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724. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176

II « Mais cette femme, si magnanime et si supérieure à son sort en public, fléchissait, comme toute nature humaine, dans la solitude et dans le silence du cachot. […] On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain. […] Les idées végètent de sang humain. […] Ôtons le crime de la cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a changé la liberté en despotisme ; ne cherchons pas à justifier l’échafaud par la patrie, et les proscriptions par la liberté ; n’endurcissons pas l’âme du siècle par le sophisme de l’énergie révolutionnaire, laissons son cœur à l’humanité ; c’est le plus sûr et le plus infaillible de ses principes, et résignons-nous à la condition des choses humaines. […] Vous faites croire ainsi au peuple qui vous lit que la légitimité de la cause et que la grandeur du drame auxquels il participe justifient et glorifient tous les acteurs de ce drame humain, qui laissent leur tête et leur nom dans la lutte sur ce champ de honte ou de renommée qu’on appelle les révolutions.

725. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Pour la peine, elle n’est plus bornée, comme dans la morale philosophique, à la vie présente ; mais, en revanche, la morale chrétienne nous parle d’un pardon plus vaste que la peine, et nous promet une justice qui réformera bien des condamnations et cassera bien des absolutions de la justice humaine. […] Les Pensées semblent vouloir déshonorer quiconque oserait se trouver content de sa part de cette sagesse humaine que Pascal secoue comme un préjugé, mais qui tient, quoi qu’il fasse, à sa chair et à ses os. […] C’est par ces traits communs à l’espèce humaine que chaque individu se reconnaît dans tous les caractères. […] Il n’avait pas senti, comme Pascal, le supplice de toutes les imperfections humaines ; elles ont exercé doucement plutôt qu’aigri sa raison. […] Mais bientôt nous cessons les réflexions purement abstraites sur la nature humaine, et notre curiosité ou notre malice s’évertue aux dépens des individus.

726. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192

L’idéal humain comporte seulement ces qualités de travailleur morne et de salarié satisfait. […] Aucune culture « organique » ne fera cesser le divorce originel qui scinde l’être humain en deux parties ennemies : le moi et le nous ; la volonté d’égalité et la volonté de différenciation. […] La nature humaine ne change guère. […] Cet idéal économique est subordonné à un idéal esthétique de grandeur et de puissance humaine. […] Il se subordonne à un haut idéal de grandeur humaine. — Mais est-ce à dire que dans cet individualisme toute cause d’antinomie disparaisse entre l’individu et la société, entre le moi et le nous, entre l’égoïsme et la solidarité ?

727. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Et si l’on remarque, d’autre part, qu’une semblable complexité mentale, — outre qu’elle suppose que l’on est relatif par tempérament et absolu par éducation, très perspicace et d’autant moins éclairé ; que l’on n’échappe à la torture de l’idée que par le renoncement ; qu’en d’autres termes, l’on n’a au cœur rien de proprement viril, nous ne disons pas d’humain, ni la force d’être sceptique avec décision, ni le pouvoir de se passionner avec constance, — entraîne, pour l’alimentation vitale de l’esprit, la nécessité d’une transposition indéfinie de la perspective, l’on achèvera de comprendre que M.  […] Ne sait-on pas, au reste, que la tentative a échoué sans retour, et qu’il n’est personne, aujourd’hui, qui s’illusionne encore sur les promesses de ce démontage anatomique de l’âme humaine, dont les individualistes outranciers ont cordialement assumé l’ardue tâche, dans l’espoir manifeste qu’elle aboutirait au triomphe du moi, devenu la formule suprême de vérité. […] Bourget voulut qu’il devînt un auteur célèbre, et sa faute est humaine. […] Pilier de la Comédie humaine, que de témoignages ne nous a-t-il pas fournis de sa science à s’y divertir prodigieusement. […] Ainsi, lorsqu’aux élaborations du cerveau humain, nous demandons de la pondération et de la mesure, et à l’expression des sentiments, de la clarté, de la vérité et de l’harmonie, c’est au talent de se contraindre à n’être que peu naturel et nullement spontané, à faire de l’art, en un mot, pour nous plaire.

728. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »

Pas de milieu humain : le ciel et l’enfer. […] La vengeance de Claude, au lieu d’être l’exécution de la justice divine et humaine, n’est plus que l’assassinat d’un maniaque. […] Elle s’indigne qu’on puisse ainsi arracher les enfants des bras de leurs mères pour les jeter aux premiers venus ; elle atteste la justice divine et humaine ; elle parle en pleurant, comme elle se parlerait à elle-même, si elle était seule. […] C’est angélique peut-être, à coup sûr, ce n’est pas humain. […] Son pardon est trop subit et trop spontané ; il tombe des nues plutôt que d’une bouche humaine.

729. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Huet, évêque d’Avranches, par M. Christian Bartholmèss. (1850.) » pp. 163-186

Huet, selon moi, et ceux qui se préoccupent comme lui de la faiblesse de l’esprit humain, n’ont pas si tort qu’on le dit dans les écoles de l’Université, et Descartes, en philosophie, n’a pas si évidemment raison qu’il plaît à nos maîtres de le proclamer. […] Il passa donc toute sa jeunesse en savant dégagé et libre, se promenant avec une curiosité infatigable dans le champ du savoir et de l’esprit humain, véritable amateur, au sens antique, parcourant toutes les sciences sans s’attacher à aucune, n’excluant rien, ne méprisant rien, mais se gardant aussi de surfaire. […] Un écrivain, qui était assez de l’école de Huet en philosophie, a dit : La vie humaine réduite à elle-même et à son dernier mot serait trop simple et trop nue ; il a fallu que la pensée civilisée se mît en quatre pour en déguiser et pour en décorer le fond. […] Quand on vient de lire le traité de Huet sur la Faiblesse de l’esprit humain, il semble qu’on n’ait qu’à tourner le feuillet pour lire la pièce de Voltaire sur les Systèmes, ou son admirable lettre à M.  […] Voltaire a justement remarqué que ce traité posthume de Huet sur la Faiblesse de l’esprit humain semble contredire et démentir sa Démonstration évangélique ; mais Huet n’était point de ces esprits qui vont en tout à l’extrême, et qui poussent les choses à leurs dernières limites.

730. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Voilà bien nos philosophes pris sur le fait, les voilà, comme tous les épicuriens du monde, faisant des questions les plus graves de la destinée et de la morale humaine un spectacle, une pure joute de loisir où le pour et le contre se traitent également à la légère, et tout étonnés ensuite (je parle de ceux qui survécurent, comme l’abbé Morellet) si, un jour, toutes ces théories de huis clos viennent à éclater, et, en tombant dans la rue, à se résumer sur la place de la Révolution dans les fêtes de la Raison et autres déesses. […] « Il est bon à faire des mémoires, des journaux, des dictionnaires, ajoutait-il, à occuper les libraires et les imprimeurs, à amuser les oisifs ; mais il ne vaut rien pour gouverner. » Un homme d’État, selon lui, ne devait pas seulement connaître à fond les matières spéciales, mais aussi connaître la matière par excellence sur laquelle il a à opérer, c’est-à-dire le cœur humain. […] Ici la plaisanterie est trop forte ; les marionnettes humaines, tant qu’on veut les bien mener, ne sauraient se traiter avec cette absence de ressort, et Turgot, même avec ses erreurs et ses gaucheries d’honnête homme et d’homme éclairé, qui se fie trop à son raisonnement, reprend sur Galiani tous ses avantages. […] Il prétendait, selon sa façon demi-sérieuse, demi-bouffonne, et où la pensée se doublait du calembour, qu’il y avait trois sortes de raisonnements ou résonnements : 1º raisonnements de cruches ; c’était, à ce qu’il croyait, les plus ordinaires, ceux du commun des hommes ; 2º raisonnements ou résonnements de cloches ; c’étaient ceux de bien des poètes et orateurs, de gens de haut talent, mais qui s’en tenaient trop, selon lui, aux apparences, aux formes majestueuses et retentissantes de l’illusion humaine. […] Ginguené, dans une bonne Notice sur Galiani, s’est attaché à montrer que le petit abbé était patriote au vrai sens du mot ; qu’il n’a cessé, à travers ses plaisanteries, de chercher à être utile, à améliorer la vie humaine autour de lui, et qu’il n’a pas démenti en effet cette maxime de son Chevalier dans ses Dialogues : « La corvée du sage est de faire du bien aux hommes. » Sur ce point, Ginguené me paraît avoir tout à fait raison ; mais il s’avance beaucoup quand il nous assure que, loin d’être incrédule, Galiani fut toujours religieux.

731. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. […] Il considère la parole comme « la physique expérimentale de l’esprit », et il en prend occasion d’analyser l’esprit, l’entendement, et tout l’être humain dans ses éléments constitutifs et dans ses idées principales ; il le compare avec les animaux et marque les différences essentielles de nature : puis il se livre, en finissant, à des considérations éloquentes sur Dieu, sur les passions, sur la religion, sur la supériorité sociale des croyances religieuses comparativement à la philosophie. […] Il n’est ni de mon objet ni de ma compétence d’entrer avec Rivarol dans l’analyse à la Condillac qu’il tente de l’esprit humain. […] Il nous prouve très bien, par l’exemple des langues, que la métaphore et l’image sont si naturelles à l’esprit humain, que l’esprit même le plus sec et le plus frugal ne peut parler longtemps sans y recourir ; et, si l’on croit pouvoir s’en garder en écrivant, c’est qu’on revient alors à des images qui, étant vieilles et usées, ne frappent plus ni l’auteur ni les lecteurs. […] unique et véritable fortune de l’entendement humain !

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