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505. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Parce qu’il faut un sentiment plus fin pour saisir le caractère de l’art de Boileau, est-ce une raison pour nier qu’il soit poète ? […] Surtout il ne doublera guère sa sensation de sentiment : nature droite, brusque, irritable, il manque de sensibilité. Il a le cœur bon : mais sa bonté ne passe pas dans son imagination ; elle se réalise en jugements, puis en actes, jamais en émotions, en représentations capables d’exciter le sentiment seul en dehors d’un objet présent qui sollicite aux actes. […] Nous ne concevons pas ce sentiment sans un amour désintéressé, une sympathie profonde, ni presque sans un tour d’imagination religieusement panthéiste. […] Il n’y a là-dedans ni sentiment, ni passion, ni roman, ni drame, ni comédie.

506. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre III. L’Histoire »

Il y a ici un accent, une note que ne donnent ni l’intérêt politique, ni la conviction personnelle, ni le simple esprit guerrier : il y a ici du sentiment qui mène Yvain à la fontaine merveilleuse. […] Il y a en lui un sentiment, principe et limite ci la fois de l’individualisme, qui le légitime et le contient ; ce sentiment, tout-puissant sur lui, et qui lui sert de règle à juger toutes les actions d’autrui, c’est l’honneur féodal, le respect du pacte et du lien social, qui lient unis le vassal et le suzerain. […] Eclairé ainsi par ses propres sentiments, Villehardouin a touché juste. […] La pieuse gravité, l’affectueuse et paternelle sollicitude du roi font un contraste avec les sentiments ou trop mondains ou tout humains du sénéchal, avec le vif et plaisant naturel de ses réponses, quand il proteste de ne jamais laveries pieds des pauvres, « ces vilains !  […] Après un demi-siècle, il retrouve les sentiments complexes du jour du départ, l’allégresse, l’anxiété, le regret, tout ce que le connu que l’on quitte, et l’inconnu où l’on va, peuvent mêler d’agitations morales aux impressions physiques de l’œil et de l’oreille.

507. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

D’autant que, par un effet de la nature même des choses, les sentiments et l’idéal bourgeois ne pouvaient qu’être et paraître une perpétuelle dérision de l’esprit aristocratique. […] C’est toujours la même absence, si complète qu’elle en devient étrange, du sentiment de la nature, en faisant de toute la nature, des bois, des prés, des eaux, la scène multiple et changeante du drame. […] Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement. […] Ils n’ont même pas pour les trompeurs, les coupables, les vicieux, cette pitié attristée qui naît du sentiment de l’humaine fragilité. […] Aussi n’y a t-il rien de creusé, qui mette à nu les sentiments intimes et le mécanisme secret des âmes : ou, si l’on veut, on n’y rencontre pas de types généraux, ni d’analyses exactes.

508. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre II. Corneille »

Pour lui, il a sur les unités le sentiment qui est celui du public, et qui les a établies : elles sont l’expression de « la raison naturelle » ; elles donnent la vraisemblance, et un air de réalité au poème dramatique. […] Et si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. […] Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. […] Il a peint des femmes toujours viriles, parce que toujours elles agissent par volonté, par intelligence, plutôt que par instinct ou par sentiment.

509. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »

Ce nom est plus qu’une définition ; il exprime un sentiment. […] Marguerite est le nom d’une fleur ; les poètes firent de la marguerite la reine des fleurs, et ce qui serait le plus souvent une fadeur de la flatterie était alors une image de sentiment. […] De là une quantité d’idées délicates, d’observations fines, exprimées avec grâce, et beaucoup de créations charmantes dans la langue des sentiments du cœur et de la politesse. […] C’est la même langue, abondante, facile, sans expressions fortes, sans hardiesses, sauf dans quelques passages sur Dieu, où Marguerite, tantôt par la foi, tantôt par le sentiment, s’élève à ces pensées qui ne se rendent que par des expressions créées. […] La Réforme, qui la trouva et la laissa catholique, lui inspira l’esprit de tolérance, né de l’esprit d’examen et perfectionna ses sentiments religieux, au prix toutefois d’un peu de jargon théologique dans ses écrits.

510. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre quatrième »

L’Ode au comte du Luc est même un chef-d’œuvre pour qui ne demande à l’ode ni une raison exacte, ni un sentiment profond, ni le feu, si différent de cet enthousiasme que simule le versificateur par la violence des figures de mots. […] André Chénier eut tous les grands sentiments où se nourrit la poésie durable, droiture, candeur, désintéressement, Une muse naïve et de haines exempte. […] A tous les grands sentiments se joignait dans André Chénier une raison supérieure. […] C’est à peine si çà et là un hémistiche commun, une rime un peu maigre, un vers pensé où l’on voudrait un sentiment, donnent la date du morceau. Tous les sentiments y sont purs des deux défauts auxquels nul n’échappe en parlant de soi, l’exagération et la familiarité.

511. (1887) Discours et conférences « Rapport sur les prix de vertu lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française »

Dans les légendes du moyen-âge, souvent si philosophiques, on voit percer à cet égard un sentiment dont la naïveté fait sourire. […] Un sentiment particulier, comme il en existe presque toujours chez les grands fondateurs, entraîna sa conviction et fixa son choix. […] Les confidences de ces jeunes pervertis sont faciles à obtenir ; car, ainsi que madame Gros le remarque, le premier sentiment qu’elle trouve toujours chez eux est la fierté de leurs crimes. […] Le naturel, l’élan de cœur, la vivacité, l’entraînement, un esprit prodigieusement inventif, joint à une fermeté à toute épreuve, font de madame Gros un exemple unique peut-être de l’art d’exprimer au peuple dans son langage les plus hauts sentiments. […] Mistral a obéi là à un sentiment très juste ; il a craint peut-être que les vertus un peu démodées du bon Simian n’eussent pas quelque chose d’assez civique pour mériter de grosses approbations officielles.

512. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments, et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. […] Mme Necker, sous son air froid et contenu, aimait son mari avec exaltation, avec culte, et lui il la payait en retour du même sentiment. […] Le sentiment, en elle, était parfait ; mais, dans sa tête, la pensée était souvent confuse et vague. […] La nature, qui devient ainsi le garant et l’interprète de l’amour conjugal, se plaît à consacrer de son inimitable pinceau les chastes sentiments d’une femme fidèle ; et tous les regards que jette un père attendri sur des fils qui lui ressemblent, retombent sur leur mère avec une nouvelle douceur. […] Nos goûts sont changés, nos pensées sont affaiblies, le témoignage et l’affection d’un autre sont les seules preuves de la continuité de notre existence ; le sentiment seul nous apprend à nous reconnaître ; il commande au temps d’alléger un moment son empire.

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