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522. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Étienne de La Boétie. L’ami de Montaigne. » pp. 140-161

le siècle marche, les voies publiques s’étendent, les rues s’élargissent, le grand chemin est partout. […] De quoi pourrait-on se plaindre à cet égard dans ce siècle de concours et de facilité universelle, lorsqu’on voit que ce ne sont plus seulement les pèlerins et les fervents, mais les simples curieux et les touristes qui chaque année s’en vont en foule même à Jérusalem ? […] Il est à croire, puisqu’ils voulaient perdre notre Europe et la remettre en friche par les dissensions et par les guerres, que les dieux, dans leur indulgence, préparaient un asile aux peuples fugitifs, et que c’est à cette fin qu’aux approches de ce siècle, du sein des vastes mers, ils ont fait jaillir un monde : — un monde vierge, humide encore, qui d’abord ne pouvait, dit-on, supporter qu’à peine les traces légères de quelques races errantes, et où maintenant le sol facile appelle la charrue, où les champs illimités n’attendent qu’un maître. […] Telles étaient les inspirations senties et touchantes que le spectacle des premières guerres civiles dont allait s’embraser toute la dernière moitié du siècle, faisait naître dans les nobles âmes, et qu’Étienne de La Boétie exhalait en des vers qui n’ont contre eux que de n’être point en français. […] Mais je ne sais personne qui en ait mieux parlé dans la pure nuance et la juste mesure qu’un auteur du commencement de ce siècle, que je cite quelquefois, et à qui la France doit un souvenir, puisqu’il est du petit nombre des étrangers aimables qui ont le mieux écrit en Français : Malgré les treize lustres qui pèsent sur ma tête, écrivait M. 

523. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — II » pp. 454-475

Par exemple, dénier que Voltaire et Montesquieu aient donné le ton à leur siècle, c’est une absurdité ; cependant, au total, il me paraît qu’il (le journaliste) vous loue honnêtement, et dans le second extrait il dit qu’il ne connaît pas de meilleur livre depuis La Bruyère. […] c’est l’impossible, monsieur, pour des gens qui ont résolu que personne n’a le sens commun depuis le siècle de Louis XIV. […] Il poursuit ses raisonnements au sujet de la perte de sa bibliothèque, et démontre par des applications sa pensée : « À mesure que l’esprit humain avance, une multitude d’ouvrages disparaît. » Le président estime que nous n’avions pas en France, à sa date, de bons historiens : Un historien ne peut avoir de gloire durable que lorsqu’il approfondit la moralité de l’homme, et développe avec sagacité et impartialité les modifications que lui ont fait subir les institutions civiles et religieuses : alors il devient intéressant pour toutes les nations et pour tous les siècles… Ce n’est pas dans nos histoires qu’on apprend à connaître les Français, mais dans un petit nombre de mémoires particuliers, et je maintiens que l’homme qui a lu attentivement Mme de Sévigné est plus instruit des mœurs du siècle de Louis XIV et de la Cour de ce monarque, que celui qui a lu cent volumes d’histoire de ce temps, et même le célèbre ouvrage de Voltaire. […] Il prédit, il dessine à l’avance un futur rival romantique de Racine et de Corneille ; nous aussi nous le croyons possible, mais nous l’attendons toujours : Les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire (en nommant Voltaire à côté des précédents, il paie tribut au siècle) semblent devoir durer éternellement ; mais si un homme de génie donnait plus de mouvement à ses drames, s’il agrandissait la scène, mettait en action la plupart des choses qui ne sont qu’en récit, s’il cessait de s’assujettir à l’unité de lieu, ce qui ne serait pas aussi choquant que cela paraît devoir l’être, ces hommes auraient un jour dans cet auteur un rival dangereux pour leur gloire. […] Elle ne pouvait, pure et vertueuse comme elle avait toujours été, soupçonner les recoins profonds que la corruption du siècle avait creusés en lui.

524. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc (suite et fin.) »

L’art romain, l’architecture qui s’impose avec la domination romaine aux municipes et aux provinces de l’Empire, reste généralement uniforme et stationnaire pendant les premiers siècles : ce n’est qu’en repassant en Grèce, en retournant à son berceau et en devenant byzantine, que cette architecture subit une transformation, une évolution nouvelle. […] Trois siècles et demi après, l’autre Bacon ne fera que le répéter, lorsqu’il dira dans un autre aphorisme mémorable : « Antiquitas sæculi, juventus mundi ; ceux qu’on appelle les anciens sont de fait les plus jeunes ». […] Viollet-Le-Duc, un des plus curieux pour l’étude et l’intelligence entière du Moyen-Âge, le Dictionnaire raisonné du Mobilier français durant cette époque ; c’est le complément naturel et tout agréable de son grand Dictionnaire de l’Architecture française dans les mêmes siècles. […] Monteil avait ouvert la voie, dans son Histoire des Français des divers états aux cinq derniers siècles ; on avait alors pour source presque unique d’informations le musée des Petits-Augustins formé à si grand’peine par Alexandre Lenoir et trop brusquement dissipé, le musée de Cluny fondé par feu Dusommerard, et si augmenté depuis, si bien dirigé par son fils. […] Il s’est formé à la longue une compagnie privilégiée qui a fini par ne plus permettre qu’une seule coupe d’habit, quel que fût le corps à vêtir : cela évitait la difficulté de chercher des combinaisons nouvelles, et celle, non moins grande, d’étudier les diverses formes adoptées chez nous dans les siècles antérieurs et d’y recourir au besoin. » Voilà le grief.

525. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »

En me remettant à la lecture de Du Bellay et en reprenant de lui ce premier écrit par lequel il a ouvert, pour ainsi dire, l’ère de la Renaissance française, je me suis senti saisi d’un regret, et j’ai comme embrassé d’un seul regard la période tout entière, le stade littéraire où il entrait en courant, le flambeau à la main, stade glorieux, et qui, coupé, continué, accidenté et finalement développé pendant près de deux siècles et s’y déroulant avec bien de la variété et de la grandeur, n’a été véritablement clos et fermé que de nos jours. […] Ce qu’il en est sorti de productions nouvelles, marquées au coin d’un nouveau grand siècle, et dignes de prendre rang dans le trésor humain à la suite et à côté des premières reliques de l’antique héritage, je n’ai pas à le rappeler, les œuvres parlent : cette tradition-là est d’hier, et la mémoire en est vivante. […] En religion, en politique, dans tous les ordres de rivalités, le xvie  siècle a été dit par excellence le siècle des tumultes et des combats. […] La sortie qu’il fait contre eux est fort spirituelle, et Boileau ne s’est pas mieux moqué des faiseurs de vers latins attardés dans le xviie  siècle. — Il y aura bien toujours cette légère inconséquence que Du Bellay, qui se moquait ainsi des vers latins faits par des Français, et qui devançait dans cette voie Boileau, ne put s’empêcher toutefois de célébrer Salmon Macrin, qu’on appelait le second lyrique après Horace ; et lui-même il finit par payer son tribut au goût du siècle en donnant un livre d’Élégies latines, fort élégantes, ce nous semble, et fort agréables. […] Notez que Fénelon, un siècle et demi après, n’a pas donné d’autres conseils, et il les a donnés presque dans les mêmes termes.

526. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine »

Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des théologiens, théosophes, philosophes et poëtes (Dante était tout cela), on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un démembrement successif, un isolement des facultés et fonctions que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembrement ne fut autre que celui du catholicisme même. […] Le succès soudain qu’elles obtinrent fut le plus éclatant du siècle depuis le Génie du Christianisme ; il n’y eut qu’une voix pour s’écrier et applaudir. […] Elle a foi dans son vœu ; Elle ose la première à l’avenir en feu, Quand, chassant le vieux Siècle, un nouveau s’initie, Lire ce que l’éclair lance de prophétie.  […] Assez d’hommes dans ce siècle, assez de cœurs et des plus grands, n’admettent désormais à leur usage que ce dernier aspect de Dieu, cet universalisme inexorable qui assimile la Providence à une loi fatale de la nature, à un vaste rouage, intelligent si l’on veut, mais devant lequel les individus s’anéantissent, à un char incompréhensible qui fauche et broie, dans un but lointain, des générations vivantes, sans qu’il en rejaillisse du moins sur chacun une destinée immortelle. […] Il n’immole aux vastes pressentiments qu’il nourrit ni l’ordre continu de la tradition, ni la croyance morale des siècles, le rapport intime et permanent de la créature à Dieu, l’humilité, la grâce, la prière, ces antiques aliments dont le rationalisme veut enfin sevrer l’humanité adulte.

527. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

C’est ici qu’il faut secouer tous les préjugés qu’on se passe de main en main depuis plus d’un siècle. […] Voici enfin la femme de la fin du siècle, qui montre la voie à la duchesse de Berry et devance la Régence ; la voici Qui souvent d’un repas sortant tout enfumée, Fait même à ses amants, trop faibles d’estomac, Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac. […] Son éducation, les habitudes et l’esprit de son siècle, tout conspirait à l’empêcher de prendre conscience de son originalité artistique. […] Les Satires et les Épîtres étaient des morceaux bien écrits, bien pensés, selon les idées moyennes du siècle. Ces gens-là étaient moins blasés que nous sur tous ces lieux communs de morale ; et, après tout, il n’y avait guère plus d’un siècle qu’on les avait trouvés ou retrouvés.

528. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre IV. Le patriarche de Ferney »

Cependant il écrivait dans son roman de l’Ingénu (1767) contre les lettres de cachet, question actuelle, s’il en fut, d’un bout à l’autre du siècle. […] Elle ne respectait pas les plus vraies gloires du siècle, elle les démolissait à coups d’ironies et d’épigrammes : Voltaire eut la petitesse d’être gêné par la grandeur de Montesquieu. […] Il ne se rencontra pas, par malheur, dans le siècle un autre Voltaire pour faire sur cette grotesque invention une autre Diatribe du docteur Akakia. […] Dans les dernières années, cette gloire de Voltaire tourna en idolâtrie sentimentale ; l’enthousiasme attendri était la mode du jour, la caractéristique de cette fin du siècle et de la monarchie. […] Il manqua de gravité, de décence, de respect d’autrui et de soi-même : qui donc en ce siècle avait souci d’embellir son être intérieur ?

529. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Notre siècle a vu des beautés lyriques qui nous rendent sévères pour la muse artificielle de J. […] On lisait la Henriade, il y a un siècle, les amis de Voltaire pour le plaisir qu’ils y prenaient, ses ennemis pour y trouver des raisons de ne pas l’aimer. […] Il y a un mot d’un grand acteur du commencement de ce siècle, qui doit faire règle sur ce point. […] Tous les bons juges des choses de l’esprit dans notre siècle en ont parlé, et, j’ajouterais, en ont tout dit, si André Chénier n’avait de commun avec tous les grands poètes que tout en a été dit et que tout en est encore à dire. […] Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques, pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle, sans en avoir l’étiquette.

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