à petits manèges et à grandes vues, en Russie ; Consommée, universelle, sachant toutes les langues des cabinets, à Rome, Rome, la grande école de la diplomatie moderne, puissance qui ne vit que de politique sur la terre, d’empire sur les consciences, de ménagements avec les cours, de résistance derrière ce qui résiste, d’abandon de ce qui tombe, d’acquiescement aux faits accomplis ; Dépendante et adulatrice, dans les petites cours d’Allemagne et d’Italie, clientes de la force et de la victoire ; Hardie, inquiète, insatiable, en Piémont ; prompte à tout recevoir, quelle que soit la main qui donne ; prête à tout prendre, quelle que soit la main qui laisse envahir ; Alpestre, rude, pastorale, probe, mais intéressée, en Suisse ; non dépourvue d’une sorte d’habileté villageoise, se faisant appuyer par tout le monde, mais n’appuyant elle-même personne contre la fortune ; Enfin, simple et franche en Turquie, jouissance arriérée dans la voie de la corruption des cabinets européens ; puissance de bonne foi, dont la candeur est à la fois la vertu et la faiblesse ; puissance naïve qui n’a jamais eu de diplomatie que la ligne droite ; puissance qui a toujours cru à toutes les paroles, et qui n’a jamais manqué à la sienne ; puissance, enfin, destinée à être la grande et éternelle dupe de tous les cabinets, dupeurs de son ignorance et de sa loyauté. […] C’est là que les ministres véritablement historiques, tels que Richelieu, Mazarin, le duc de Choiseul, les deux Pitt, Metternich, Talleyrand, posent devant nous, et laissent la postérité prononcer à distance sur la valeur, sur la vertu, sur les vices, sur la justice, sur l’habileté, sur la moralité enfin de leurs négociations, à la honte, à la gloire ou à la perte de leur pays. […] si ce n’est l’ingratitude et souvent l’hostilité de cette république égoïste des États-Unis, qui a aboli de ses lois la reconnaissance comme une vertu improductive pour ce peuple de caboteurs, d’agioteurs et de négriers, qui a fondé sa législation politique sur un vice et sur un crime à la fois, l’anarchie et l’esclavage, qui a fait à la France la guerre navale des transports au profit de l’Angleterre et à la ruine de nos ports ; qui, pour comble d’impudeur, après la paix, nous a demandé, sous peine de guerre, le remboursement des sommes qu’elle n’avait pas assez gagnées sur nous dans nos calamités nationales, l’indemnité de la rapacité américaine ! […] Casimir Périer, il laissait voir sur son visage, pâle, ridé, et cependant toujours gracieux, de vieux diplomate, une auréole de satisfaction honnête et puissante, qui semblait dire : Cette diplomatie, tant calomniée par l’ignorance du vulgaire, a aussi sa foi ; car elle a aussi sa vertu.

1116. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »

Le seigneur, en partant, embrassa tendrement son amie ; ainsi fit aussi Gîselher, comme le lui conseillait sa vertu. […] si vraiment, sire Dietrîch, noble et bon chevalier, montrez aujourd’hui votre vertu et votre courage, en m’aidant à sortir d’ici, ou bien j’y trouverai la mort. […] Gunther, noble roi, au nom de tes vertus, répare les maux que tu m’as faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te le pardonner. […] XXXI Quant aux mœurs des deux peuples combattant par leurs chevaliers, elles sont barbares dans le combat et chrétiennes dans les négociations, et après la victoire, l’honneur que nous croyons une fleur de vertu moderne, y dépasse presque les habitudes des armées de nos temps.

1117. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

Négligeons d’étendre la discussion jusqu’au roman qu’il serait peut-être difficile de défendre, au point de vue idéal de l’œuvre d’art pourvue de sa double et nécessaire vertu d’éternité et d’unité. […] L’effort direct vers la pensée ne sera plus l’emploi principal de la vertu poétique, mais la pensée ne sera plus oubliée. […] Cette chasse au bonheur qui finit toujours mal, cette ivresse du désir que rien n’arrête, ni le crime, ni la vertu, c’est le rêve de vivre ! […] Mais sans cette « armature intellectuelle » qui se dissimule dans le poème et en fait la secrète et profonde vertu, il ne serait qu’agréable et vain jeu d’imagination : la beauté est le visage de la vérité, la vérité est l’âme de la beauté.

1118. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Granier de Cassagnac » pp. 277-345

Il le fut si bien, qu’à dater de la publication de Μ. de Cassagnac, les écrivains révolutionnaires, comme Michelet, par exemple, renoncèrent à la poésie et à la vertu de leurs grands hommes et se rabattirent sur un héros plus vague, — le Peuple anonyme et collectif. […] Après les Sabran et les Falaris, qui avaient au moins l’élégance, la seule vertu des courtisanes, il devait y avoir des femmes Tallien, qui allaient nues, avec des diamants aux doigts du pied, mais qui n’en avaient point aux lèvres ; car elles disaient : « Un homme cossu », et leur ton valait leur langage ! […] L’habitude de montrer le creux des hommes ou leurs plus honteuses plénitudes finirait-elle par tyranniser la pensée de l’historien, et le rendrait-elle moins propre à nous peindre la perfection humaine et les limpides rayonnements de ses vertus ? […] Nous citerons un chapitre sur Carnot qui déconcertera quelque peu ceux-là qui lui avaient constitué et arrangé un petit domaine de vertu pure.

1119. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — Bossuet et la France moderne »

Vous nous dites, chantres naïfs des vertus du grand homme, que la violence lui fut toujours étrangère, que sa haine contre les Réformés demeura purement dogmatique, et sa parole même vous dément. […] Brunetière lui-même, le chantre attitré de Bossuet, est contraint à cet aveu : « … De n’avoir point senti ce qu’il y avait de force ou de vertu morale dans le protestantisme, d’avoir sacrifié, si je puis ainsi dire, au rêve d’une unité toute extérieure, purement apparente et décorative, la plus substantielle des réalités, voilà ce que l’on ne saurait trop reprocher à Louis XIV…88 » Alors que les protestants, poursuivis l’épée dans les reins, s’enfuient par toutes les frontières, pour échapper au sort commun, Louis XIV écrit en Hollande et en Angleterre « qu’il n’y à point de persécution, que les protestants émigrent par caprice d’une imagination blessée 89. » La Maintenon spécule sur les terrains que les persécutés étaient contraints, pour s’enfuir plus vite, de vendre à vil prix. […] Quoique gentilhomme catholique, Saint-Simon fut assez large d’esprit et de cœur pour ne pas dissimuler la sympathie profonde que lui inspirèrent ces victimes de la théocratie : « La révocation de l’édit de Nantes, écrit-il, sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la suivirent, furent les fruits de ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim ; qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle d’un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie ; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame, et sous le nerf très effectif du Comité, pour cause unique de religion ; enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de sacrilèges, où tout retentissoit de hurlements de ces infortunées victimes de l’erreur, pendant que tant d’autres sacrifioient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetoient l’un et l’autre par des abjurations simulées d’où sans intervalle on les traînoit à adorer ce qu’ils ne croyoient point, et à recevoir réellement le divin corps du Saint des saints, tandis qu’ils demeuroient persuadés qu’ils ne mangeaient que du pain, qu’ils devoient encore abhorrer. […] Massillon dira plus tard dans l’oraison funèbre de Louis XIV, et en parlant de ce roi : « Jusqu’où ne porta-t-il pas son zèle pour l’Église, cette vertu des souverains qui n’ont reçu le glaive et la puissance que pour être les appuis des aRoyutels et les défenseurs de sa doctrine. » (NdA)‌ 77.

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