— Manque de passion personnelle et absorbante. — Flexibilité et désintéressement de son esprit. — Son talent pour se métamorphoser, pour embellir, et pour épurer. […] On aimait à se le figurer ainsi ; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. […] On regarda de plus près cependant, et l’on vit qu’il y avait un foyer de passion sous cette surface unie. […] Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle, — pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, et qu’il aimera un peu plus que son cheval. […] Il n’a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion.
La Guerre et la Paix, Anna Karénine, n’ont point à proprement dire de sujet, ni dramatique ou psychologique ; ils ne sont point, comme on dit, l’analyse d’un état d’âme, l’étude d’une passion, d’une faculté, d’un accident ; ils contiennent la vie même, toute la vie d’un groupe nombreux d’hommes étagés à tous les âges et conduits pas à pas, par une durée d’une vingtaine d’années, jusqu’au terme des grandes phases de leur carrière. […] L’épanouissement de Natacha, de ses yeux ravissants d’enfant-reine, à son charme vif, rieusement surpris de jeune fille, la plus fine, la plus frémissante, la plus gracieusement et tendrement jolie qui soit dans les livres, son égarement de passion et sa tristesse ployée, se joint à l’endurcissement progressif du prince Bolkonsky, impérieux, quinteux, puis follement colère, hors de lui de chaude usure et s’affaissant sur son lit de mort en une douceur timorée d’enfant vieillot, besoigneux d’aide. […] Ces êtres sont étudiés non en une aventure particulière, en une manifestation spéciale de l’une ou de l’autre des grandes passions humaines, mais suivis pas à pas dans leur carrière extérieure, leur évolution mentale et corporelle ; c’est le cours même de la vie, le flux des pensées, des forces, de l’existence, du temps en l’homme qu’ils montrent, comme ils mesurent de leur nombre et de leur variété l’épais enchevêtrement d’un peuple. […] Au ton des premiers romans, à l’absence de ces passages frémissants de passion où l’auteur, emporté par l’attrait de ses visions, précipite et dompte son style, à l’insouciance des développements, à toute la conduite lente et lasse de l’œuvre, on sent l’abîme qui se creuse entre l’auteur et son domaine. […] Ce problème est un objet de pensée que l’on ne tranche pas de quelques apostrophes : il appartient de le discuter à ceux qui sont fervents de vérité plus que de belles illusions, ne connaissent d’autre passion que celle d’égaler leur âme au système du monde.
Ainsi, scène, passion, style, tout est surhumain, et cependant la philosophie dépasse encore la scène, la description, la passion, le drame. […] Sans la victoire de l’âme sur ses passions, ou sans sa défaite, l’âme serait privée de ce qui fait sa principale grandeur : la moralité. […] C’est de cet équilibre entre l’intelligence et le sentiment, équilibre rompu sans cesse par la passion, rétabli sans cesse par la conscience, que résulte la moralité ou l’immoralité, la force ou la faiblesse, le crime ou la vertu, en d’autres termes le mérite ou le péché de l’âme. […] C’est par là que cette âme souffre, qu’elle jouit, qu’elle hait, qu’elle aime, qu’elle répugne, qu’elle désire, en un mot qu’elle éprouve en elle le mystérieux contrecoup des passions, passions qui sont presque toutes des sensations matérielles communiquées à l’âme immatérielle et transformées en sentiments. […] Pour qu’il fût libre, il fallait qu’il y eût combat méritoire et à armes égales entre son intelligence et ses passions ; il fallait que sa conscience fût en lui-même le juge de la victoire ou de la défaite.
