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1669. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre I. De l’action »

Une mouche survient et des chevaux s’approche, Prétend les animer par son bourdonnement, Pique l’un, pique l’autre et pense à tout moment          Qu’elle fait aller la machine ; S’assied sur le timon, sur le nez du cocher ;          Aussitôt que le char chemine,          Et qu’elle voit les gens marcher, Elle s’en attribue uniquement la gloire, Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit Un sergent de bataille, allant à chaque endroit Faire avancer ses gens et, hâter la victoire. […] En ce moment il jurerait à la barbe de tous les docteurs du monde que « Rabelais a autant d’esprit que saint Augustin. » En effet, peut-on mieux peindre le paysan ? […] Toute sa force et tout son emploi sont de montrer l’action et les sentiments ; les couleurs et les formes corporelles n’apparaissent chez elle que dans un éclair, aux moments d’émotion extrême. […] Elle aperçut en ce moment cet homme dont nous venons de parler, et elle le pria de lui sauver la vie. […] Car ce sont des faits qu’ils allèguent, des faits dont ils sont témoins, qu’ils ont soufferts, dont leur corps porte les preuves, que tout le monde sait, que l’homme ne peut nier, qu’ils souffrent maintenant encore, qu’en ce moment même on touche de la main et des yeux.

1670. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

Grandet inspirait donc l’estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs, quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. […] Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d’une oreille et se reposer en veillant. » V « Le jour de la fête de sa fille Eugénie, les amis de Grandet se réunissaient pour lui apporter des vœux et des fleurs, et aussi pour se mettre sur les rangs afin de prendre date pour leurs enfants comme candidats à la main de sa fille. » VI À ce moment on sonne à la porte, c’est un de ses neveux, beau jeune homme de Paris, son neveu, fils de son frère Victor Grandet, qui vient, sur le conseil de son père, passer quelques jours avec lui. […] Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. […] Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. […] Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria : “Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.

1671. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »

II Un jour, à Bayreuth, sortant d’une représentation du premier acte de Tristan et Isolde et gravissant avec un ami la montée au-dessus du théâtre, plus spécialement que de coutume poignés l’un et l’autre du spectacle qui venait de se clore, et silencieux, je considérais les champs environnants et un paysan laboureur qui à ce moment traversait la route, conduisant un couple de bœufs et tranquille d’indifférence ; la placide nature de ces champs et le plus placide passage de ce paysan laboureur faisait aux passionnements du drame récent une antithèse, et, comme à un nouveau drame, je fus ému… Etait-ce donc de l’art, la réalité de cette nature, autant que la fiction de ce drame ? […] On peut imaginer qu’en quelqu’un de ces jours anciens, parmi les fêtes qui remplissaient la cité de splendeurs, quelque divin philosophe isolé dans la multitude sur les gradins de marbre d’un Panathénée, ayant été subitement étonné par la magnificence de quelque maxime qu’énonçait le protagoniste, une fois ferma les yeux aux merveilles des décorations et des chorégraphies ; et, comme l’on dit, il ferma les yeux pour mieux entendre ; en effet, aveugle aux tableaux du théâtre, il s’aperçut qu’il entendait mieux, qu’il comprenait mieux, qu’il se faisait plus fortes, plus profondes, plus belles, les sentences qui arrivaient à son oreille ; et supposons qu’à ce moment, par quelque bizarre incident, les musiques accompagnatrices des paroles et des mimiques se soient tues, alors le philosophe, n’ayant plus en son esprit que la sensation des paroles récitées et donnant à ces paroles toute l’attention de son esprit auparavant divisée aux visions et aux harmonies, médita qu’il jouissait, plus intensément de ces littératures que seules il percevait ; ainsi pouvait-il conclure que l’œuvre d’art serait plus puissante à l’émouvoir qui, au lieu d’occuper tous les moyens de perception, en occuperait un seul et, de ce fait, avec une triple intensité. […] Car le moindre vice de la décoration scénique est de s’imposer aux yeux et à l’esprit incessamment ; tandis que ce n’est que par moments, et quand l’orchestre le commande, que l’on doit, au cours de l’action psychologique, songer à ces sites de grèves et de flots qui l’encadrent. […] vous-mêmes ne vous croyez pas… quand vous sortirez du théâtre de Bayreuth, n’occupez pas tous vos esprits, et ne faites plus retentir la belle route ombrée sous la lune, et les brasseries, et l’auguste toit de Wahnfried, et les wagons ; « la Malten fut-elle plus belle que la Sucher, le Vogl eut-il un plus beau moment à cet acte que le Gudehus… » puisque vous êtes en une œuvre d’art, ayez quelque respect ; rêvez d’être le Rhein-Thor, mais ne soyez pas seulement le Thor admirez ce que vous pourrez entendre ; vous, brave homme, la jolie anecdote ; vous, musicien, la savante musique ; vous, dilettante, l’harmonieuse féerie ; et laissez que les cœurs poignables d’émotions palpitent de l’immortelle symphonie ; fauteurs obstinés de l’art complexe, si votre chimère vous tient, soyez à vous réjouir de la salle obscure et du chef d’orchestre invisible ; et que ceux que possède le désir des suprêmes hautanités entrevues ferment les yeux, et songent en ces musiques ! […] Il s’agit du moment où le héros, accompagné de Gurnemanz se rend dans le temple du Graal.

