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204. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

J’en dirai autant de la conscience, cette preuve sans preuve que nous portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral : ses jugements, pour être certains, n’ont pas besoin d’autres témoignages qu’elle-même ; ce qu’elle condamne est mal, ce qu’elle approuve est bien ; que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible de protester. […] IV Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d’une démonstration absolue, comme l’existence de Dieu, ou supérieures et préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la conscience. […] Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir l’âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières vérités qui achèveront l’œuvre du monde moral. […] Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque génération se plaît à le croire : les vérités s’engendrent comme les générations ; elles sont aussi nécessaires à l’existence de l’âme humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres. […] Quant à sa philosophie, qui n’est nulle part aussi complètement exposée que dans le dialogue de Phédon, elle se résume, à travers un trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus scolastiques que philosophiques, dans un très petit nombre de vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes les philosophies modernes ont peu ajouté.

205. (1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135

Ces instincts étant de la nature humaine, il ne faut pas les blâmer, et le vrai système moral et intellectuel saura leur faire une part : mais cette part ne doit jamais être l’affaissement ni la superstition. […] On ne tardera point, ce me semble, à reconnaître que la trop grande précision dans les choses morales est aussi peu philosophique qu’elle est peu poétique. […] Dans l’état actuel, une extrême critique est une cause d’affaiblissement physique et moral ; dans l’état normal, la science sera mère de la force. […] Cela sera pourtant, du moment où elle aura créé dans le monde moral une conviction égale à celle que produisait jadis la foi religieuse. […] Les esprits délicats et fins sont seuls faits pour le vrai dans les sciences morales et historiques, comme les esprits exacts en mathématiques.

206. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

I Le vrai titre que j’aimerais à donner à cette étude, en la résumant au point de vue moral, ce serait : Bonstetten ou le vieillard rajeuni. […] Le phénomène moral qu’il nous offre est là, dans toute sa singularité. […] La direction de nos facultés morales tend à la vertu, comme celle de nos facultés physiques à la santé ; et l’âme du jeune homme que la première éducation n’a pas flétrie s’élève d’elle-même vers le ciel comme la tige d’une plante vigoureuse. Il est optimiste, sans doute, en parlant ainsi ; il juge des autres d’après lui-même ; mais cela reste vrai des belles âmes, des belles natures morales comme des beaux corps, et le divin aveugle l’a dit : Qu’aimable est la vertu que la grâce environne !

207. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Le calcul des probabilités morales peut souvent présenter un résultat inflexible, tandis que, lorsqu’on croit au surnaturel, l’impossible n’existe pas : ainsi l’espoir n’est jamais totalement détruit. […] Racine, en imitant les Grecs dans quelques-unes de ses pièces, explique, par des raisons tirées des passions humaines, les forfaits commandés par les dieux ; il place un développement moral à côté de la puissance du fatalisme : dans un pays où l’on ne croit point à la religion des païens, un tel développement est nécessaire ; mais chez les Grecs, l’effet tragique était d’autant plus terrible, qu’il avait pour fondement une cause surnaturelle. […] Eschyle ne présente aucun résultat moral : il n’unit presque jamais par des réflexions la douleur physique16 à la douleur de l’âme.

208. (1889) La critique scientifique. Revue philosophique pp. 83-89

Je ne saurais, toutefois, m’abstenir de remarquer qu’on ne saisit directement, par cette méthode, que l’homme intellectuel2 ; car elle consiste à subordonner, à l’étude des caractères mentaux, celle des caractères physiques, physiologiques, pathologiques et moraux de l’individu. […] Ou, plus justement peut-être, l’homme intellectuel et l’homme moral, un peu de l’un, un peu de l’autre. […] Une psychologie des peuples, est-il besoin de le faire remarquer, exigerait, outre la connaissance des événements artistiques, matière de l’esthopsychologie, celle des événements économiques, juridiques (moraux, religieux) et intellectuels (développement des sciences, etc.).

209. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire de la Révolution »

Le sans souci du détail, si on écrit une chronique dans laquelle il faudrait le culte du détail, et l’insouciance de tout ce qui n’est pas le gros fait accompli, insolent et heureux, si on écrit une histoire, ne sont ni le génie curieux de la chronique, ni le génie moral, sévère et mélancolique, de l’histoire. […] De tempérament, et je n’entends pas uniquement le tempérament physiologique, mais le tempérament moral, de tempérament l’auteur des Soixante ans est un écrivain d’imagination, qui est peut-être entré dans l’histoire encore plus pour faire des tableaux que pour faire de la politique ; car l’histoire a cela de bon qu’elle fournit l’occasion de peindre quand on ne sait pas inventer. […] Il a essayé de mettre son cœur dans sa tête, — au physique comme au moral un diable de mouvement peu aisé.

210. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Balzac »

Autant, à chaque œuvre nouvelle de Balzac, — de ce prodigieux producteur,  — il était impossible de ne pas convenir du prodige de sa production, autant on cherchait à diminuer, dans sa vie morale et pratique, l’être si souverainement supérieur dans l’ordre de l’esprit et de l’idéal ; — et c’est ainsi qu’on était parvenu à faire de la toute-puissance de Balzac quelque chose d’énorme, il est vrai, mais d’anormal, d’étrange, de mystérieux, d’absorbant, dans lequel l’homme moral n’était plus pour rien, quelque chose enfin comme une mécanique de génie, comme une splendide et énigmatique monstruosité ! […] Il eut dans le cœur, et sans défaillance, pendant ces longues années, l’enthousiasme, le courage, la pureté dans la passion, qui en est la vertu, la fidélité dans le souvenir et toutes les transcendances morales de l’amour le plus exalté et le plus délicat dans son dévouement et dans son expression. […] Il avait écrit à jet continu plus de quatre-vingts volumes, parmi lesquels cette Comédie humaine dont il a dit, avec le légitime orgueil qui nous venge de tous nos désespoirs : « Jamais œuvre plus majestueuse et plus terrible n’a commandé le cerveau humain. » La persévérance enflammée de Balzac fut inextinguible… et dans l’ordre moral elle est tout aussi étonnante que sa force de production dans l’ordre intellectuel.

211. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « MM. Delondre et Caro. Feuchtersleben et ses critiques. — L’Hygiène de l’âme » pp. 329-343

Il fallait laisser aux petits garçons d’Allemagne ce bâton de sucre d’orge intellectuel, puisqu’ils le trouvent bon, ou ces pilules de mie de pain morales, qui, du moins, ne leur feront pas de mal, comme on dit, si elles ne leur font pas de bien ! […] Il est vrai que Henri Heine se soucie peu de la précision scientifique, tandis que le baron de Feuchtersleben, qui s’en préoccupe, nous donne une idée de la sienne en écrivant sur Salvandy cette bonne phrase, par laquelle je veux finir : « Ce fut l’homme le plus moral des temps modernes. » Certes ! ce fut un galant homme que Salvandy, et il avait même, dit-on, une petite pente à augmenter son personnage ; mais « l’homme le plus moral des temps modernes ?? 

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