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396. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVII. Mémoires du duc de Luynes, publiés par MM. Dussieux et Soulier » pp. 355-368

Lorsque le duc de Luynes, qui rapporte tout cela très correctement, avec la répétition d’une exactitude infatigable, lorsque le duc de Luynes écrivait de telles choses, il pouvait, en sa qualité de grand seigneur, parfaitement myope et naturellement fat, qui croyait la monarchie éternelle, se dire qu’il faisait là l’éducation de ses enfants, et qu’ils trouveraient dans ces récits paternels du goût, du parfum et de l’instruction, — l’instruction de ce singulier état de grand seigneur, tel qu’on l’entendait à Versailles, — et qu’ainsi, cela pouvait être utile, mais à présent et pour nous, à quoi cela est-il bon ? […] La solennité de son récit est digne de l’histoire de ces sortes de choses ; mais son honnêteté d’historien est bien plus comique encore que sa solennité, et c’est toujours un malheur que l’honnêteté puisse être comique !

397. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Th. Carlyle » pp. 243-258

Il s’en fait l’acteur par la pensée, ou du moins le chœur qui épousait l’action même et la vivait dans le drame antique, et cela communique à son récit un accent très particulier, qui n’est pas la particularité d’un faiseur de Mémoires qui raconterait simplement sa vie, et qui donne au sien une passion que n’a pas ordinairement l’Histoire. C’est la passion de l’Histoire même, la passion du récit, indépendamment des idées ou des sentiments qu’il exprime.

398. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « L’abbé Monnin. Le Curé d’Ars » pp. 345-359

Les questions que suscite la sainteté, qui est presque une monstruosité aux yeux des philosophes, doivent emporter l’écrivain qui pressent qu’on va les objecter à son récit, et c’est ce qui est arrivé à l’historien trop abondant du curé d’Ars. […] En effet, pour l’observateur qui étudie cette étrange figure du Curé d’Ars, avisé, futé, très fin au fond, malgré la sublimité des vertus que son âme avait contractée ; pour qui lit ces réparties spirituellement vengeresses de son humilité, qu’il adressait à ceux qui le persécutaient de leurs compliments et de leurs hommages, et dont l’abbé Monnin, qui n’oublie rien, a égayé doucement son récit, il est hors de doute qu’elle ne mentait pas, cette physionomie de Voltaire, et que, sans Jésus-Christ, le Curé d’Ars aurait été un de ces esprits charmants et mordants comme les aime le monde, au lieu d’être une âme angélique devant Dieu.

399. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Maynard »

Mais, puisqu’il faut se rabattre à la critique littéraire, disons que c’était presque une honte pour la littérature française que d’avoir de si magnifiques récits à mettre en œuvre sans une main qui fût attirée par ces magnificences et qui les plaçât dans la lumière, par amour seul de leur beauté. […] C’est un récit libre et ondulant, qui s’avance et se replie du xviie  siècle jusqu’à nos jours et de nos jours au xviie  siècle, quittant la vie du fondateur pour suivre la destinée des grandes œuvres qu’il a fondées.

400. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Ernest Hello »

parce que le théâtre ne peut pas dire tout comme le conte), passionne son récit d’une analyse plus passionnée que le récit même dans son acharnement, et cette analyse déchire tout et met tout en pièces fibre à fibre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans cet avare, dans ce vampire de l’or, qui le sucerait et l’avalerait, une seule fibre, une seule fibrille à montrer et à expliquer !

401. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Ernest Feydeau »

