Quelques-uns firent cette police fort honnêtement, d’autres moins ; la plupart y apportèrent une certaine passion, mais presque tous, à les prendre au point de départ, agirent utilement. […] Malgré ses défauts et même ses vices, Geoffroy était un critique d’une valeur réelle, d’une grande force de sens, d’une fermeté un peu lourde, mais qui frappait bien quand elle tombait juste, d’une solidité de jugement remarquable quand la passion ou le calcul ne venait pas à la traverse. […] On sentait bien que sa légèreté n’était pas toujours naturelle, et que le poignet était pesant : pourtant il sut animer et féconder ce genre de critique en y introduisant les questions à l’ordre du jour, et en y mêlant à tout propos une polémique qui flattait alors les passions. […] Quand il ne se laisse point détourner par la passion ni déranger par certains calculs, il dit des choses qui se retrouvent vraies en définitive ; il a raison d’une manière peu gracieuse, mais il a raison.
Jeune, il eut une passion, il n’en eut qu’une, les belles-lettres. […] Un mot charmant qui exprime bien cette passion de d’Aguesseau pour les lettres, c’est ce qu’il dit un jour au savant Boivin avec qui il lisait je ne sais quel poème grec : « Hâtons-nous, s’écria-t-il ; si nous allions mourir avant d’avoir achevé ! […] Voilà la passion, elle donne des ailes. D’Aguesseau n’eut jamais des ailes et de la passion véritable qu’en cette matière des belles-lettres.
Jordan, né à Berlin en 1700, avait douze ans de plus que le roi ; sa grande passion était pour les livres et pour les miscellanées littéraires, pour ce genre d’érudition ou de critique qui était une continuation et comme un débris du xvie siècle, et qui, remplacé chez nous par une culture plus brillante au début du règne de Louis XIV, ne subsistait plus dans tout son honneur que hors de France, en Hollande, à Genève, à Berlin. […] À peine revenu à Potsdam, Frédéric écrit à Jordan : « Tu me trouveras bien bavard à mon retour ; mais souviens-toi que j’ai vu deux choses qui m’ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir : Voltaire et des troupes françaises. » Voilà, en effet, les deux passions de Frédéric, et qui se disputeront toute la première moitié de sa carrière de roi : la guerre et l’esprit ; être un grand poète, devenir un grand capitaine ! […] Mon âge, le feu des passions, le désir de la gloire, la curiosité même (pour ne te rien cacher), enfin un instinct secret m’ont arraché à la douceur du repos que je goûtais, et la satisfaction de voir mon nom dans les gazettes et ensuite dans l’histoire m’a séduit. […] Dès l’entrée en campagne, le roi a confiance en ses troupes ; il a su les animer de sa passion de gloire : « Mes troupes en ont le cœur enflé, et je te réponds du succès. » Au camp de la Neisse (15 septembre 1741), au moment où il espère encore amener M. de Neipperg à une bataille, le roi écrit : « Nous avons le plus beau camp du monde, et ces deux armées qu’on aperçoit d’un coup d’œil semblent deux furieux lions couchés tranquillement chacun dans leur repaire. » Un jour, trois ou quatre mille hommes de la garnison de Brünn, dans une sortie, attaquent un régiment de quatre cents Prussiens logés dans un village ; le village est brûlé, mais les ennemis sont repoussés et chassés sans avoir gagné le moindre avantage : Truchsess (le colonel), Varenne et quelques officiers, écrit le roi, ont été légèrement blessés ; mais rien ne peut égaler la gloire que cette journée leur vaut.
Patiens quia æterna… Il n’y a en ce monde, après la sympathie dans la sottise, qui fait, elle, les succès les plus rapides et les plus sûrs, il n’y a que la passion pour le succès d’un livre, la passion et la circonstance, à laquelle parfois le talent ne dédaigne pas d’attacher sa pensée, comme Samson attacha la torche à la queue de ses renards, pour tout incendier ! […] Il était de la race la plus distinguée des esprits, capable d’abstraction toute-puissante, avec la passion à côté, l’enthousiasme, toutes les grâces naïves et les noblesses de cœur qui font à un homme la plus belle aristocratie, et, malgré tout cela, c’est pourtant l’écrivain que, dans le silence dont nous nous plaignions pour lui au commencement de ce chapitre, un critique d’un talent aigu, mais épointé, ce jour-là, par le préjugé philosophique, n’a pas craint d’appeler « un marguillier ». […] Ce ne sont pas des moralistes ordinaires, quel que soit l’extraordinaire de leur talent, ce n’est ni Montaigne, par exemple, ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni Chamfort, ni madame de Staël (la madame de Staël du sombre livre de l’Influence des passions sur le bonheur individuel), ni même le religieux et platonicien Joubert, qui auraient pu écrire ce traité de « la Douleur », tracé d’une main si attendrie, mais si ferme, pour nous la faire comprendre et pour nous la faire accepter… On sent, en le lisant, qu’on n’a plus affaire ici à un moraliste au détail, inspiré par le spectacle isolé de la misère humaine, étudiée peut-être sur son âme, mais à une tête d’ensemble qui a une nette et transcendante conception de la vie et de la destinée, et qui fait rentrer la douleur dans la notion la plus profonde des choses et dans le pian providentiel de la Création.
