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184. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre premier. Que personne à l’avance ne redoute assez le malheur. »

L’horizon recule devant soi à mesure que l’on avance ; on essaye de penser pour vaincre les sensations, et les pensées les multiplient ; enfin, l’on se persuade bientôt que ses facultés sont baissées, la dégradation de soi flétrit l’âme, sans rien ôter à l’énergie de la douleur ; il n’est point de situation dans laquelle on puisse se reposer, on veut fuir ce qu’on éprouve, et cet effort agite encore plus ; celui qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut s’intéresser encore à lui-même, n’est pas malheureux. […] Si les paroles pouvaient transmettre ces sensations tellement inhérentes à l’âme, qu’en les exprimant, on leur ôte toujours quelque chose de leur intensité ; si l’on pouvait concevoir d’avance ce que c’est que le malheur, je ne crois pas que personne pût rejeter avec dédain, le système qui a pour but seulement d’éviter de souffrir.

185. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre premier. Du rapport des idées et des mots »

Bien plus : à l’origine, ils sont tous vivants et, pour ainsi dire, chargés de sensations, comme un jeune bourgeon gorgé de sève ; ce n’est qu’au terme de leur croissance, et après de longues transformations, qu’ils se flétrissent, se raidissent, et finissent par devenir des morceaux de bois mort. […] Encore aujourd’hui, si éloignés que nous soyons de l’imitation corporelle, ils gardent avec eux une partie du cortège qui les entourait à leur naissance ; ils renaissent en nous accompagnés par l’image des gestes que nous avons faits lorsqu’ils sont venus sur nos lèvres ; ils traînent après eux la figure de l’objet qui pour la première fois vous les fait jaillir… De sorte qu’un mot bien choisi fait en nous comme un éveil de sensations ; par lui un point clair se détache, et tout alentour apparaissent et s’enfoncent par échappées les choses environnantes.

186. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Laforgue, Jules (1860-1887) »

Paul Adam, à une génération qu’immortalisera Jules Laforgue, qu’importe, au surplus, la sensation de son existence ? […] Mais partout, et dans les plus cursives piécettes, se révèlent les qualités qu’ils contiennent ; et je crois que le vrai souvenir à donner à ce volume premier serait d’en garder dans sa mémoire quelques strophes qui sont des commencements de poèmes infinis, des débuts de sensations immortelles.

187. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome I

La foi s’en ira, mais le mysticisme, même expulsé de l’intelligence, demeurera dans la sensation. […] Tout ne vous invite-t-il pas à faire de votre âme une mosaïque de sensations compliquées ? […] C’est le mal dont il a tant souffert qu’il a incarné en eux, le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments. […] Pourquoi ne pas employer cette prose de sensations presque vivantes à peindre les images qui hantent un cerveau ? […] Avec eux, il attribue à la sensation l’origine de toute notre pensée.

188. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXVIII. M. Flourens »

Non, il prit tout simplement et tout brutalement le cerveau, le découvrit, le disséqua, et, sous la pointe de ce scalpel, qui est le seul instrument de vérité pour les matérialistes, il montra que le cerveau était le siège exclusif de l’intelligence ; que l’ablation d’un de ses tubercules déterminait la perte du sens de la vue, mais que l’ablation d’un lobe laissait la sensation et détruisait seulement la perception. Il établit que l’un était un fait sensorial, l’autre un fait cérébral, et que la sensibilité n’était et ne pouvait jamais être l’intelligence, pas plus que l’idée, la sensation. […] c’est le dernier fait sous lequel s’enterrera le Matérialisme et cette philosophie de la Sensation, qui a longtemps régné et qui se raccroche en ce moment au Panthéisme, pour ne pas tout à fait périr et pour retrouver plus tard le moyen de vivre.

189. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vernet » pp. 130-167

Il y a des sensations composées, et c’est la raison pour laquelle il n’y a de beaux que les objets de la vue et de l’ouïe. écartez du son toute idée accessoire et morale, et vous lui ôterez la beauté. […] C’est tout ce que je disais au fond de mon âme, mais comment pourrais-je vous rendre la variété des sensations délicieuses dont ces mots répétés en cent manières diverses étaient accompagnés. […] Pendant un assez grand nombre d’années, à chaque mot prononcé, l’idée ou l’image nous revenait avec la sensation qui lui était propre, mais à la longue nous en avons usé avec les mots, comme avec les pièces de monnaie : nous ne regardons plus à l’empreinte, à la légende, au cordon, pour en connaître la valeur ; nous les donnons et nous les recevons à la forme et au poids : ainsi des mots, vous dis-je ; nous avons laissé là de côté l’idée ou l’image, pour nous en tenir au son et à la sensation. Un discours prononcé n’est plus qu’une longue suite de sons et de sensations primitivement excitées ; le cœur et les oreilles sont en jeu, l’esprit n’y est plus. C’est à l’effet successif de ces sensations, à leur violence, à leur somme, que nous nous entendons et jugeons ; sans cette abréviation nous ne pourrions converser, il nous faudrait une journée pour dire et apprécier une phrase un peu longue.

190. (1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63

Il n’était chez lui et dans son domaine que le soir, les verrous tirés, seul, sous sa lampe, libre avec le papier, assez refroidi par le demi-oubli et par l’absence pour noter ses sensations. […] Quand un homme nous donne des sensations, nous ne le quittons plus. […] Il y gagne la force ; car il y prend le droit d’aller jusqu’au bout de sa sensation, d’égaler les mouvements de son style aux mouvements de son cœur, de ne ménager rien, de risquer tout. […] Le duc de Béthune bavardait des misères, et le duc d’Estrées grommelait en grimaçant sans qu’il en sortît rien. » Ailleurs, les mots entassés et l’harmonie imitative impriment dans le lecteur la sensation du personnage. […] Ce style bizarre, excessif, incohérent, surchargé, est celui de la nature elle-même ; nul n’est plus utile pour l’histoire de l’âme ; il est la notation littéraire et spontanée des sensations.

191. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »

Pour que la parole intérieure devienne exclusive de la sensation actuelle, il faut et il suffit qu’elle nous intéresse ; or le drame que nous imaginons peut nous intéresser faiblement : il n’est souvent qu’une rêverie qui nous repose et à laquelle nous ne nous attachons pas ; et, si notre passion nous intéresse toujours, le moindre problème de science ou de conduite peut tout aussi bien concentrer sur lui la totalité de la conscience ; une méditation purement intellectuelle peut rendre momentanément aveugle et sourd celui qui s’y livre. […] Ceci mérite peut-être une démonstration méthodique : 1° D’une part, si l’on croit aux esprits, il est normal qu’un pur esprit se manifeste par des sons, le son étant, de toutes nos sensations, la moins engagée dans l’idée de matière. Le son est immatériel, au point de vue phénoméniste, car il est par lui-même dépourvu de spatialité ; il est peu matériel, au point de vue substantialiste ; car, d’abord, il est impalpable ; ensuite, c’est une sensation relativement isolée, tandis que toutes les autres sensations, visa, odeurs, saveurs, sont intimement liées à des tacta ; que la matière soit la résistance tactile ou le lien commun de plusieurs sensations généralement simultanées, le son est donc la sensation qui exige le moins impérieusement l’idée d’une substance matérielle. […] Si l’excitation intérieure continue à croître, l’état de l’âme doit s’exprimer par un phénomène qui lui soit égal en intensité ; alors la parole intérieure vive ne suffit plus ; l’âme a besoin de sensations fortes, de bruit et de mouvement ; la parole extérieure, qui ébranle fortement les nerfs du toucher comme ceux de l’ouïe, jaillit des lèvres ; aux mouvements de la phonation se joignent ceux de la physionomie, des bras, des jambes : on gesticule, on se promène sans but, uniquement pour se sentir vivre, comme si le degré maximum de la sensation était pour l’état mental le plus intense un complément esthétique à l’attrait irrésistible ; l’âme envahie par un sentiment violent ou par une conception vive de l’imagination n’a plus de conscience pour le milieu qui l’entoure ; elle l’oublie, elle l’ignore momentanément, et, avec lui, les convenances, la réserve, les habitudes sociales qu’il impose ; par les sensations qu’elle se donne, elle se crée un milieu artificiel en accord avec le phénomène dominant et exclusif qui la possède ; elle est tout à son rêve ou à sa passion, et ce qui s’est emparé d’elle tout entière est par là même maître absolu du corps comme de l’âme220. […] Ensuite, les esprits exercés à la méditation savent se passer de ce secours d’un état fort [voir plus haut, § 3], ou bien, s’il leur faut absolument associer une sensation à leur pensée du moment, ils remplacent avec avantage les sons par l’écriture, qui conserve les idées pour l’avenir, après les avoir aidées à naître.

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