M. de Chateaubriand, à la tribune des Pairs, eut ce jour-là de nobles paroles, et, cet autre jour, il en eut de malheureuses… » Sur les violences matérielles et les horreurs qui ensanglantèrent le Midi, on est unanime ; mais là encore on essaye de n’en pas trop dire et de limiter l’indignation ; on n’emprunte que discrètement à l’effroi de la tradition populaire qui a survécu et qui subsiste encore ; on craint de paraître donner dans la légende qui grossit les faits et les transfigure : à ce travail honorable, entrepris par de bons esprits qui ont oublié d’être de grands peintres, le courant incendiaire qui traversa alors et dévora toute une partie de la France, se dissipe et s’évapore ; l’atmosphère embrasée du temps ne se traduit point au milieu de ces justes, mais froides analyses ; l’air échappe à travers les mailles du filet, et c’est encore dans les historiens d’une seule pièce, d’une seule et uniforme nuance comme Vaulabelle, dans ce récit ferme, tendu et sombre, où se dresse énergiquement passion contre passion, qu’on reçoit le plus au vif et en toute franchise l’impression et le sentiment des fureurs qui caractérisent le fanatisme royaliste à cette époque. […] La condamnation de ces deux derniers, anciens généraux de brigade sous la République, et depuis longtemps rentrés dans l’ordre civil, présente des circonstances d’animosité féroce que l’historien, s’il ne se replonge dans les passions du temps, a peine à s’expliquer. […] Il n’est pas moins vrai que d’autres plus calmes, plus purement politiques, étaient obligés de conformer leur langage au ton que commandaient les circonstances, et de faire aux passions déchaînées quelques concessions apparentes, ou même réelles, pour tenter de les désarmer et de les réduire. […] Pour moi, je crois être bien plus dans le vrai en comparant ces hommes honnêtes et convaincus, je ne le nie pas, mais ces hommes prévenus, longtemps refoulés et comprimés dans leurs préjugés et leurs passions, sitôt que la fenêtre et l’air libre leur furent ouverts, à ces armes qui sont restées trop longtemps chargées et sans usage : dès qu’on veut s’en servir, elles courent risque de vous crever entre les mains et d’éclater. […] Singulière physionomie de cette Chambre où, pour la première fois, quelques-uns des plus hauts talents oratoires allaient se révéler à la France et à eux-mêmes, et prendre le rang qu’ils gardèrent depuis en face du pays, mais où bien d’autres, en revanche, allaient divulguer publiquement, par des motions insensées et funestes, les misères de leurs passions, les inconvénients de leur caractère, les faiblesses ou les ridicules de leur esprit, et s’y faire comme une effigie de première renommée qui ne s’effacera plus.
Lorsque les passions intestines mettent le désordre dans toutes les idées morales, il reste encore des vérités dont la route est connue et la méthode fixée. […] La table des morts et des naissances présente des résultats certains et invariables, aussi longtemps que subsiste l’ordre régulier des circonstances habituelles ; le nombre des divorces qui auront lieu chaque année, le nombre des vols et des meurtres qui se commettront dans un pays de telle population, et de telle situation religieuse et politique, ce nombre peut se calculer d’une manière précise ; et ces événements qui dépendent cependant du concours journalier de toutes les passions humaines, ces événements arrivent aussi exactement que ceux qui sont uniquement soumis aux lois physiques de la nature. […] Tout sujet qui devient susceptible d’évidence, sort du domaine des passions, qui perdent l’espoir de s’en emparer. […] Il est plus difficile de faire reconnaître l’évidence dans les questions politiques ; les passions ont plus d’intérêt à les dénaturer68. […] À force de chercher toujours des raisonnements dans le même sens, on ne voit plus les arguments qui les combattent ; l’irritation d’amour-propre que fait éprouver la contradiction exalte la passion, engage la vanité.
