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364. (1899) Le roman populaire pp. 77-112

Laissons dire volontiers que les fautes de goût abondent dans le détail, et notamment dans la légende des chapitres qui s’intitulent : « Que Mgr Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes ; — Fin joyeuse de la joie ; — Vagues éclairs à l’horizon ; — Madame Victurnien dépense 35 francs pour la morale ; — Comment Jean peut devenir champ ; — Dans quel miroir M.  […] Elle est humaine, elle est consolante : c’est la rénovation par le repentir, l’ascension du coupable, hors du crime, jusqu’aux limites où l’expiation surabondante couvre la faute, et la transfigure en une occasion de beauté morale, où le repentir dépasse l’innocence, et va plus loin qu’elle, dans le mérite devant Dieu et dans l’admiration émue des hommes. […] On pourrait facilement établir qu’Alexandre Dumas père, George Sand, Erckmann-Chatrian, Jules Verne, ont eu le secret de se faire entendre des masses, et comment, par le côté technique ou artistique, ils méritent d’être étudiés ; comment, d’autre part, la valeur morale est, chez eux, inférieure à la valeur littéraire, ou insuffisante, ou tout à fait absente. […] Et nous-mêmes, pouvons-nous penser le contraire, lorsque nous nous intéressons à tout ce qui peut relever la condition matérielle et morale du peuple, lorsque nous multiplions les écoles, les bibliothèques, les cours d’adultes, les conférences, lorsque nous préparons l’avènement d’un quatrième État, aussi bien par nos défauts et nos négligences, que par nos efforts directs ? […] « On n’a pas apprécié à sa valeur, disait-il très justement, l’instrument d’influence que peut être le roman-feuilleton, au point de vue de l’éducation intellectuelle et littéraire, et de la formation morale. » Et il ajoutait ces lignes, que je cite parce qu’elles indiquent bien un des caractères du roman populaire, qui doit être approprié au génie de la nation.

365. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

Il s’y détache comme des profils nettement tranchés, celui de l’homme de guerre, par exemple, tel qu’il apparaissait à nu et se dessinait au lendemain du premier Empire : « L’homme qui a toujours vécu dans les camps réduit toutes les questions de morale au mot d’honneur, tous les devoirs à l’observation de la discipline, et la vertu à la bravoure. […] Il y a dans le cœur des hommes plus de pauvreté qu’il n’y a de misère dans la vie. » La sévérité morale, si naturelle à la première jeunesse que rien n’a corrompue, s’y marque en bien des pensées : « Dès que l’on aime, on a besoin de s’estimer ; la dignité est inhérente à tous les sentiments passionnés et au désir de plaire. » « La sensibilité profonde est aussi rare que la vertu ; … le cœur qui peut se laisser séduire un instant ne s’attache véritablement qu’à ce qu’il respecte. L’estime est la plus forte de toutes les sympathies. » La religion n’est pas absente dans Émile ; sans parler de l’abbé de La Tour qui la représente dignement par la plus pure morale, le nom de Dieu y revient souvent et y est invoqué par la bouche d’Émile : « Il est impossible à l’homme qui médite souvent sur lui-même de ne pas remonter à la cause qui l’a fait naître ; toutes les grandes pensées aboutissent à Dieu… « Dieu existe ! […] La morale ne doit plus être qu’une démonstration mathématique dans un siècle où tout se réduit au positif des intérêts ; ce ne sont plus des préceptes qu’il faut, ce sont des exemples. La morale a changé de nom ; elle s’appelle maintenant statistique : c’est de la comparaison seule des faits que la vérité doit désormais jaillir… » Tel est ce petit livre où l’on ne saurait méconnaître le talent et dans lequel, à défaut d’éclat et d’originalité de forme ou de style, il y a exaltation, chaleur, et même de l’éloquence.

366. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

comment ne pas être tenté à tout instant et en chaque occasion de retomber, même quand on aurait cru dans un temps, et sous une influence bienfaisante, trouver la guérison morale et le bonheur ? […] Si je provoque le scandale, je hais le mensonge ; jamais, pour triompher d’une résistance, je n’ai eu recours à la comédie de l’amitié ; jamais je n’ai prodigué les feintes promesses ni les faux serments d’une éternelle flamme ; jamais je n’ai séduit, jamais je n’ai trompé… » Morale facile, morale commode, mais qui va devenir rare encore en ce siècle, s’il continue dans la voie où il est depuis quelque temps engagé, — et où il semble faire des progrès chaque jour, celle du faux-semblant convenu et de l’hypocrisie utile. […] Cette page est à joindre, pour l’ardeur et la vérité de l’expression, à toutes celles d’Alfred de Musset se rapportant à la même date morale. […] A partir de ce moment, les difficultés du drame ne sont plus que des complications scéniques et une affaire de dénoûment, mais la question morale est gagnée, au moins provisoirement et sur le point capital où elle était engagée.

367. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

Et cependant rien qu’avec sa galerie de la Fronde, et les dix-sept portraits qui la composent, et n’eût-il que ces pages à opposer à ses détracteurs, Retz écrase à jamais tous les Bazin du monde par la largeur et l’éclat de la vérité morale, par la ressemblance expressive des caractères et des figures ; il rejoint les Vénitiens. […] Pour de petits talents, passe ; mais quand le talent s’élève, quand il est cette puissance supérieure et magique qui sait voir et qui sait rendre, qui devine, qui ressuscite, qui crée de nouveau tout un passé évanoui, qui agrandit du même coup les horizons de la mémoire historique et ceux de la science morale, il mérite aussi quelque respect. […] Chéruel ne me semble pas assez reconnaître cette utilité pittoresque et morale de Saint-Simon. — Il croit avoir prouvé, par deux billets qu’il produit, que Saint-Simon en a imposé dans ses Mémoires sur le caractère de ses relations avec le duc de Noailles pendant la durée de leur brouille sous la Régence. […] Les courtisans souhaitèrent chacun qu’il se trouvât aussi importuné d’eux, puisque ces trois hommes avaient fait avec lui tout ce qu’ils avaient voulu toute leur vie. » Je ne sais si c’est là de la vérité historique, mais c’est assurément de la grande et éternelle vérité morale. […] Pour tout ami de la science morale et des études où se complaît la réflexion, j’appelle cela d’inappréciables bienfaits.

368. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre I. La tragédie de Jodelle à Corneille »

Avec le Cid se dégage la tragédie française : étude morale, humanité. […] Naturellement, selon les lois de l’éloquence et du lyrisme, leurs développements des situations particulières et des sentiments individuels tendent à l’universel, au lieu commun : d’autant mieux que, ne comprenant rien à la nature propre du drame, ils sont amenés fort logiquement à le prendre comme une allégorie morale, destinée à l’instruction : pourquoi raconterait-on ces choses extraordinaires, si ce n’est pour l’exemple ? […] Il s’en est servi pour resserrer le poème dramatique dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire pour placer l’intérêt dans l’action morale et dans le mouvement des caractères plutôt que dans l’agitation des corps. […] Il avait défini les caractères de l’action tragique : elle doit être morale et intérieure en son principe ; l’intéressant, ce n’est pas l’événement, c’est le sentiment, et les faits extérieurs, même nécessaires à l’action, ne valent que comme donnant une expression aux faits moraux, ou ayant sur eux un contre-coup. […] En revanche, il suppléera aux insuffisantes analyses du drame espagnol : il ajoutera la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, qui rend sensible le progrès de l’action morale, en enregistrant les plus légers changements de sentiment et même d’accent des deux amants.

369. (1829) De la poésie de style pp. 324-338

C’est toujours ou une idée morale, ou une vue sur l’histoire de l’Humanité, ou une observation délicate des mouvements de l’âme, rendus par une comparaison prise dans la nature physique ; c’est toujours l’abstrait sous des formes matérielles, souvent ravissantes. […] Nous arriverions peut-être ainsi à saisir le secret de cette manière qui consiste à ne développer jamais l’idée morale, mais à lui substituer un emblème ou un symbole. […] Si nous nous sommes bien fait entendre, on doit distinguer nettement le trope qui, suivant nous, est devenu l’élément d’un style commun aujourd’hui, style qui ne développe jamais l’idée morale en termes abstraits, mais prend toujours un emblème de cette idée, et pour elle donne un symbole, en un mot procède par allégorie, dans le sens restreint que nous avons donné à ce mot. […] L’étude solitaire et passionnée de la nature dans un philosophe moral devait en effet produire presque nécessairement une association d’idées qui menait tout droit au style symbolique : car quand ce philosophe veut exprimer une pensée morale, voilà qu’une image physique s’offre en même temps à son esprit, donne un corps à son idée abstraite, en devient la formule et l’emblème. […] Ainsi s’opère la fusion de l’idée morale dans l’image physique ; l’assimilation est parfaite.

370. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Revenons avec Vauvenargues à la pureté de la langue, à la sérénité des pensées et à l’intégrité morale. […] Qu’on lise les chapitres de son livre III sur le bien et le mal moral et sur la grandeur d’âme : jamais la morale de La Rochefoucauld étroitement interprétée, jamais la morale du xviiie  siècle, telle que vont la sophistiquer et la matérialiser grossièrement les Helvétius, les d’Argens, les La Mettrie et bien d’autres parmi ceux qui valaient mieux n’a été plus énergiquement et plus solidement réfutée. […] Et s’attaquant aux dérèglements de ceux qui visent à confondre ces distinctions aussi sensibles que le jour, il les presse sur l’évidence, il coupe court à leurs prétentions, sans tant raffiner qu’on a fait depuis sur la question épineuse et insoluble de la liberté morale : Sur quel fondement ose-t-on égaler le bien et le mal ? […] Vauvenargues, sous une forme plus modeste, porte dans la morale quelque chose du génie vaste et conciliateur qu’on admire chez Leibniz, et que lui il n’a pas eu le temps de développer et d’étendre dans tout son jour.

371. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le duc d’Antin ou le parfait courtisan. » pp. 479-498

Le caractère de courtisan n’est point très noble ni très relevé ; mais le duc d’Antin en a été en son temps un type si accompli, si merveilleux et si fin, qu’il mérite de rester à son rang dans une galerie morale, comme représentant à nos yeux l’espèce. […] Il en a écrit de deux sortes et sous deux formes différentes : 1º des Mémoires proprement dits sur les événements historiques auxquels il a assisté, et les affaires politiques auxquelles il a pris part ; ces Mémoires, souvent cités par Lemontey dans son Histoire de la Régence, sont restés manuscrits, et je ne les connais pas ; 2º indépendamment de cet ouvrage, qui paraît être très volumineux, puisque Lemontey en cite à un endroit le tome VIIIe, le duc d’Antin, dans une vue toute morale et de méditation intérieure, avait écrit pour lui seul une espèce de discours de sa vie et de ses pensées, à peu près comme Bussy-Rabutin, qui, en dehors de ses Mémoires, a fait un résumé de sa vie dans un discours destiné à ses enfants sous le titre de L’Usage des adversités. […] Son père l’avait emmené en Guyenne en bas âge ; là, dans son château de Bonnefons, il plaça près de lui un jeune précepteur, qui devint plus tard un prédicateur assez célèbre, l’abbé Anselme, sujet excellent, homme sensé et distingué, d’une piété éclairée, d’une morale exacte, qui donna à son élève les meilleurs préceptes et lui laissa les plus pures impressions : « Ce n’est point sa faute, dit M. d’Antin, si je n’ai pas l’esprit et le cœur faits comme je devrais l’avoir ; il n’y a rien oublié de sa part, ses paroles et ses actions étant toujours de concert. » Mais la nature avait mêlé dans cette âme délicate et molle des goûts de séduction qui ne demandaient que l’éveil. […] D’Antin, tout plat courtisan qu’il est, a donc une idée morale supérieure ; et, puisque j’en suis ici, non pas à le réhabiliter, mais à le montrer au vrai et sans que nous en puissions tirer orgueil, qu’on sache bien que la forme du courtisan n’a fait que changer ; elle a changé comme la forme même du souverain. […] C’était lui qui avait dit de d’Antin ce mot décisif : « Voilà comme un vrai courtisan doit être, sans humeur et sans honneur. » Il semblait que d’Antin eût fait son temps, et il se disposait à pratiquer enfin sa morale de retraite : Je voyais, dit-il (dans les huit jours qui précédèrent la mort du roi), je voyais tout le monde courre au soleil levant ; les gens attachés de longue main à M. le duc d’Orléans épanouissaient leur visage.

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