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335. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

Talent unique, le plus rare en un siècle classique, le plus précieux de tous, puisqu’il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le voile grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu’ils sont dans la nature et dans l’histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec leur saillie et leur relief individuels, avec leurs accessoires et leurs alentours dans le temps et dans l’espace, un paysan à sa charrue, un quaker dans sa congrégation, un baron allemand dans son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols, des Italiens, des Français chez eux469, une grande dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des filles470, et le reste du pêle-mêle humain, à tous les degrés de l’escalier social, chacun en raccourci et dans la lumière fuyante d’un éclair. […] Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scène des grotesques473, il les promène en tous sens comme des marionnettes, il n’est jamais las de les reprendre et de les faire danser sous de nouveaux costumes ; au plus fort de sa philosophie, de sa propagande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche, ses fantoches, un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Fréron, le roi David, et tant d’autres qui viennent devant nous pirouetter et gesticuler en habit de scaramouche et d’arlequin. — Quand le talent de la farce s’ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-puissante ; car elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à la curiosité maligne, à l’esprit de dénigrement, à l’aversion pour la gêne, à ce fonds de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’étiquette et l’obligation sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect ; il y a des moments dans la vie où le plus sage n’est pas fâché de le rejeter à demi et même tout à fait […] Il ne possède pas ses idées, mais ses idées le possèdent ; il les subit ; pour en réprimer la fougue et les ravages, il n’a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intérieure de prudence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Voltaire, barre la voie aux débordements. […] Tous les abus, tous les vices, tous les excès de raffinement et de culture, toute cette maladie sociale et morale que Rousseau flagellait en phrases d’auteur, étaient là sous leurs yeux, dans leurs cœurs, visible et manifestée par des milliers d’exemples quotidiens et domestiques. […] En 1763, dans la tragédie de Manco-Capac 490, « le principal rôle, écrit un contemporain, est celui d’un sauvage qui débite en vers tout ce que nous avons lu épars dans l’Émile et le Contrat social sur les rois, sur la liberté, sur les droits de l’homme, sur l’inégalité des conditions ».

336. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Introduction. » pp. -

La nation s’est installée à demeure au milieu de vaincus exploités et menaçants, comme les anciens Spartiates, et l’obligation de vivre à la façon d’une bande campée a tordu violemment dans un sens unique toute la constitution morale et sociale. […] Ces grands ressorts donnés font peu à peu leur effet, j’entends qu’au bout de quelques siècles ils mettent la nation dans un état nouveau, religieux, littéraire, social, économique ; condition nouvelle qui, combinée avec leur effort renouvelé, produit une autre condition, tantôt bonne, tantôt mauvaise, tantôt lentement, tantôt vite, et ainsi de suite ; en sorte que l’on peut considérer le mouvement total de chaque civilisation distincte comme l’effet d’une force permanente qui, à chaque instant, varie son œuvre en modifiant les circonstances où elle agit. […] Car l’homme n’est pas seul dans le monde ; la nature l’enveloppe et les autres hommes l’entourent ; sur le pli primitif et permanent viennent s’étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. […] Quoique nous ne puissions suivre qu’obscurément l’histoire des peuples aryens depuis leur patrie commune jusqu’à leurs patries définitives, nous pouvons affirmer cependant que la profonde différence qui se montre entre les races germaniques d’une part et les races helléniques et latines de l’autre, provient en grande partie de la différence des contrées où elles se sont établies, les unes dans les pays froids et humides, au fond d’âpres forêts marécageuses ou sur les bords d’un océan sauvage, enfermées dans les sensations mélancoliques ou violentes, inclinées vers l’ivrognerie et la grosse nourriture, tournées vers la vie militante et carnassière ; les autres au contraire au milieu des plus beaux paysages, au bord d’une mer éclatante et riante, invitées à la navigation et au commerce, exemptes des besoins grossiers de l’estomac, dirigées dès l’abord vers les habitudes sociales, vers l’organisation politique, vers les sentiments et les facultés qui développent l’art de parler, le talent de jouir, l’invention des sciences, des lettres et des arts. —  Tantôt les circonstances politiques ont travaillé, comme dans les deux civilisations italiennes : la première tournée tout entière vers l’action, la conquête, le gouvernement et la législation, par la situation primitive d’une cité de refuge, d’un emporium de frontière, et d’une aristocratie armée qui, important et enrégimentant sous elle les étrangers et les vaincus, mettait debout deux corps hostiles l’un en face de l’autre, et ne trouvait de débouché à ses embarras intérieurs et à ses instincts rapaces que dans la guerre systématique ; la seconde exclue de l’unité et de la grande ambition politique par la permanence de sa forme municipale, par la situation cosmopolite de son pape et par l’intervention militaire des nations voisines, reportée tout entière, sur la pente de son magnifique et harmonieux génie, vers le culte de la volupté et de la beauté. —  Tantôt enfin les conditions sociales ont imprimé leur marque, comme il y a dix-huit siècles par le christianisme, et vingt-cinq siècles par le bouddhisme, lorsque autour de la Méditerranée comme dans l’Hindoustan, les suites extrêmes de la conquête et de l’organisation aryenne amenèrent l’oppression intolérable, l’écrasement de l’individu, le désespoir complet, la malédiction jetée sur le monde, avec le développement de la métaphysique et du rêve, et que l’homme dans ce cachot de misères, sentant son cœur se fondre, conçut l’abnégation, la charité, l’amour tendre, la douceur, l’humilité, la fraternité humaine, là-bas dans l’idée du néant universel, ici sous la paternité de Dieu. —  Que l’on regarde autour de soi les instincts régulateurs et les facultés implantées dans une race, bref le tour d’esprit d’après lequel aujourd’hui elle pense et elle agit ; on y découvrira le plus souvent l’œuvre de quelqu’une de ces situations prolongées, de ces circonstances enveloppantes, de ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d’hommes qui, un à un, et tous ensemble, de génération en génération, n’ont pas cessé d’être ployés et façonnés par leur effort : en Espagne, une croisade de huit siècles contre les Musulmans, prolongée encore au-delà et jusqu’à l’épuisement de la nation par l’expulsion des Maures, par la spoliation des juifs, par l’établissement de l’inquisition, par les guerres catholiques ; en Angleterre, un établissement politique de huit siècles qui maintient l’homme debout et respectueux, dans l’indépendance et l’obéissance, et l’accoutume à lutter en corps sous l’autorité de la loi ; en France, une organisation latine qui, imposée d’abord à des barbares dociles, puis brisée dans la démolition universelle, se reforme d’elle-même sous la conspiration latente de l’instinct national, se développe sous des rois héréditaires, et finit par une sorte de république égalitaire, centralisée, administrative, sous des dynasties exposées à des révolutions. […] Si enfin le sentiment d’obéissance a pour racine l’instinct de subordination et l’idée du devoir, vous apercevrez comme dans les nations germaniques la sécurité et le bonheur du ménage, la solide assiette de la vie domestique, le développement tardif et incomplet de la vie mondaine, la déférence innée pour les dignités établies, la superstition du passé, le maintien des inégalités sociales, le respect naturel et habituel de la loi.

337. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

(Méditer le monde social dans son idéal éternel) 5. […] (Apercevoir le monde social dans sa réalité) 16. […] Ainsi dans l’état sans lois (stato eslege), la Providence réveilla dans l’âme des plus violents et des plus fiers une idée confuse de la divinité, afin qu’ils entrassent dans la vie sociale et qu’ils y fissent entrer les nations. […] Ainsi les Égyptiens rapportaient au type du sage dans les choses de la vie sociale toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie, et comme ils ne pouvaient atteindre cette abstraction, encore moins celle de sagesse sociale, ils personnifiaient le genre tout entier sous le nom d’Hermès Trismégiste. […] Les hommes s’engagent dans des rapports de bienfaisance, lorsqu’ils espèrent retenir une partie du bienfait, ou en tirer une grande utilité ; tel est le genre de bienfait que l’on doit attendre dans la vie sociale.

338. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Frédéric le Grand littérateur. » pp. 185-205

Sa condition de roi, son amour de la noble gloire, et le grand caractère dont il était doué, le dirigèrent à d’autres applications qui avaient pour but l’utilité sociale et la grandeur de sa nation : il estimait « qu’un bon esprit est susceptible de toutes sortes de formes, qu’il apporte des dispositions à tout ce qu’il veut entreprendre. […] En tout, même dans ces jeux de l’esprit, Frédéric finit toujours par donner le dernier mot à l’action, à l’utilité sociale et à celle de la patrie : c’est un génie qui s’amuse en attendant mieux, qui continuera de s’amuser et de s’égayer dans les intervalles des plus rudes travaux, mais qui aspirera en tout temps, à force de fermeté, à se réaliser en grandeur pratique et utile. […] Son instruction était le plus volontiers tournée à la morale pratique et à l’application sociale ; en cela il se rapprochait de Voltaire, qui était aussi pratique lui-même qu’un écrivain peut l’être, et il aurait pu dire comme lui : « Je vais au fait, c’est ma devise. » De la littérature allemande, il en est à peine question avec Frédéric ; il en sent très bien les défauts, qui étaient encore sans compensation à cette date, la pesanteur, la diffusion, le morcellement des dialectes, et il indique quelques-uns des remèdes. […] Il se plaît à louer, à encourager en lui le défenseur de l’humanité, de la tolérance, celui qui défriche et repeuple la terre presque déserte de Ferney, comme lui-même il a peuplé les sables du Brandebourg ; en un mot, il reconnaît et il embrasse dans le grand poète pratique son collaborateur en œuvre sociale et en civilisation.

339. (1890) L’avenir de la science « Préface »

Trop peu naturaliste pour suivre les voies de la vie dans le labyrinthe que nous voyons sans le voir, j’étais évolutionniste décidé en tout ce qui concerne les produits de l’humanité, langues, écritures, littératures, législations, formes sociales. […] Quand aux sciences politiques et sociales, on peut dire que le progrès y est faible. […] Nul ne sait, dans l’ordre social, où est le bien.

340. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre II » pp. 12-29

Ajoutez ici un grand fait qui mérite d’être observé, c’est qu’à la fin du xvie  siècle et au commencement du xviie , un besoin général de communications sociales plus intimes et puis variées se faisait sentir dans les classes aisées de la capitale. Le rapprochement encore nouveau des esprits divisés pendant quarante années par les guerres civiles, semblait solliciter l’épanchement d’affections longtemps contenues ; le progrès des richesses que les discordes intestines n’avaient point empêché10, le progrès des lumières, les changements des esprits, des imaginations, des âmes tout entières, changements inséparables de toute révolution, donnaient une vive curiosité de se considérer sous de nouveaux aspects, inspiraient le pressentiment d’un nouveau genre de communications, de nouveaux points de contact, d’un développement inconnu de cet instinct social qui semble appartenir au Français plus qu’à toute autre nation. […] La conversation française, commune aux deux moitiés de la société, excitée, modérée, mesurée par les femmes, est seule une conversation nationale, sociale ; c’est, si on peut le dire, la conversation humaine, puisque tout y entre et que tout le monde y prend part.

341. (1899) L’esthétique considérée comme science sacrée (La Revue naturiste) pp. 1-15

Le système social est à constituer. […] Nous voulons renouveler le monde, régénérer les doctrines, organiser les idées et fonder le système social sur des bases de réalité vive comme la chaux. […] La science sociale n’est pas une chose vide et stérile.

342. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

Or il nous apparaît que la croyance de ces anciens peuples était chimérique, et que les mânes n’avaient souci des nourritures dont les vivants leur avaient assuré, par la procréation d’une famille, le bénéfice et le tribut, mais il nous apparaît bien que cette croyance chimérique, en leur faisant redouter le célibat, en les contraignant à contracter des unions consacrées selon les rites religieux et sociaux, et à élever une famille, il nous apparaît bien que cette croyance singulière favorisait le vœu de l’espèce. […] Tout ce qui, a pour effet de rendre possible la vie sociale et d’en favoriser le développement doit être considéré comme utile à la vie même de l’espèce. […] Ayant procuré le bénéfice qu’elles étaient aptes à procurer, elles s’affaiblissent et meurent parmi les groupes sociaux où elles ont accompli leur office.

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