1672. (1856) Cours familier de littérature. I « IVe entretien. [Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]. I » pp. 241-320

VII Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins ; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids d’aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la femme et les enfants du pêcheur l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent par moments le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes ; l’âme quitte la terre, elle se sent à la hauteur et à la proportion de l’infini ; elle ose s’approcher de son Créateur, presque visible dans cette transparence du firmament nocturne ; elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas, et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle : elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit ; elle croit parce qu’elle voit ; elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther ; elle participe à la divinité du spectacle. […] Il s’assoit sur le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et il demeure seul, immobile et muet, à regarder et à écouter les flots ; et s’il essaye, en présence d’un tel spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le mugissement, la cadence de l’élément dont son âme, à force d’émotions montées de l’abîme à ses sens, contracte un moment l’infini. […] L’ordre des matières, qui est le fil dans le labyrinthe, n’en sera toutefois brisé qu’en apparence pour l’ouvrage tout entier ; car nous aurons soin de ne point entrecroiser, dans le même entretien, des sujets appartenant à des temps, à des nations, à des auteurs différents, ce qui jetterait la confusion dans l’ouvrage, mais de consacrer chaque entretien tout entier ou plusieurs entretiens à un seul et même sujet ; nous placerons en tête ou en marge de chacun des entretiens l’époque à laquelle il se rapporte, en sorte qu’à la fin du Cours chacun des lecteurs pourra, en faisant relier ensemble les livraisons, rétablir sans peine l’ordre chronologique, interverti un moment pour la liberté et pour l’agrément de la conversation littéraire. […] Mais au moment d’y entrer on lui défend d’y pénétrer avec son chien, qui l’a suivi seul jusqu’à ces limites du monde. […] L’admiration inspirée par l’innocence de la vierge timide, qui va se dépouiller un moment de la réserve d’une jeune fille pour choisir librement son époux, cause le frémissement involontaire qui agite le sénat divin.

1673. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIIIe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset » pp. 409-488

La littérature légère dont nous nous occupons en ce moment, à propos d’Alfred de Musset, appartient particulièrement à la jeunesse : rire, sourire, badiner, aimer, délirer, chanter, folâtrer avec les primeurs de la vie qui ne vivent qu’un jour, sont choses jeunes de leur nature. […] XV C’était un temps très indécis que 1829 et 1830, une halte au milieu d’un siècle, semblable à un plateau de montagne à deux versants ; on s’y arrête un moment pour délibérer si l’on doit monter encore ou redescendre. […] Alfred de Musset, bien qu’entraîné par une puissante impulsion de nature, dut éprouver un moment cette hésitation. […] La France a l’oreille nerveuse et délicate, prompte à saisir, prompte à délaisser même ce qui l’a charmée un moment. […] Mon livre cette fois se ferme moins gaiement ; En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

1674. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre premier. Le Moyen Âge (842-1498) » pp. 1-39

