L’idée de ces deux essais philosophiques mérite d’être applaudie, mais elle est mal exécutée.
Madame Gervaisais est l’histoire de la conversion religieuse d’une âme, l’histoire du lent envahissement, pied par pied, pouce par pouce, ligne par ligne, de cette âme dite philosophique et que le catholicisme prend tout entière et emporte… Un tel sujet, assurément, peut être intéressant, mais cela est presque de la nosographie.
Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaqués à ce petit problème, qui toujours se dérobe sous l’effort, glisse, s’échappe, se redresse, impertinent défi jeté à la spéculation philosophique.
Ne vous souvient-il pas que Balzac avait inventé des théories chimiques, une réforme de l’administration, une doctrine philosophique, une explication de l’autre monde, trois cents manières de faire fortune, les ananas à quinze sous pièce, et la manière de gouverner l’État ?
Je crois, pour ma part, que le théâtre a ses lois ; et ces lois, si peut-être vous pensez avec moi que deux cent cinquante ans d’histoire sont une assez ample matière d’observation, assez riche en faits de toute sorte, je vais essayer, non pas du tout de les déduire a priori d’aucun principe philosophique, ou d’aucune idée préconçue de l’art du théâtre, mais de les induire de l’expérience et de l’histoire. […] Les prudes le font rire, d’un rire amer, un peu cynique parfois, « à la vieille française », philosophique aussi pourtant, le rire de Montaigne plutôt que de Rabelais. […] Si d’ailleurs cela tient à la hâte avec laquelle il travaillait, ou peut-être, si cette faiblesse aurait elle-même son explication dans la nature propre des dénouements de la comédie de caractères, ou encore, si quelque intention ironique, philosophique, symbolique s’y traduirait effectivement, c’est ce que je n’examine point62. […] Même pour Zénobie, nous avons beau faire, nous ne pouvons éprouver qu’une pitié philosophique et vague.
Ce sublime est la plaisanterie philosophique, mise en fiction : autant l’épopée sérieuse tend à rehausser les faits, à exciter l’admiration, autant ces épopées comiques tendent à déjouer l’enthousiasme, à exalter le ridicule. […] Lui, qui naguères signalait en ridicule le dénigrement de ce poème comme une espèce de mode introduite parmi les jeunes ri meurs, s’il revenait aujourd’hui parmi nous, il tournerait en dérision la manie contraire de nos littérateurs philosophiques qui, n’admirant dans l’épopée que le raisonnement et le probable ordinaire, exaltent l’ordonnance historique de la Henriade à l’égal des plans qu’ont exécutés les anciens poètes. […] Je ne saurais mieux exprimer la nécessité d’en user, qu’en citant l’exclamation d’un de nos poètes renommés qu’un jeune auteur consulta sur le plan d’une épopée prétendue philosophique, où les mystères de la religion devaient être expliqués par des phénomènes naturels ; mais, s’écria l’Aristarque, quel diable de Dieu mettrez-vous dans ce poème-là ? […] Il insiste sur ce point, et vous donne à juger combien il eût censuré le mode philosophique de Voltaire, qui substitue sans cesse les idées morales aux peintures visibles : Boileau ne blâme-t-il point assez expressément ceux qui n’osent de la fable employer la figure, « De chasser les Tritons de l’empire des eaux ; « D’ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ; « D’empêcher que Caron, dans la fatale barque, « Ainsi que le berger ne passe le monarque : « C’est d’un scrupule vain s’alarmer sottement, « Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
Dans Denise surtout, Mme Aubray, ayant un caractère plus spécial, un caractère plutôt philosophique que psychologique ; mais, pour nous en tenir à Denise, qui est tout à fait Claudie, — tous les spectateurs qui étaient déjà un peu vieux en 1884 s’en sont très facilement aperçus, — Dumas fils, dans Denise, a très bien vu que le personnage principal devait être Silvain, c’est-à dire Bardannes, et que le fond du drame ce devait être la lutte, au cœur de Bardannes, de sa passion, aidée de sa pitié, contre tous ses préjugés et toutes ses répulsions en quelque sorte physiques ; et il a donné à Bardannes un rôle beaucoup plus considérable, beaucoup plus important que George Sand à Silvain. […] De leur côté, Télamon et Néère se querellent, en amoureux qu’ils sont, et la présence de la source inspire à Néère des considérations philosophiques : « Tu m’aimes… depuis quand ? […] Je vais vous lire le chapitre… Donc c’est notre devoir philosophique et physiologique de nous épouser.
Mais ce n’est pas seulement l’amour, tel que le rêvaient nos devanciers, que représentent plusieurs romans des siècles précédents, c’est aussi l’amour tel qu’il est de tous temps ; leur œuvre n’a donc pas seulement un intérêt historique, elle offre aussi un véritable intérêt philosophique. […] Là où l’écrivain n’a eu ni suite dans les idées, ni plan régulier, ni système général, la critique ne doit rechercher aucune portée philosophique. […] Sans doute il y a à la fois dans cette coutume un sens philosophique et une pensée touchante. […] Nous aurions un traité philosophique de plus, traité fort éloquent, sans nul doute, et que se chargeraient de discuter les hommes spéciaux. […] Aussi surprendrons-nous étrangement ces délicats dédaigneux, si nous leur démontrons que Gaboriau, par la nature de son esprit, par la construction de ses œuvres principales, n’a pas fait du roman, mais de la logique ; qu’il s’est avant tout posé des problèmes, et qu’il les a résolus ; qu’il appartient beaucoup plus au jugement des érudits de la science philosophique qu’à celui du critique littéraire ; que la passion est exclue de ses livres ou seul domine le raisonnement ; en un mot que Gaboriau, si dédaigné de ses confrères, qui l’accusent d’avoir fait du roman vulgaire, est un logicien de premier ordre, un analyste remarquable, un des écrivains de notre temps qui ont le mieux enchaîné les effets à leurs causes, le plus clairement prouvé les dangers des erreurs possibles dans la déduction, des sophismes dans le raisonnement, des déviations dans l’ordre normal des preuves.