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270. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315

Voilà le vrai du livre et son cachet immortel ; le reste, désespoir final, coup de pistolet et suicide, y a été ajouté par lui après coup pour le roman et pour la circonstance : c’est ce qui ressemble le moins à Goethe, et qui se rapporte à l’aventure de ce pauvre Jérusalem, le côté faux, commun, exalté, digne d’un amoureux d’Ossian, non plus d’un lecteur d’Homère3. […] La différence des impressions du lecteur à celles de l’auteur est ici par trop forte et trop criante ; elle n’est pas juste. […] Voilà pour l’auteur. — Mais les lecteurs, au contraire (je parle des premiers lecteurs, de ceux de 1774), qui trouvent dans le prodigieux petit livre tous leurs sentiments, jusque-là confus, exprimés au vif et en traits de feu, s’y prennent, ne s’en détachent plus, passent, sans s’en apercevoir, du Werther-Goethe au Werther-Jérusalem, et sont ainsi conduits, par cette contagion du talent et de l’exemple, à l’idée du suicide. […] J’avais l’intention de faire d’Albert un caractère que pouvait bien méconnaître le jeune homme passionné, mais pas le lecteur ; cela produira un effet excellent et longtemps désiré.

271. (1863) Le réalisme épique dans le roman pp. 840-860

Tantôt, entraîné par cette gageure, il brouille le peu de notions qui nous restent, il confond les âges si divers du monde qu’il prétend reconstruire, il invente ce qu’il ignorera toujours, il décrit ce qui n’a jamais pu vivre, il donne la même valeur aux conjectures plausibles et aux imaginations hasardées, il noie quelques débris de vérités dans un océan d’erreurs, et, tâchant de tromper le lecteur, il finit par se tromper lui-même ; tantôt, dans cette lutte contre un sujet qui sans cesse lui échappe, il s’emporte, il s’enivre de sa parole, de ses images, de ses héros, de ses dieux, de ses monstruosités de toute espèce, il se livre au Dévorateur et devient comme un prêtre de Moloch. […] Flaubert invente et qui doivent combler aux yeux des lecteurs les lacunes de son savoir, je renonce à les énumérer. […] L’historien était naïf, le romancier a l’air de se jouer un peu du lecteur. […] Il y a encore pour elle bien des alternatives à traverser et pour le lecteur bien des atrocités à subir ; tout est fini cependant. […] Nous prions le lecteur de nous pardonner une discussion de cette nature ; mais puisque de telles choses sont proposées à notre administration, il faut bien expliquer d’où viennent nos répugnances.

272. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre III. Des Livres nécessaires pour l’étude de l’Histoire sacrée & ecclésiastique. » pp. 32-86

Il n’y a de lui dans le corps de l’ouvrage que quelques courtes réfléxions renfermées entre deux crochets, soit pour concilier les choses qui peuvent paroître contraires, soit pour servir de liaison aux différens passages des auteurs, soit pour instruire en peu de mots & édifier en passant le lecteur. […] Il y a pourtant des recherches curieuses ; mais les lecteurs qui ne sont pas prévenus par l’esprit de parti auroient souhaité que l’auteur en parlant d’un certain Corps qui ne subsiste plus en France, eût moins laissé voir de passion. […] Il exprime les différens caractères par des traits fermes, énergiques & précis qui peignent l’ame même ; ses descriptions vives & animées entraînent le lecteur. […] CEtte partie de l’Histoire Ecclésiastique intéresse un si grand nombre de lecteurs par les combats que les Saints ont eu à soutenir contre leurs propres passions ou contre celles des ennemis du nom Chrétien, que plusieurs savans y ont consacré leurs veilles. […] Son style, sans être élégant, attache assez le lecteur ; il seroit à souhaiter que quelque homme de goût le retouchât & le rendît plus coulant & plus pur.