Mais le travail ne s’en opère pas moins, et c’est le moment de dire que, comme cette impersonnalité ou comme cette uniformité dont nous parlions tout à l’heure, ainsi cette immobilité n’est et ne peut être que relative. […] L’unité sociale, dont les Chansons de geste étaient le témoignage éloquent, se brise ; et la hiérarchie féodale s’immobilise un moment dans ses cadres. […] Ainsi, de quelque côté que nous tournions les yeux, et en négligeant deux ou trois autres exceptions, puisqu’il faut bien qu’il y en ait toujours, nous ne voyons que symptômes de décadence, et il semble que, dans tous les genres, au moment climatérique de son développement, la littérature du Moyen Âge, en France du moins, se soit comme nouée. […] L’Épopée héroïque. — Diverses formes de l’épopée ; — le Mahabahrata ; l’Épopée homérique ; l’Épopée virgilienne ; les Niebelungen ; l’Épopée dantesque, l’Épopée française ; la Jérusalem délivrée. — Que le propre de l’épopée semble être à son origine : — 1º d’avoir un fondement historique ou cru tel ; — 2º de poétiser un conflit non seulement de « nationalités », mais de « races » ; — 3º et d’incarner le triomphe de l’une de ces races sur l’autre dans un héros « éponyme ». — Qu’il ne saurait être qu’à peine question, ces caractères une fois admis, d’une épopée mérovingienne ; — et qu’il devient presque indifférent de savoir ce que c’étaient que ces « cantilènes » ou vulgaria carmina qui auraient précédé l’épopée nationale. — Il n’y a pas lieu non plus d’examiner si l’épopée française est « romane » ou « germanique » dans son origine ; — et encore bien moins de faire de la question une question de patriotisme. — Le moment précis de la naissance de l’épopée française est celui de la rencontre ou du heurt de l’Orient et de l’Occident, de l’islamisme et du christianisme, de l’Arabe et du Franc ; — elle s’est incarnée d’abord dans la personne de Charles-Martel, que l’on a confondu plus tard avec son petit-fils Charlemagne ; — et ainsi on peut même dire « où » nos Chansons de geste sont nées : c’est sur le champ de bataille de Poitiers. […] 2º Le Poète ; — et qu’en saluant en lui le seul ou le « premier » de nos « vieux romanciers » ; Boileau ne s’est pas trompé. —  L’écolier parisien du xve  siècle ; — ses aventures ; — et comment elles ont failli le conduire au gibet ; — il était peut-être à la veille d’être pendu quand il a composé sa Ballade des pendus et ses deux Testaments ; — quoique d’ailleurs dans la littérature de son temps le Testament soit une forme consacrée. — S’il a fait partie d’une bande de voleurs, — et qu’en tout cas il était « ès prisons » de La Charité-sur-Loire lors de l’avènement de Louis XI. — Il en sortit à cette occasion, et, de ce moment, on perd sa trace. — Mais on en sait assez pour affirmer que la grande supériorité de son œuvre tient à ce qu’il a « vécu » sa poésie.

1675. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »

Êtres inouïs dont on aime jusqu’aux ténèbres, et dont la pensée, obscure toujours, s’étoile par moments comme le noir de la nuit ! […] Arrêtons-nous un moment sur ces deux Nouvelles. […] Tout cela — des contes d’ogre pour des enfants qui se croient des hommes — n’a qu’une prise d’un moment sur l’imagination du lecteur, et manque, comme impression d’Art, de profondeur et de vraie beauté. […] Certainement ils ne sont pas dignes du génie qu’on est en train, pour le moment, de lui reconnaître. […] Soit bizarrerie de caractère, soit passions prématurées de la part de ce génie sombrement passionné, des dissentiments sur la nature desquels on n’a que des notions incertaines et confuses séparèrent, à deux reprises, Edgar Poe de son bienfaiteur, et il dut s’arracher, non sans déchirement, de la maison où il avait été recueilli et où il avait reçu une éducation intellectuelle assez forte pour armer son génie contre la société qu’il allait trouver devant lui, et qui devait le vaincre dans le terrible combat d’un seul contre tous… Ce fut à ce moment qu’il entra dans cette vie littéraire qu’on pourrait bien appeler la mort littéraire.

1676. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XVIII. »

La prose seule de saint Jérôme, cette prose latine d’un Dalmate naturalisé en Orient, cette prose savante encore, mais qui est comme forcée et emportée par la violence du souffle qu’elle voudrait contenir, nous étonne davantage et nous fait croire par moment que nous entendons la voix du Psalmiste interdite à notre ignorance. […] L’expression en est grave et noble, et rachète un moment les doutes du poëte épicurien et les puériles crédulités de la foule. […] De l’Unité sort la Triade, et de la Triade l’Unité ; non pas de la même manière que la source, le ruisseau, le fleuve, ne forment qu’une seule onde chassée en trois jets différents sur la terre ; non pas comme la flamme du bûcher s’en détache et revient s’y réunir ; non pas comme la parole s’élance de l’esprit, et pourtant y demeure ; non pas comme des eaux frappées par les traits du soleil jaillit une splendeur réfléchie sur les murailles, çà et là mobile, qui fuit au moment d’approcher, et se rapproche à l’instant où elle va fuir. […] Conduis-moi, aujourd’hui même, au but de ma route. » On le comprend, au reste : quelque belle que soit par moment cette poésie, les tons doivent en être peu variés ; la tristesse religieuse qui en est l’âme en fait l’uniformité. […] Enfin il avoue et retient les droits du mariage dans le ministère ecclésiastique ; et le deuil cruel qui plus tard désola sa vie, la mort prématurée des trois enfants issus de cette union, qu’au moment même de son inauguration épiscopale il rappelle avec amour, rien de ces malheurs et des plaintes qu’ils lui arrachent dans ses lettres ne fait supposer ni repentir ni doute sur la liberté qu’il avait gardée.

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