Jamais on n’aurait trouvé dans Fanny, dans Catherine d’Overmeire, ni dans Daniel (le plus mauvais de ses romans avant ceux d’aujourd’hui), quelque chose de comparable au commencement d’Un Début à l’Opéra, qui est purement et simplement une dissertation technique et numérotée sur l’intérieur de l’Opéra, l’administration supérieure, le directeur, les sujets de la danse, les protecteurs du corps du ballet, les auteurs, compositeurs, professeurs, maîtres de ballet, les habilleuses, les coiffeurs, les chefs de claque, les abonnés, les feuilletonistes ; et qui, placée là en dehors du roman, comme un feuilleton à part, pouvait se publier toute seule, puisqu’elle ne se rattache en aucun lien appréciable à l’économie du récit qui va suivre. […] III Rien de pareil ne s’était encore vu, même dans Feydeau, et il a si bien senti lui-même la puanteur de son sujet, choisi probablement par fanatisme d’exactitude, que lui, l’homme de la réalité exacte, et qui persifle si joliment les moralistes dans sa préface, a cru devoir se faire provisoirement moraliste contre l’épouvantable drôle, son héros, et le timbrer, pendant tout le temps que dure son récit, des épithètes de misérable, d’homme affreux, de coquin, comme s’il était, Feydeau, un des vertueux dont il se moque !

402. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon » pp. 423-461

Et la Fronde, quelle moisson nouvelle de récits de toutes sortes, quelle brusque volée d’historiens inattendus elle a enfantés parmi ses propres acteurs en tête desquels Retz se détache et brille entre tous comme le plus grand peintre avant Saint-Simon ! […] Toutes les heures qu’il peut dérober, il les emploie ; et puis vieux, retiré dans sa terre, il coordonne cette masse de matériaux, il la met en corps de récit, en un corps unique et continu, se bornant à la distribuer par paragraphes distincts, avec des titres en marge91 ; et ce long texte immense, il le recopie tout de sa main avec une netteté, une exactitude minutieuse, qualités authentiques qu’on n’a pas assez remarquées, sans quoi on eût plus religieusement respecté son ordre et sa marche, son style et sa phrase, qui peut bien être négligée et redondante, mais où rien (je parle des Mémoires et des notes) n’est jeté au hasard. […] Ce récit a de la netteté, de la fermeté ; le caractère en est simple ; on y sent l’amour du vrai. […] Dans le récit de ce premier procès au nom de la duché-pairie contre M. de Luxembourg, il y a un moment où l’avocat de celui-ci ayant osé révoquer en doute la loyauté royaliste des adversaires, Saint-Simon, qui assistait à l’audience, assis dans une lanterne ou tribune entre les ducs de La Rochefoucauld et d’Estrées, s’élance au dehors, criant à l’imposture et demandant justice de ce coquin : « M. de La Rochefoucauld, dit-il, me retint à mi-corps et me fit taire. […] [NdA] Moins au long toutefois qu’il n’a semblé jusqu’ici, d’après les éditions précédentes : car, dans la première qui a servi aux réimpressions, on a jugé à propos de transposer, du tome IIIe au XIXe , plus de 100 pages relatives aux grandesses d’Espagne, et on en a bourré le récit de l’ambassade de Saint-Simon.

403. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre III. La poésie romantique »

Il a écrit des romans : Cinq-Mars (1826), où l’histoire embrouille le symbole, et où le symbole fausse l’histoire, bariolage romantique de psychologie insuffisante, de description trop littéraire, et de mélodrame brutal, Stello (1832), Servitude et grandeur militaire (1835), où se trouvent des récits poignants et sobres, dignes pendants des poèmes ; il a composé des drames : un Othello (1829), une Maréchale d’Ancre (1830) et ce Chatterton surtout (1835), si sobrement pathétique, dont je ferais volontiers le chef-d’œuvre du théâtre romantique. Comme toutes ces formes narratives et dramatiques lui servaient à enfermer, à révéler son intime état de souffrance ou de volonté, ainsi ses poèmes, où il semblait devoir s’exprimer plus directement, ne sont lyriques aussi que par l’émotion subjective qui les a fait germer : ce sont des légendes mystiques, des contes épiques, des récits dramatiques. […] La chanson de Béranger est récit ou drame ; et chaque couplet met en lumière un des moments principaux de l’action. […] Il s’y était essayé dans la Mort de Socrate (1823), récit platonicien, parfois incohérent, souvent admirable, et dans le Dernier Chant de Childe-Barold (1825), où il a tiré le héros révolté de Byron vers sa propre ressemblance. […] Et Océano nox est l’abstraction sentimentale qui deviendra le récit épique des Pauvres Gens.

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