Il commence avec grandeur et par une large similitude : Comme on voit que de braves soldats, en quelques lieux écartés où les puissent avoir jetés les divers hasards de la guerre, ne laissent pas de marcher dans le temps préfix au rendez-vous de leurs troupes assigné par le général ; de même, le Sauveur Jésus, quand il vit son heure venue, se résolut de quitter toutes les autres contrées de la Palestine par lesquelles il allait prêchant la parole de vie ; et sachant très bien que telle était la volonté de son Père qu’il se vînt rendre dans Jérusalem, pour y subir peu de jours après la rigueur du dernier supplice, il tourna ses pas du côté de cette ville perfide, afin d’y célébrer cette Pâque éternellement mémorable et par l’institution de ses saints mystères et par l’effusion de son sang. […] Il montre ce Sauveur qui cherche avant tout la misère et la compassion, évitant de prendre la nature angélique qui l’en eût dispensé, sautant par-dessus en quelque sorte, et s’attachant à poursuivre, à appréhender la misérable nature humaine, précisément parce qu’elle est misérable, s’y attachant et courant après quoiqu’elle s’enfuît de lui, quoiqu’elle répugnât à être revêtue par lui ; voulant pour lui-même une vraie chair, un vrai sang humain, avec les qualités et les faiblesses du nôtre, et cela par quelle raison ? […] … Ici encore il me semble que Bossuet jeune excède un peu ; et de même que, dans la première partie, il avait été jusqu’à parler, à propos du Dieu fait homme, des qualités du sang et de la température du corps, il va insister dans cette seconde partie sur les horreurs de la famine et les détails infects de la contagion.
En montrant leurs fronts cicatricés, en comptant le nombre des ennemis dont ils avaient versé le sang, ils croyaient captiver le cœur des femmes. […] Le déluge, dans leurs traditions, c’était la terre inondée de sang. […] Il fallait rendre au meurtre ses épouvantables couleurs ; il fallait faire horreur du sang et de la mort ; et la nature ne permet pas que la sympathie s’exerce tout entière au dehors de nous.
« Elle n’est pas venue, dit-il : elle viendra. » Espérons-le avec lui : il est de ceux qui ont le plus droit de la promettre ; car il la sert, il en hâte le triomphe ; et certes, lorsqu’à la lecture de son livre nous voyons ce que nos pères ont souffert pour elle, et que nous sentons en nos cœurs ce que nous serions prêts à souffrir nous-mêmes, quand il nous semble qu’à travers les larmes, le sang et d’innombrables douleurs, tout a été préparé par une providence attentive pour son mystérieux enfantement, nous ne pouvons imaginer que tant de mal ait été dépensé en pure perte, que tant de souffrances aient été vainement offertes en sacrifice ; et dût-il nous en rester encore quelque part à subir, nous croyons plus fermement que jamais au salut de la France. […] Saint-Marc Girardin, que le sang coulait dans Paris depuis les journées de la Révolution (Souvenirs et réflexions politiques d’un journaliste pag 8). »
Il est donc impossible de soulever ici aucune question de race et de rechercher quel sang coulait dans les veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans l’humanité les distinctions de sang.
La guerre, qui fut un moyen de civilisation et de perfectionnement pour le genre humain, ne peut plus avoir ce noble et honorable but ; et il est permis d’espérer que ce terrible engrais de sang ne sera plus nécessaire pour fertiliser les vastes champs de l’intelligence ; le courage, le dévouement, la générosité, le génie lui-même, trouveront peut-être d’autres emplois non moins admirables sans entraîner tant de calamités. […] D’ailleurs on ne peut ni rétablir l’ignoble supplice de la corde, ni conserver cet atroce mécanisme qui versa comme un automate le sang de tant de martyrs.
Qu’il ait été un satirique effréné, à outrance, qu’il ait exagéré, qu’il en ait trop dit, que les objets se soient grossis, se soient défigurés sous la dilatation de son regard épouvanté ou indigné, qu’il ait calomnié même par le fait, mais à ses risques et périls, et en mettant sa tête au jeu sans la réclamer, la Critique, qui sait bien qu’un jour il parla la pensée de la France, et que l’homme qu’il accusait avait lui-même, par sa conduite et ses maximes, épaissi sur sa tête la nuée livide de si effroyables soupçons, la Critique l’innocenterait sans peine, si seulement il avait eu la bonne foi de sa colère, le vulgaire mouvement de sang de son indignation ! […] Le mal n’est point — comme le dit ce prudent de Lescure un peu à la légère — d’être un satirique, d’avoir suivi cette vocation terrible qui ne rapporte que des douleurs à ceux qui l’ont, d’avoir touché à cette arme « sur laquelle on mêle son sang à celui de la victime », mais d’avoir été un satirique à froid, sans sincérité profonde, esclave des autres, et ne s’appartenant pas, à soi !
Mais le ton, — je ne sais pas si je me trompe, séduit par ce bonheur d’expression du livre et par le charme de Frédéric Masson, — je le trouve bien près d’être exquis… Cette histoire, faite de détails familiers et intimes, est une histoire domestique du marquis de Grignan ; mais cette histoire, au fond très touchante, si on veut bien y réfléchir, est, comme je l’ai dit, l’histoire, sous le nom de Grignan, de toute la malheureuse noblesse de France, descendue de sa hauteur féodale, et se pressant, avec un incroyable amour, — un amour de race, — autour de cette Royauté qui l’a frappée un jour avec la hache de Richelieu, mais qui n’avait pas fait couler avec son sang ce vivace royalisme qu’elle avait au fond de ses veines… Il en était resté, et Louis XIV, le vampire de cette noblesse et qui se nourrissait de ses richesses et de son sang, ne l’épuisa pas.
Il n’avait pas seulement, comme tous les romantiques du temps, fait ses humanités dans Shakespeare et bu dans la coupe Tête de mort où lord Byron avait laissé le sang de ses lèvres pour sa peine d’avoir osé jouer avec la douleur ! […] Mais n’y a-t-il pas dans cette poésie antithétique, dure, noueuse, qui heurte, dans un rapprochement si imprévu, l’idée de la vallée de Josaphat contenant le monde ressuscité à la fin des temps et l’idée du champ de la mémoire contenant aussi l’univers et son passé dans la tête de chaque homme en particulier, n’y a-t-il pas quelque chose de cherché, d’efforcé, d’insolite, qui sent l’alchimie d’un cerveau plus ou moins puissant, mais qui n’est pas l’originalité franche des grands poètes, — qui n’est pas le sang pur et si facilement jaillissant de la véritable originalité ?