Combien l’effet représentatif réel est violent par rapport à cet effet représentatif idéal ! […] La mise en scène est conditionnée par la logique de l’esprit, qui est exactement la même au théâtre que dans la vie réelle. […] On peut le croire, car elle pousse furieusement à l’envahissement de la scène par le réel, et elle n’y réussit que trop bien. […] Quelques-uns ont critiqué, à tort, à mon sens, cette recherche d’un effet réel. […] En outre, la recherche de l’impression réelle avait d’avance annihilé tout l’effort artistique des comédiens.
Il embrasse toutes les valeurs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les choses réelles, ou concevables sont susceptibles d’exercer sur nous un attrait ou une répulsion. » Or les émotions les plus douloureuses, les plus pathétiques d’un livre, même celles qui mènent les personnes sensibles jusqu’aux larmes, le spectacle d’une mort tragique, quelque lamentable infortune, l’injustice, la violence, la malveillance retentissent bien au fond de l’âme, comme le feraient à peu près des spectacles analogues réels, mais dépouillés de la plus grande partie de leur amertume, et produisant surtout une excitation diffuse de l’esprit qui est plus exaltante en somme que déprimante. […] L’émotion esthétique d’un spectacle représenté, se distinguera de l’émotion d’un spectacle réel perçu, et à plus forte raison de l’émotion résultant d’un spectacle auquel il prend une part personnelle […] Au contraire, dans l’émotion réelle, ces images ont toute l’intensité que leur donne la certitude de leur réalité, et, dans le cas d’une participation personnelle, la certitude qu’elles vont passer à l’état de sensation. […] Que des objets utiles, bons, agréables, réels, vivants peuvent susciter une émotion esthétique quand ils sont seulement utiles, bons, etc. […] Léon Dumont (Théorie scientifique de la sensibilité) estime que dans les œuvres pathétiques l’intérêt subsiste en raison d’une pitié et d’une répulsion semblables à l’émotion qu’inspireraient des spectacles pathétiques réels.
Au contraire, une hallucination véridique par exemple — l’apparition d’un malade ou d’un mourant à un parent ou à un ami qui demeure très loin, peut-être aux antipodes — est un fait qui, s’il est réel, manifeste sans doute une loi analogue aux lois physiques, chimiques, biologiques. […] Si la télépathie est un fait réel, c’est un fait susceptible de se répéter indéfiniment. […] Si le tableau était la reproduction d’une scène réelle, il fallait, de toute nécessité, qu’elle aperçût cette scène ou qu’elle fût en rapport avec une conscience qui l’apercevait. […] Bien des faits semblent indiquer que le passé se conserve jusque dans ses moindres détails et qu’il n’y a pas d’oubli réel. […] Leibniz disait que chaque monade, et par conséquent, a fortiori, chacune de ces monades qu’il appelle des esprits, porte en elle la représentation consciente ou inconsciente de la totalité du réel.
C’est que le monde où nous vivons, et que nous dénommons réel est une pure création de notre âme. […] Chacun des éléments a, ici, la valeur d’un accord harmonique : ces peintres, pour ne pas représenter une vision réelle, sont puissamment réalistes en ce qu’ils recréent une émotion totale, réelle et vivante. […] Tous ces maîtres ont prouvé que la peinture pouvait, avec un égal bonheur, être descriptive de sensations réelles, ou suggestives de réelles émotions. […] Il a justement dédaigné, pour cette fin, la reproduction exacte des formes réelles et de leurs tons. […] Déjà il négligeait, dans le besoin d’une émotion à créer, les couleurs et les lignes réelles des objets.