L’âme humaine, captive de la matière, croit que ses passions sont une ressource, et que c’est se jeter par la fenêtre de sa prison que de se jeter à elles, et elle s’y jette ; mais c’est dans l’ennui qu’elle retombe, ennui plus creusé par sa chute, hélas ! […] Ces singuliers caméléon s, qui renvoient des couleurs plus brillantes au prisme de leur temps que celles qu’ils en reçoivent, se teignent le plus souvent de quelque passion de leur époque, qu’ils n’auraient certainement pas eue s’ils étaient venus plus tôt ou plus tard… Milton, le chantre de la Révolte, est d’un temps où les mœurs étaient régicides. […] Je veux parler de l’américain Edgar Poe, dont il nous a donné une traduction vraie comme la Passion et éloquente comme elle ; Edgar Poe, dont il a fait tellement peser sur lui l’influence, que je le défierais bien de maintenant l’effacer. […] Quincey fut plus heureux que Poe, mais il fut un homme de moindre organisation, de moindre passion, de moindre intensité.
Ce roi brave, mais d’une valeur moins éclatante que son père protecteur des lettres, mais sans cette espèce de passion qui tient de l’enthousiasme, et le fait naître chez les autres ; avide de gloire, mais incapable de cette hauteur de génie qui s’ouvre de nouvelles routes pour y parvenir ; gouverné par des favoris qui dirigeaient à leur gré sa faiblesse ou sa force, et poussé en même temps par l’esprit de sa nation et de son siècle, qu’il trouva créé et auquel il n’ajouta rien, n’eut ni dans l’esprit, ni dans l’âme, cette espèce de ressort qui fait la grandeur. […] Enfin, ses amours, ses faiblesses, tous ces sentiments, qui le plus souvent étaient des passions, et que les grâces d’un chevalier ennoblissaient encore, lorsqu’ils n’étaient que des goûts, ne paraissaient pas des défauts qu’on pût lui reprocher. […] Et qui, en voyant sur presque toute l’étendue de la terre, les hommes si malheureux, tant de fléaux de la nature, tant de fléaux nés des passions et du choc des intérêts, le genre humain écrasé et tremblant, éternellement froissé entre les malheurs nécessaires, et les malheurs que l’indulgence et la bonté auraient pu prévenir, peut se défendre d’un attendrissement involontaire, lorsqu’il voit s’élever un prince qui n’a d’autre passion et d’autre idée, que celle de rétablir le bonheur et la paix ?
« Il m’est arrivé autrefois de sourire de cet excès de passion rétrospective et de le railler ; mais qu’on sache bien que lorsque la critique s’applique à des talents aussi éminents, à des œuvres aussi distinguées, cette critique présuppose toujours une grande louange et une haute estime. […] « Dans les derniers temps, ayant usé cette passion qu’il avait eue pour les grandes dames et les héroïnes de la Fronde, M. […] Il y a joint depuis la plus belle collection littéraire d’éditions originales françaises qui se puissent voir, et des autographes aussi, et des portraits gravés, des épreuves de choix, tout ce qu’une curiosité éclairée peut rassembler de trésors utiles ; car en ce genre il accordait peu à la fantaisie, mais aussi il ne refusait rien à la passion : c’était sa seule et unique munificence.
Là où M. de Musset excelle, et là où nous le retrouvons avec tout son charme et son avantage, c’est dans le récit légèrement dramatique, coupé avec art, svelte d’allure, brillant de couleur et animé de passion. […] Avec des êtres arrivés à un certain degré d’expérience, de versatilité, de sophisme à la fois et d’imagination dans la passion, on est sur les sables mouvants ; il n’y a pas de raison pour qu’un résultat sorte plutôt que l’autre, pas de base où asseoir un intérêt moral, une conclusion à l’usage de tous. […] Qu’a donc de commun le développement, l’analyse morale d’une passion, d’une situation, avec ce quelque chose de fatigué et d’exalté, de factice et de physique ?