Mon seul vœu, c’est qu’en avançant, et sûr désormais de lui et de tous, comme il l’est et le doit être, il se méfie moins, qu’il s’abandonne parfois à l’essor, et qu’il ose tout ce qu’il sent ; voyageur, qu’il laisse étinceler cette larme amoureuse du beau, qui lui échappe en présence du Parthénon ou des marbres ioniens de l’Asie Mineure ; romancier, qu’il continue d’appliquer ses burins sévères et qu’il craigne moins, jusque dans la passion ou dans l’ironie, de laisser percer quelque attendrissement ; historien, qu’il laisse arriver quelque chose aussi de l’éloquence jusque dans la fermeté de ses récits ; que, dans la grande et maîtresse histoire qu’il prépare, il réunisse tous ces dons, et comme toutes ces parties séparées de lui-même, qu’il a perfectionnées avec tant de soin une à une ; qu’il les fonde et les rassemble désormais, et qu’il accomplisse avec toutes les forces qu’il possède, et avec ce feu qui unit le cœur à la volonté, cette belle histoire de Jules César, du plus ami de l’esprit entre les conquérants, du plus aimable entre les grands mortels. […] Dans Le Vase étrusque, l’auteur s’est plu à retrouver des passions fortes et à les dessiner en quelques traits jusque sous notre civilisation élégante ; plus habituellement, il s’est attaché à les découvrir ou à les créer hors du cadre des salons, et, se détournant des caractères effacés qu’on y rencontre, il s’est mis en quête des natures primitives appartenant à un état de société antérieur, et qui sont comme égarées dans le nôtre. […] Je n’essayerai point de détacher les mots de passion et de réalité admirablement jetés, et qu’il faut voir en place et encadrés comme ils sont. […] Frédéric aime une jeune fille, et elle-même l’agrée et l’accueille du premier jour ; mais ils se prennent, se quittent plus d’une fois, puis se retrouvent encore avant de s’apercevoir qu’ils s’aiment réellement et de passion. […] L’un a pour muses la fantaisie, la grâce et la passion : l’autre a la passion, l’étude et la réalité.
Les lois sont faites par ceux-là mêmes qui doivent en profiter ; les fonctionnaires n’ont qu’accidentellement des intérêts contraires à ceux du public ; au fond, leurs passions et leurs besoins sont identiques. […] Quant aux inconvénients et aux vices de ces institutions, Tocqueville en signale un grand nombre, tels que l’instabilité des lois, l’infériorité de mérite dans les gouvernants, l’abus de l’uniformité, l’excès de la passion du bien-être ; mais le mal décisif et générateur, celui qui produit ou envenime tous les autres, et contre lequel les États démocratiques doivent sans cesse lutter, c’est la tendance à la tyrannie. […] Ceux-ci, en effet, n’étant rien par eux-mêmes, sont les agents passifs de la majorité ; ils peuvent donc tout faire, pourvu qu’ils épousent ses passions : « garantis par l’opinion du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des choses dont un Européen habitué au spectacle de l’arbitraire s’étonne encore. » Une conséquence plus grave, et la plus grave de toutes, c’est l’asservissement de la pensée. […] Il la voyait plutôt amortissant les âmes que les exaltant, répandant la passion du bien-être plutôt que celle de la patrie. […] Il montrait qu’ils ne sont pas toujours en raison directe l’un de l’autre, que l’esprit d’égalité n’a rien à craindre, qu’il est irrésistible, qu’il trouve toujours à gagner, même dans ses défaites, que les gouvernements ont intérêt à l’encourager et à le satisfaire, que, soutenue par la passion des peuples et l’intérêt des souverains, l’égalité fera son chemin quand même et par la force des choses, qu’enfin le vrai problème ne consiste pas à chercher si l’on aura l’égalité, mais quelle sorte d’égalité on aura.
Rappelé à l’âge de vingt ans à l’île Bourbon par sa famille, Parny y trouva ce qui lui avait manqué jusqu’alors pour animer ses vers et leur donner une inspiration originale, la passion. […] Le poète est amoureux ; il l’est comme on l’était alors, et même un peu mieux, comme on l’est dans les époques naturelles, c’est-à-dire avec tendresse et abandon, d’une manière précise, positive, non angélique, non alambiquée, et aussi sans y mêler un sentiments étranger qui simule la passion et qui va par-delà. […] La passion chez Parny se présente nue et sans fard. […] Ce sont deux ou trois belles élégies que celles où il essaye de décrire le calme retrouvé ; où il retrouve tout à coup à l’improviste la passion tumultueuse, et où il invoque enfin avec succès la bienheureuse Indifférence : D’un long sommeil j’ai goûté la douceur, etc. […] Pour être un Tibulle entier, ce n’est pas tant la passion élégiaque qui a manqué à Parny, c’est le sentiment large et naïf de la nature champêtre, ce qui fait de Tibulle le digne second du chantre des Géorgiques.