Je sens qu’au fond je suis indisciplinable… Ducis se trompait sur un point : il était beaucoup plus de son siècle et du goût d’alentour qu’il ne le croyait. […] « Vous avez passé à travers le siècle sans qu’il déposât sur vous aucune de ses taches », lui écrivait Thomas : cela n’était vrai qu’au moral ; car, pour la langue et le style, le siècle avait donné à Ducis toute sa teinte. […] Les lettres qu’on a de lui mériteraient d’être recueillies à part dans un volume ; elles disposent à être moins sévère pour ses tragédies, elles y révèlent la trace de talent qui s’y noie trop dans le mauvais goût du siècle, et on en vient à reconnaître qu’avec tous ses défauts, et en usant d’une moins bonne langue, Ducis, dans la série de nos tragiques, va tendre la main à Rotrou par-delà Corneille.
Exception encore pour Victor Hugo, dont la Légende des Siècles, malgré les faiblesses dans l’unité, montre ce souci également, — chez ce génie divinateur si plein d’intermittents souffles d’avenir qu’il ne sut formuler. Cette poésie de sensation et de hasard a eu sa gloire pleine en ce siècle — et en d’autres âges et d’autres langues elle ne se délivra pas de cette étreinte primitive, si nous mettons à part le poète latin Lucrèce. […] Cette poésie a eu sa gloire pleine en ce siècle — avec Musset, le plus instinctif et le plus faible de tous, et avec Lamartine, Hugo, Banville, tous les purs et ruisselants romantiques enfin, par qui elle a triomphé au délire suprême, à la mort. […] » quand a été proclamée sur ce siècle l’éternelle loi de l’Évolution des êtres, du Transformisme révélateur d’où une Philosophie enfin rationnelle était à faire surgir… Et ils continuèrent à mesurer sur leurs doigts des lignes plus ou moins longues d’écriture, sous prétexte de Rythmes et de musique verbale : quand sortait de ses certaines expériences sur les Harmoniques, Helmotz — montrant, en synthèse, qu’aux voyelles et aux instruments de musique sont et sont mêmes ces harmoniques, et donnant à en tirer la loi d’une musique verbale… Contre tous ces poètes (exceptés sont ces génies instinctifs dont il est dit qu’ils firent, à des époques d’instinct et de non-savoir, leur devoir), contre !
On peut citer comme exemples de cette sorte d’ouvrages, des romans comme le Werther ou la Confession d’un Enfant du siècle, les peintures de Rubens ou de Delacroix, presque toute la musique. […] XIXe-XXe siècles, op. cit. […] Carroy, « Philosophie et psychologie au 19e siècle en France. […] XIXe-XXe siècles, op. cit.
On ne cesse de la représenter sous les couleurs les plus fausses, tantôt comme une simple philosophie du sens commun, tantôt comme la restauration surannée de la métaphysique d’un autre siècle, tantôt comme la théologie des séminaires moins les miracles. Quant au caractère original et propre du spiritualisme de notre siècle, il est absolument ignoré. On prononce sans cesse les noms de Kant et de Hegel ; mais qui donc sait, si ce n’est parmi les initiés, que la France a eu au commencement de notre siècle un penseur dont le nom doit être mis à côté de ceux-là, et qui depuis Malebranche est le plus grand et peut-être le seul métaphysicien que la France ait possédé ? […] Suivant celui-ci, les papiers d’Aristote auraient moisi pendant deux siècles dans une cave.
Il ne montre pas ce qui lui manque ; il ne l’oppose pas à celle des siècles qui précèdent ou qui suivent ; il la met sur le trône, prosterne devant elle le dix-huitième siècle, et pour toute définition nous dit : « Adorez. » Et cependant tout ne mérite pas d’y être adoré. […] Notre siècle est peut-être immoral ; croyons-en M. […] Supposons qu’un historien accepte cette idée générale ou toute autre, et la développe, non pas en termes généraux, comme on vient de le faire, mais par des peintures, par un choix de traits de mœurs, par l’interprétation des actions, des pensées et du style, il laissera dans l’esprit du lecteur une idée nette du dix-septième siècle ; ce siècle prendra dans notre souvenir une physionomie distincte ; nous en discernerons le trait dominant, nous verrons pourquoi de ce trait naissent les autres ; nous comprendrons le système des facultés et des passions qui s’y est formé et qui l’a rempli ; nous le connaîtrons, comme on connaît un corps organisé après avoir noté la structure et le mécanisme de toutes ses parties. […] On ne sait plus ce qu’est devenue la raison raisonnante ; des formes, des couleurs se tracent sur le champ décoloré où la pensée abstraite ordonnait ses syllogismes ; on aperçoit des gestes, des attitudes, des changements de physionomie ; peu à peu le personnage ressuscite ; il semble qu’on l’ait connu ; on prévoit ce qu’il va faire, on entend d’avance le cri de sa passion blessée ; on ne le juge pas, on l’aime ou le hait, ou plutôt on sent avec lui et comme lui ; on quitte son siècle, on devient son contemporain, on devient lui-même.
« Le catalogue imprimé des manuscrits de la bibliothèque de Leyde m’avait donné des espérances qui, grâce à Dieu, n’ont pas été vaines… Là j’ai vu de mes yeux, touché de mes mains une foule de lettres de Leibnitz, de cette écriture ferme et serrée qui est de son pays plus que de son siècle… Cependant je ne pouvais me persuader qu’il n’y eût pas à Leyde quelques lettres inédites de Descartes lui-même. » Là-dessus il fouille plusieurs gros paquets de lettres non cataloguées, et y découvre un billet de Descartes à son horloger, avec deux autres. […] Le travail des pères serait perdu pour les enfants : il n’y aurait plus de famille humaine : il y aurait solution de continuité entre les générations et les siècles. […] Ces critiques et ces louanges se résument en un mot : il est né deux cents ans trop tard ; c’est un fils du dix-septième siècle égaré dans un autre siècle. […] Pendant ces fortes études, il fut admis, grâce à sa réputation naissante et à son caractère sacré, dans la société des femmes et des hommes les plus nobles et les plus polis du siècle.
» Malherbe s’était donné pour tâche de nettoyer la langue française : il voulait mettre dehors les archaïsmes, les latinismes, les mots de patois, les mots techniques, les créations arbitraires, mots composés ou dérivés, enfin tout ce dont l’ambition du siècle précédent avait surchargé, encombré la langue. […] Non, et bien au contraire ; car sa règle était l’usage, l’usage présent et vivant sans doute, non pas l’usage des gens qui étaient morts depuis trois quarts de siècle. […] Il entrait encore dans le grand chemin du siècle, en laissant les sentiers des libertins comme des hérétiques, et, tout indifférent qu’il était au dogme, il enveloppait son stoïcisme des façons de parler chrétiennes.
Il en est de frappantes et de sublimes, qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siècles et chez tous les peuples, et dont par conséquent tous les esprits, tous les siècles et tous les peuples sont juges. […] Mais le contraire est malheureusement arrivé ; ceux qui possèdent et qui connaissent le moins l’esprit philosophique, en sont parmi nous les plus ardents détracteurs, comme la poésie est décriée par ceux qui n’ont pu y réussir, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers principes, et notre siècle par les écrivains qui lui font le moins d’honneur.