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248. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

Ne serait-ce point pour cette raison qu’il est rare de lire, sans être fatigué, bien des vers de suite, et que le plaisir causé par cette lecture diminue à mesure qu’on avarice en âge. […] Les anciens, dans leur prose, évitaient de laisser échapper des vers, parce que la mesure de leurs vers était extrêmement marquée ; le vers ïambe était le seul qu’ils s’y permissent quelquefois, parce que ce vers avait plus de licences qu’aucun autre, et une mesure moins invariable. […] Il y a plus : on a remarqué que la prose la plus harmonieuse contient beaucoup de vers, qui, étant de différente mesure et sans rime, donnent à la prose un des agréments de la poésie, sans lui en donner le caractère, la monotonie et l’uniformité. […] Il observe que cette prose nous paraît beaucoup moins agréable que les vers, qui expriment la même chose dans les mêmes termes ; et il en conclut que le plaisir qui naît de la mesure des vers, est un plaisir de convention et de préjugé, puisqu’à l’exception de cette mesure, rien n’a disparu du morceau cité. […] Le plaisir de l’auditeur ou du lecteur diminuera à mesure que le travail et la peine se feront sentir.

249. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel. Tomes IV et V. (suite et fin) »

Trois personnages donc, trois députés marquèrent dès les premiers jours leur rang comme orateurs et comme chefs de la minorité dans cette Chambre de 1815, et chacun selon sa mesure et suivant son pas, ils marchèrent constamment d’intelligence et de concert : nous nous plairons aujourd’hui à les considérer, n’en déplaise aux mauvais restes vénéneux des passions de ce temps-là et à ces esprits louches que le regard de l’histoire offense42. […] Représentants du peuple, vous répondrez enfin par ce cri consolateur et vainqueur, qui retentira dans toute la France : la justice, et puis la justice, et encore la justice. » Ainsi il reprend au rebours, de propos délibéré, le mot d’ordre de Danton : celui-ci, dans le mouvement, d’invasion et dans le temps d’assaut de la Révolution montante, a tout attaqué et détruit ; lui, dans la période du décours et du déclin, il veut restaurer, mais il le voudra selon la mesure et selon la justice. […] Royer-Collard eut de hautes et belles paroles, et surtout appropriées aux temps : elles tombaient de tout leur poids dans cette Chambre royaliste qu’il adjurait de ne pas vouloir être plus sage que le roi, ou moins clémente que lui ; de ne point rentrer et se traîner dans les voies révolutionnaires, en voulant combattre l’esprit de la Révolution ; de ne pas infirmer la justice, en mettant à une trop rude épreuve la conscience du juge ; de ne pas intercepter le pardon et de ne pas lui faire rebrousser chemin, après qu’il était descendu du trône ; de ne pas ériger après coup contre des condamnés un surcroît de peines rétroactives ; de ne pas introduire sous le titre d’indemnités, et dans une loi d’amnistie, l’odieuse mesure des confiscations expressément abolies par la Charte : « Les confiscations, nous ne l’avons pas oublié, disait-il avec l’autorité d’un témoin aussi pur que les plus purs, sont l’âme et le nerf des révolutions ; après avoir confisqué parce qu’on avait condamné, on condamne pour confisquer ; la férocité se rassasie ; la cupidité, jamais. […] Prenant la Chambre à partie pour chaque projet de loi qu’elle avait ainsi transformé et dénaturé, il aboutit a résumer ses griefs et son acte d’accusation sous cette forme saisissante : « Proposer la loi, c’est régner. » Il alla même d’audace en audace, à mesure que croissait l’irritation autour de lui, et puisqu’il était en veine de la braver, jusqu’à ne pas craindre de réveiller le plus terrible souvenir et à montrer au bout de cette voie fatale, et comme conséquence extrême de ces empiétements illégitimes, la liberté d’action du souverain et la sanction royale enchaînée au point de n’être plus que le Veto de l’infortuné Louis XVI !

250. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »

Ce que c’était qu’être classique au sens où l’avait conçu Du Bellay, et comme on l’a été en France jusqu’au temps de notre jeunesse, nous le savons tous, nous qui y avons passé et qui en avons été témoins ; mais nos neveux, je le crains, ne le sauront plus bien et auront peine à se le figurer dans la juste mesure. […] Admirateur et adorateur pieux des vieux maîtres, dans un beau désespoir de les égaler et de les atteindre, on se serait dit volontiers avec ce docte allemand (Creutzer) : « Il ne nous reste, à nous autres modernes, qu’à les aimer. » On pouvait se dire encore avec Goethe : « Négliger ces vieux modèles, Eschyle, Homère, c’est mourir. » J’ai surtout en vue nos Français attiques du bon temps, non ceux que le xviiie  siècle nous a livrés sur la fin, un peu gâtés ou fort affaiblis, mais ceux-ci mêmes, dont était Fontanes, et quand ils se maintenaient dans cette noble mesure de goût, avaient leur manière d’être et de sentir heureuse et rare. […] En tout, Du Bellay, malgré son ardeur et son enthousiasme, reste dans une assez juste mesure. […] Et, à l’instant même, il fait preuve de mesure lorsqu’il dissuade son poète d’user en français de noms propres latins ou grecs, qui font dans le discours un effet criard, comme « si tu appliquois une pièce de velours vert à une pièce de velours rouge ».

251. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. J. J. AMPÈRE. » pp. 358-386

Il est bon d’avoir ainsi deux qualités opposées, et comme deux points de départ distants ; cela fait l’entredeux qu’exige Pascal, et donne une base certaine pour prendre la haute mesure des choses. […] Ampère a très-bien rapproché les louanges sans mesure prodiguées par Ausone aux vers de saint Paulin, et les ridicules compliments que Balzac adresse au Père Josset : « Oserai-je, écrivait Balzac, hasarder une pensée qui vient de me tomber dans l’esprit ? […] Pour lui, sa méthode est sûre ; elle est lente, mais inévitable ; il dispose ses lignes, il mesure ses bases, il croise ses opérations : on dirait d’un ingénieur sur le terrain faisant la carte de France. […] A mesure que le christianisme s’étend et se définit, le chant du combat se circonscrit de plus en plus.

252. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque » pp. 463-482

En quelle mesure se montraient-ils partisans de l’autorité ou de la liberté ? […] Ce n’est pas tout : à mesure que la hiérarchie des castes perd de sa rigueur, la philosophie commence, elle aussi, à rapprocher dans l’homme les deux moitiés inégales entre lesquelles Descartes opérait un divorce si complet. […] Quantité de vérités générales sont exprimées avec bonheur ; le style prend volontiers un air sentencieux, et, à mesure qu’on avance dans le siècle, il se débarrasse des plis de la grande période oratoire, s’applique à condenser plus de choses en moins de mots, vise aux formules courtes et brillantes où la raison aiguisée reluit comme un diamant taillé à facettes. […] Molière y cède, lorsque dans la plupart de ses pièces il introduit un représentant du bon sens, un raisonneur, qui porte des noms variés, mais qui toujours est chargé de rappeler au sentiment de la juste mesure ceux qui s’en écartent dans un sens ou dans l’autre.

253. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre III : La science — Chapitre II : De la méthode expérimentale en physiologie »

L’être vivant, en effet, nous apparaît comme animé d’une force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques, à mesure que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. […] Ici nous n’avons d’autre mesure et d’autre critérium que les phénomènes eux-mêmes : autant de groupes irréductibles de phénomènes, autant de forces distinctes. — Mais, dira-t-on, de ce que deux groupes de phénomènes sont actuellement irréductibles, s’ensuit-il qu’ils ne pourront pas se résoudre un jour l’un dans l’autre ? […] Le mot de liberté n’exprimerait que la partie inconnue des causes de nos actions : à mesure que ces causes seraient connues, la part de la liberté diminuerait d’autant, et, lorsque toutes ces causes seraient déterminées, la liberté disparaîtrait absolument. […] Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux choses, et c’est ce qu’on exprime en opposant le fait au droit, la force à la justice.

254. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Maurras s’écrie : « Le patriciat dans l’ordre des faits, mais une barbarie vraiment démocratique dans la pensée, voilà le partage des temps prochains : le rêveur, le spéculatif pourront s’y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être ; les places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l’histrion : plus que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la fierté du héros et du saint, jeûner, les bras croisés au-dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens. » Et pour sauver l’intelligence, il faut d’abord que l’intelligence veuille briser ses chaînes, qu’elle revienne à appuyer le triomphe de l’Épée, l’âme du sang et la race. […] Il a marqué ce que pouvait être le bon goût et ce qu’on devait aimer avec mesure et dans quelle mesure. […] Il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre… » Certes, nous croyons défendre aussi la pensée classique et la tradition française, de clarté, de sobriété et de mesure, ce qui ne veut pas dire que nous louerons les pâles épigones et les imitateurs et les plagiaires27.

255. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Ne serait-ce point par cette raison qu’il est rare de lire de suite et sans dégoût un long ouvrage en vers, et que les charmes de la versification nous touchent moins à mesure que nous avançons en âge ? […] À l’exemple des anciens, nous avons banni avec raison les grands vers de notre prose ; mais on a remarqué que la prose la plus sonore contient beaucoup de vers d’une plus petite mesure, qui étant d’ailleurs entremêlés et sans rime, donnent à la prose un des agréments de la poésie sans lui communiquer la monotonie et l’uniformité qu’on reproche à nos vers. […] En prononçant des vers latins nous estropions à tout moment la prosodie et la mesure, nous faisons bref ce qui est long, et long ce qui est bref ; nous appuyons sur des voyelles qui devraient disparaître par l’élision, nous scandons enfin les vers à contresens ; cependant nous trouvons dans les vers latins de l’harmonie ; est-ce raison ou préjugé ? […] En scandant, par exemple, les vers hexamètres, nous nous arrêtons sur la dernière syllabe des dactyles ; cependant cette dernière syllabe est une brève ; c’est comme si dans une mesure composée d’une noire et de deux croches, on s’arrêtait et on appuyait sur la dernière croche ; on scande nos vers comme si les dactyles au lieu d’être une longue suivie de deux brèves, étaient deux brèves suivies d’une longue.

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