273. (1940) Quatre études pp. -154

Nous conduisons le lecteur par la main depuis le commencement de la route jusqu’au but. […] Chaque lecteur peut les interpréter d’une façon opposée, et chaque lecteur a raison. […] Je me suis crue aussi obligée d’ajouter quelques vers qui, en apprenant aux lecteurs les premières vertus de Lenore, motivent la grâce qui lui est faite au moment d’expirer. […] Que de formules dédaigneuses, de la part de lecteurs qui sont figés dans leur goût, et qui ne veulent pas changer leurs habitudes mentales ! […] Défense de la poésie française à l’usage des lecteurs anglais, par Émile Legouis.

274. (1885) L’Art romantique

Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M.  […] Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. […] Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité. […] Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poëte comme le meilleur de tous les critiques. […] Il a fait des vers superbes ; il est naturellement éloquent ; son âme a des bondissements qui enlèvent le lecteur.

275. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre II. De l’expression »

Comment faut-il les choisir pour faire apercevoir au lecteur les gestes, les détails, les mouvements ? […] L’auteur déguise alors sa pensée comme s’il en avait honte ; il en efface les traits saillants et le caractère simple, et ce n’est plus elle qu’on aperçoit. — Quand Delille dit : Et d’une horrible toux les accès violents Etouffent l’animal qui s’engraisse de glands, il ne laisse dans l’esprit du lecteur qu’une image froide et vague. […] Nous dirons seulement qu’il était vrai, et que le lecteur ne voit la bête que lorsqu’elle est nommée par son nom. […] Monsieur le mort, laissez-nous faire On vous en donnera de toutes les façons, La multitude des rimes rapprochées étourdit le lecteur et l’accable sous le bruit, en même temps qu’elle oppresse son imagination sous les images, et agrandit l’objet décrit.

276. (1894) Propos de littérature « Chapitre II » pp. 23-49

Mais le Poète doit chercher moins à conclure qu’à donner à penser, de telle sorte que le lecteur, collaborant par ce qu’il devine, achève en lui-même les paroles écrites. […] En outre cette œuvre ne sera pas, comme le symbole, incessamment nouvelle, parce qu’elle ne recèlera pas comme lui ce dernier secret, cet indéfiniment inconnu qui, pour le lecteur de Faust ou d’Hamlet, peut toujours susciter une renaissante rêverie. […] Qu’au bout de la dernière strophe le lecteur sente encore de l’espace ! […] Et c’est encore la suggestion dont je parlais plus haut ; l’idée, acquérant ainsi l’aspect d’une chose inconnue puisque le lecteur ne la vit jamais auparavant environnée de ces similitudes rayonnantes, semble naître à la vie par un effort de son esprit.

277. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse esthétique »

L’œuvre littéraire, notamment, est un ensemble de phrases écrites ou parlées, destinées par des images de tout ordre, soit très vives et précises, soit plus vagues et idéales, à produire chez ses lecteurs ou ses auditeurs une sorte spéciale d’émotion, l’émotion esthétique qui a ceci de particulier qu’elle ne se traduit pas par des actes, qu’elle est fin en soi. […] Mais quels que soient ces succès, il sera fort difficile d’obtenir jamais la mesure objective des émotions causées par une œuvre d’art, par la raison que ces émotions, comme les autres, sont subjectives et ne possèdent pas de valeur stable, qui ne varie pas suivant la nature du lecteur, du spectateur, de l’auditeur. […] Car cette mesure fournirait simplement l’indice émotionnel du lecteur ainsi pris au hasard et non l’indice émotionnel de l’œuvre, toujours la même et produisant sans cesse des effets différents. […] Que l’on joigne à cette observation générale le fait que les personnes capables et désireuses d’entreprendre des travaux d’esthopsychologie seront évidemment des lecteurs d’une curiosité universelle et impartiale, habiles à sentir tout le charme de presque toutes les œuvres, disposés tout au moins à s’assouplir à les comprendre, et partant du principe que toute œuvre qui émeut n’importe quel barbare ou quel raffiné a des propriétés qui justifient cet effet.

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