IV Après avoir écarté la conception d’une vérité objective assignant un but fixe à l’évolution de la vie, on a situé précédemment la cause de la production du réel, dont on vient de déterminer quelques modes, dans un désir de connaissance de soi-même, attribué à l’être métaphysique. […] Mais la loi de Bovarysme, qui gouverne l’existence du réel, intervient ici, ainsi qu’on l’a montré, pour imposer à la tendance que traduit cette formule, comme condition de sa persistance, le frein d’une tendance contraire. […] Il semblerait permis, d’après les uns et les autres, de supposer qu’une conception du réel, différente du tout au tout de celle que nous avons formée, fût possible, fondée sur une conception différente du temps, de l’espace ou de la cause, ou inventée peut-être avec d’autres artifices, d’autres points de repère, d’autres conventions arbitraires, d’autres moyens de connaissance. […] C’est contre cet écoulement indéfini de la substance phénoménale, entretenu et causé par les lois formelles que l’on vient de dire, que s’élève, pour créer le réel, ce pouvoir arbitraire de l’esprit qui, suscité par une utilité de connaissance, immobilise et charge des liens de la vérité cette matière fluide, lui imposant, le temps de la saisir, une forme définie, la tirant du chaos pour la réaliser. […] Afin de mettre encore en lumière le rôle prépondérant de l’utilité humaine en tant qu’elle confère la puissance aux vérités propres à constituer le réel, il convient de faire remarquer que ces vérités ne survivent pas à leur utilité.
. — La représentation faiblit et cesse de paraître objet réel. — Même lorsque la représentation demeure nette et colorée, elle cesse de paraître objet réel. — Mécanisme général de cette dernière rectification. — Elle consiste en une négation. — Elle se fait par l’accolement d’une représentation contradictoire. — Divers points sur lesquels peut porter la contradiction. […] Par cet accolement, la première se trouve affectée d’une négation, en d’autres termes niée à tel ou tel titre, tantôt comme objet extérieur et réel, tantôt comme objet actuel ou présent, et cette opération la fait apparaître tantôt comme objet interne et imaginaire, c’est-à-dire comme simple représentation et pur fantôme, tantôt comme événement passé ou futur, c’est-à-dire comme souvenir ou prévision. […] L’halluciné, même raisonnable, continue à voir ses fantômes comme extérieurs : en effet, les centres sensitifs fonctionnent exactement chez lui comme s’il y avait devant ses yeux des personnages réels. […] Si elle manquait, ces suites seraient la folie ; le malade imaginerait et raisonnerait d’après ses fantômes, comme il imagine et raisonne d’après les objets réels ; le micrographe essayerait d’effacer les taches grises qui recouvrent son papier ; Nicolaï demanderait aux amis imaginaires, qui viennent le visiter, comment ils se portent. […] En effet, à de certains moments, pendant une demi-seconde, on croit voir des objets réels ; je l’éprouvais tout à l’heure, et les artistes, les écrivains, tous ceux qui ont la mémoire exacte et lucide, savent bien qu’il en est ainsi ; une personne nerveuse, qui a subi une opération chirurgicale ou quelque accident tragique, porte le même témoignage18 ; l’acuité du souvenir est telle que parfois elle pâlit et jette des cris.
La notion d’être réel n’est pas la même chose que la notion d’objet. […] Mais nous concevons encore l’être réel, l’existence de la chose en tant qu’elle est à part de notre conscience, autre que notre conscience, indépendante de notre conscience. […] Mais la conscience n’est pas une région de l’espace ni du temps ; le seul fait d’avoir conscience d’une sensation présente, joint au souvenir d’avoir eu conscience d’une sensation passée et contraire, nous permet déjà de concevoir, au-delà de la sensation présente, d’autres sensations possibles, et, derrière cette possibilité de sensations, une activité réelle autre que notre sensation même. […] Ce n’est pas le non-senti et l’inconscient que nous objectivons sous forme de réel au-delà du senti, c’est au contraire le senti et le conscient que nous continuons au-delà du non-voulu, du forcé, surtout si ce forcé est douloureux. […] Nous projetons hors de nous une action plus ou moins analogue à la nôtre, et c’est cette action, placée ainsi derrière nos sensations, qui devient objet, et objet réel.
Il mesure l’écart qui existe en chaque individu entre l’imaginaire et le réel, entre ce qu’il est et ce qu’il croit être. […] Or elle entreprend sur le réel avec des moyens qui ne sont valables qu’à l’égard de la fiction. […] Pourtant un mobile réel demeure en ces fantoches : c’est l’instinct de conservation. […] Elle a perdu le pouvoir d’interposer son rêve entre sa vue et les réalités et d’en obscurcir le réel. […] Quelle influence singulière nous arrache ainsi à nous-mêmes et à l’heure présente, dressant l’idée en face de l’instinct, créant, à côté de nos besoins réels, des besoins imaginaires auxquels nous donnons l’avantage ?