/ 1569
317. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre VI, « Le Mariage de Figaro » »

C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il était tout enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui commente le Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs enthousiastes. […] Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784). […] Dans un monde assujetti à la hiérarchie, où tous les compartiments sociaux subsistent encore, Beaumarchais nous fait assister au puissant et drolatique jaillissement de son individualité, qui passe par-dessus toutes les barrières et s’ouvre tous les mondes. […] Beaumarchais a mis tous ses instincts de révolte ; par la bouche de Figaro, il verse le ridicule sur tout ce qui soutenait l’ancien régime : noblesse, justice, autorité, diplomatie ; il fait une revendication insolente des libertés de penser, de parler et d’écrire, il réclame contre l’inégalité sociale ; d’un côté, la nullité et la jouissance ; de l’autre, le mérite et la peine. « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ; … vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus ; … tandis que moi, morbleu ! 

318. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Portalis. Discours et rapports sur le Code civil, — sur le Concordat de 1801, — publiés par son petit-fils — II. » pp. 460-478

Il a dans la mémoire quantité de maximes, de définitions, des parties tout écrites de science et de morale sociale, des paragraphes entiers qu’il reprend et qu’il replace à l’occasion sans presque y rien changer. […] Les rhéteurs de l’Antiquité ont ainsi conseillé aux orateurs d’avoir toujours en réserve, dans le trésor de la mémoire, des portions entières de discours ; et, si cet artifice est permis, c’est assurément dans l’ordre des matières stables, telles que la jurisprudence, la morale sociale, qui ne permettent ni aux idées ni même à l’expression de varier, quand les mêmes sujets se rencontrent. […] Le débarquement de Bonaparte en octobre, et le 18 Brumaire (9 novembre), vinrent répondre comme à point nommé à cet appel du sage qui traduisait le sentiment social de la majorité de la France. […] Il n’était pas de ceux qui affectent une parole brève, sentencieuse et courte, et il accusait précisément de cet abus la langue de la fin du xviiie  siècle : « Sous, prétexte de dire beaucoup de choses en peu de mots, écrit-il, on a multiplié les verbes, on a diminué les expressions moelleuses et mesurées qui marquaient les nuances. » Me pardonnera-t-on d’entremêler ainsi des remarques de langage à celles qui portent sur les plus grands objets de l’intérêt social ?

319. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre II : Philosophie politique de Tocqueville »

C’était le temps de la philosophie de l’histoire, de la palingénésie sociale ; on expliquait les lois de l’humanité par les rapports du fini et de l’infini ; on traduisait Vico et Herder ; on se demandait si le monde marchait en ligne droite, en ligne courbe ou en spirale. […] Ils conserveraient volontiers les mœurs domestiques de la démocratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses lois ; mais ces choses se tiennent, et l’on ne peut jouir des unes sans souffrir les autres. » Un autre effet de la démocratie, c’est de répandre dans le corps social une grande activité, un mouvement extrême. […] Quelle défense peuvent-elles avoir contre un pouvoir social qui a hérité de tous les pouvoirs divisés d’autrefois, et qui semble le mandataire de la société même ?

320. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre III : La littérature du xviiie et du xixe  siècle »

Au fond, qu’y a-t-il dans le Contrat social ? […] Eh bien, si je regarde autour de nous, et si je considère les principaux événements de l’histoire du monde depuis le Contrat social, il me semble que le principe de la souveraineté sort de plus en plus de l’utopie pour entrer dans la réalité des faits. […] Je ne l’examine pas ; mais j’interroge toutes les écoles politiques de notre temps, et il n’y en a pas une qui, soit pour louer, soit pour blâmer, ne résume l’état actuel de la société parle mot démocratie : c’est le mot du Contrat social. […] Nisard pour les mauvais côtés du xviiie  siècle, irréconciliable avec son matérialisme et son sensualisme, nous en aimons la philosophie sociale comme ayant ouvert un monde nouveau à l’humanité.

321. (1856) Articles du Figaro (1855-1856) pp. 2-6

quels événements si vulgaires de la vie sociale, quels détails si familiers de la vie domestique n’ont leur parfum et leur charme ? […] La représentation de l’homme réel, la peinture de la vie sociale, ne sont pas même entrevues. […] Le spectre de Banquo, la statue du Commandeur, me font l’effet d’apparitions moins effrayantes que cet homme, gardien taciturne de l’honneur conjugal menacé, implacable incarnation de la loi sociale. […] N’est-ce pas la vraie comédie sociale qu’ont inaugurée, en des tentatives qui resteront, MM.  […] Les révolutions sociales le touchent plus que les révolutions de la science ; il se préoccupe de la santé morale de son siècle plutôt que de son état intellectuel.

322. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Casuistique. » pp. 184-190

Ce meurtre enveloppé, invisible, et qui ne saurait être confondu avec l’infanticide proprement dit, si quelque pauvre servante l’a commis dans un accès de désespoir et de demi-folie et parce qu’elle n’avait à choisir qu’entre cela et être jetée sur le pavé pour y mourir de faim… il ne la faut point absoudre sans doute, mais comme il faut avoir pitié d’elle, et comme il faut se demander quelle part de responsabilité revient, dans son crime, à la dureté de notre état social ! […] La réforme de l’humanité, ou simplement de notre état social (ce qui est la même chose), dépasse tout à fait mon pouvoir.

323. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111

Il s’en faut bien que les grands hommes soient les facteurs uniques des transformations littéraires ou sociales. […] Mais, au lieu de les laisser isolés, il faut les replacer dans le groupe social où ils se sont développés ; il faut, sans les rapetisser, rehausser la foule anonyme et les écrivains moins connus qui les environnent.

324. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VI »

 » Ils n’admettent pas que le corps social soit un composé d’organes distincts et spéciaux, tous également naturels et nécessaires, chacun d’eux adapté par sa structure particulière à un emploi défini et restreint, chacun d’eux spontanément produit, formé, entretenu, renouvelé et stimulé par l’initiative, par les affinités réciproques, par le libre jeu de ses cellules.‌ […]  » Ainsi s’est fait, à la longue, un corps social développé à faux et à demi-factice, dont les proportions ne sont plus normales et dont l’économie interne subit les troubles qu’on a décrits, avortements et déformations, étranglements et engorgements, appauvrissement vital et arrêt de croissance, çà et là, l’atrophie aggravée par l’hypertrophie, inflammations partielles, irritation générale, malaise permanent et sourd.‌

/ 1569