En quelque lieu qu’il s’arrête, sur quelque métairie qu’il porte ses regards, il voit tout ensemble devant lui, la vigne qui, élégamment suspendue en contre-espalier autour de chaque champ, l’environne de ses festons ; les peupliers, rapprochés les uns des autres, qui lui prêtent l’appui de leur tronc, et dont les cimes s’élèvent au-dessus d’elles ; l’herbe, qui croît au pied de ces élégants contre-espaliers et qui gazonne les bords des nombreux fossés, destinés à l’écoulement des eaux ; les mûriers qui, plantés sur deux lignes au milieu des champs, et à une distance assez grande pour ne pas les offusquer de leur ombre, dominent les moissons ; les arbres fruitiers qui, çà et là, sont entremêlés aux peupliers et à la vigne ; les blés de Turquie qui, s’élevant à six ou huit pieds au-dessus de terre, entourent leurs magnifiques épis de la plus riche verdure ; les trèfles annuels dont les fleurs incarnates se penchent sur leur épais feuillage ; les lupins dont le coup d’œil noirâtre et l’abondante végétation contraste avec la souplesse, l’élégance et la légèreté des seigles non moins vigoureux qu’eux et qui s’élèvent au-dessus de la tête des moissonneurs ; enfin, les blés dont les longs épis dorés sont agités par les vents et rappellent par leurs ondulations le doux mouvement des vagues d’un beau lac. » Le second morceau consacré aux Collines est comme un pendant au tableau des plaines ; celles-ci, dans aucun pays, ne peuvent plaire aux yeux que par l’abondance et la fertilité qui les caractérise. […] Les femmes et les enfants s’occupent sans cesse à les cueillir ou à les relever, et leur travail présente une tout autre image que celle de l’hiver. » J’ai mis tout le tableau, moins quelques lignes.
Ce n’était pas l’impression d’un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile ; ce n’était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre, mais bien construit : c’était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide et comme un oubli du bon Dieu ; des lignes fuyantes, des ondulations indécises ; derrière, au-delà, partout, la même couverture d’un vert pâle étendue sur la terre ; çà et là des taches plus grises, ou plus vertes, ou plus jaunes ; d’un côté, les Seba’Rous (les sept Pitons) à peine éclairées par un pâle soleil couchant ; de l’autre, les hautes montagnes du Tell encore plus effacées dans les brumes incolores ; et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d’où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. […] Il commence par bien poser son cadre : il est à l’une de ses dernières haltes, sur le plateau nu du D’jelfa ; la journée s’achève, il est environ cinq heures du soir ; sa tente est tournée au midi, à ce midi encore voilé vers lequel il aspire ; il est seul, ses compagnons absents ou endormis ; il savoure un vent tiède qui souffle faiblement du Sud-Est ; pour toute vue, il a une moitié de l’horizon, bornée d’un côté par un grand bordj ou maison solitaire, et de l’autre par un groupe de chameaux bruns, qui se dessine sur une ligne de terrains pâles ; tout est repos, tranquillité, paix profonde : « S’il arrive qu’un ramier passe au-dessus de ma tête, dit-il, je vois son ombre glisser sur le terrain, tant ce terrain est uni !
Les Contes d’Espagne et d’Italie, en mettant hors de ligne la puissance poétique de M. de Musset, posaient donc en même temps une sorte d’énigme sur la nature, les limites et la destinée de ce talent. […] Le procédé d’exécution répond tout à fait à ce qu’on peut attendre : une simplicité parfaite, une force continue ; point de pomposo ni de bavardage ; point de réflexions ni de digressions ; quelque chose de droit qui va au but, qui ne se détourne ni d’un côté ni de l’autre, et pousse devant, en marquant chaque pas, comme un bélier sombre ; point de vapeurs à l’horizon ni de demi-teintes, mais des lignes nettes, des couleurs fortes dans leur sobriété, des ciels un peu crus, des tons graves et bruns ; chaque circonstance essentielle décrite, chaque réalité serrée de près et rendue avec une exactitude sévère ; chaque personnage conséquent à lui-même de tout point ; vrai de geste, de costume, de visage ; concentré et viril dans sa passion, même les femmes ; et derrière ces personnages et ces scènes, l’auteur qui s’efface, qu’on n’entend ni ne voit, dont la sympathie ni l’amour n’éclatent jamais dans le cours du récit par quelque cri irrésistible, et qui n’intervient au plus que tout à la fin, sous un faux air d’insouciance et avec un demi-sourire d’ironie.
Pourquoi, le jour où vous avez revu celui que vous évitez de nommer, le jour où il vous a fait lire les feuilles d’épreuve d’un ouvrage vertueux qu’il achève, et où vous vous sentez toute transportée d’avoir découvert que, si l’auteur n’est pas un Rousseau, il a du moins en lui du Greuze, pourquoi conciuez-vous si passionnément la lettre à votre amie : « Reçois les larmes touchantes et le baiser de feu qui s’impriment sur ces dernières lignes ? […] Courtois (fils du Conventionnel) a d’elle un très-beau dessin, d’une grande fermeté de lignes, et des pierres gravées, — notamment une cornaline, où se voit un pâtre luttant contre un boue, d’après l’antique.
Mais pourtant ici l’initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes générales ; l’énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s’assimile les choses ; et d’ailleurs, ne suffit-il pas à l’artiste, pour accomplir sa destinée, de se créer un asile obscur dans ce grand mouvement d’alentour, de trouver quelque part un coin oublié, où il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel ? […] pendant ce long séjour aux champs, en proie aux infirmités du corps qui, laissant l’âme entière, la disposent à la tristesse et à la rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une émotion tendre, un sentiment naïf et vrai de la nature et de la campagne3.
Jugez ici du nombre des fraudeurs par le nombre des surveillants : douze cents lieues de douanes intérieures sont gardées par 50 000 hommes, dont 23 000 soldats sans uniforme752. « Dans les pays de grande gabelle et dans les provinces des cinq grosses fermes, à quatre lieues de part et d’autre de long de la ligne de défense », la culture est abandonnée ; tout le monde est douanier ou fraudeur753. […] Une multitude de femmes et d’enfants de l’âge le plus tendre franchissent les lignes des brigades, et, d’un autre côté, des troupeaux de chiens conduits dans le pays libre, après y avoir été enfermés quelque temps sans aucune nourriture, sont chargés de sel, que, pressés par la faim, ils rapportent promptement chez leurs maîtres. » — Vers ce métier si lucratif, les vagabonds, les désespérés, les affamés accourent de loin comme une meute. « Toute la lisière de Bretagne n’est peuplée que d’émigrants, la plupart proscrits de leur patrie, et qui, après un an de domicile, jouissent de tous les privilèges bretons : leur unique occupation se borne à faire des amas de sel pour les revendre aux faux sauniers. » On aperçoit comme dans un éclair d’orage ce long cordon de nomades inquiets, nocturnes et traqués, toute une population mâle et femelle de rôdeurs sauvages, habitués aux coups de main, endurcis aux intempéries, déguenillés, « presque tous attaqués d’une gale opiniâtre », et j’en trouve de pareils aux environs de Morlaix, de Lorient et des autres ports, sur les frontières des autres provinces et sur les frontières du royaume.
Et quelques lignes plus bas nous le voyons qui « s’appesantit sous le fardeau de ses chimères inavouées ». […] Cet innocent qui est sorcier est grand par tout ce qu’il rappelle : Savant dans la découverte et l’emploi des herbes, pénétré d’une confiance aveugle en leur puissance, ne descendait-il pas en ligne droite du berger antique dont Virgile a chanté les croyances ?
Faut-il admettre alors que ces voyageuses ailées et invisibles, parties d’un seul point, ont, avec la vitesse de l’éclair, franchi ces lignes idéales qu’on appelle des frontières ? […] J’ai écrit ailleurs (Études sur la France contemporaine, p. 69) ces lignes que je me permets de reproduire, parce qu’elles achèvent ma pensée : « Les idées vont vite en notre siècle ; il leur faut cependant un temps appréciable pour passer de leur pays natal dans les autres.