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186. (1868) Curiosités esthétiques « II. Salon de 1846 » pp. 77-198

J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret mi-parti de vert et de rouge crus, qui étaient pour mes yeux une douleur délicieuse. […] Delacroix affectionne Dante et Shakspeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine ; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. […] C’est non-seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, — prodigieux mystère de sa peinture, — la douleur morale ! […] Plaisir et douleur mêlés, amertume dont la lèvre a toujours soif ! […] Filles de la douleur, elles engendrent la douleur.

187. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVe entretien. Ossian fils de Fingal »

Le farouche Caïrbar vint aux vallons retentissants de Tura, où Brassolis, la plus belle de ses sœurs, triste et seule, soupirait des chants de douleur. […] La harpe est moins douce que sa voix, lorsqu’elle chantait sa douleur. […] Mes années se sont écoulées dans les batailles, et la douleur assiège ma vieillesse. […] « Ce fut alors que Fingal vit avec douleur tomber sous ses coups un héros inconnu… Le guerrier roulait dans la poussière ses cheveux gris, et levait vers le roi ses yeux mourants : « Ah ! […] « — Jeune infortuné, lui dit Fingal, pourquoi, par ces tristes discours, réveilles-tu ma douleur ?

188. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, romans (1832) »

Quant au sentiment du récit, on le trouvera assurément exagéré : l’amitié exaltée du capitaine pour Bug, ce désespoir violent qu’il éprouve en repassant sur la fatale circonstance, cette douleur durable, mystérieuse, qui depuis ce temps enveloppe sa vie, n’ont pas de quoi se justifier suffisamment aux yeux du lecteur déjà mûr, et qui sait comment les affections se coordonnent, comment les douleurs se cicatrisent. […] Le poëte songeait à sa Notre-Dame lorsqu’il disait dans le prologue des Feuilles d’Automne : S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur  Dans le coin d’un roman ironique et railleur.

189. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre III, naissance du théâtre »

Dieu de joie, il était aussi un dieu de douleur. […] Il y avait de l’hilarité et de la douleur, des éclats de rire et des flots de larmes dans le vin qu’il versait aux hommes. […] Il se fit de plus en plus sérieux et plaintif ; il prit pour lui la charge des douleurs du dieu, laissant au chant comique ses joies en partage.

190. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque » pp. 2-79

Celle-ci, dont les charmes commençaient à se faner, moins sous les années que sous la douleur, s’affligeait en secret de cet abandon. […] Laure ne put déguiser complètement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et peut-être éternelle absence. […] Vous qui dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois à vos pieds, vous avez gémi sous un joug honteux ; et (ce qui met le comble à votre honte et à ma douleur) vos maîtres étaient des étrangers, des aventuriers. […] On le sent partout dans les sonnets de Pétrarque qui suivirent la mort de Laure ; on trouve le poète et l’amant dans les premiers, on trouve l’adoration et la piété dans les derniers : ils sont, pour les cœurs tendres, le manuel de la douleur et de l’espérance. […] « Pourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de tes yeux ?

191. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Edgar Poe est, pour ses rares poèmes de l’espèce de ses maîtres, et nous avons vu combien, dans son œuvre poétique, il s’est abstenu de faire intervenir les douleurs qui l’ont agité, combien elle est vague, vide presque de spectacles sensibles et pleine d’une glaciale terreur. […] Tous les adjectifs que nous venons d’écrire, ont un caractère commun d’excès, de violence ; les passions chagrines dont use de préférence le romantisme sont plus intenses à degré égal que les passions joyeuses, par le simple fait physiologique qu’une douleur est toujours plus forte qu’un plaisir. […] À ces maux internes, qui proviennent des qualités mêmes qui font la grandeur de l’artiste, s’ajoutent d’autres causes de douleur, qu’impose la fabrication de l’œuvre d’art. […] Que l’on joigne enfin à toutes ces supériorités de l’artiste, sa connaissance des douleurs humaines et sa commisération, le mécontentement même qui l’anime contre la société et le met à la tête des réformateurs et des révolutionnaires, qui le fait sans cesse préférer par son dédain des choses présentes, les choses meilleures et futures, — l’on aura un tableau approché des causes qui font à la fois sa grandeur et son affliction. […] La sympathie, la pitié, l’horreur de la souffrance humaine, l’altruisme, en un mot, qui met dans l’âme de chacun un reflet de la douleur et de la joie de tous, sont les sentiments qui conduiront nécessairement à la reforme de la vie sociale.

192. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Chateaubriand. Anniversaire du Génie du christianisme. » pp. 74-90

Ce document, voici en quoi il consiste : Chateaubriand avait publié à Londres son Essai sur les révolutions en deux volumes qui n’en faisaient qu’un, un énorme in-8º de près de 700 pages ; il y avait versé toute son érudition historique juvénile, tous ses rapprochements d’imagination, toutes ses audaces de pensée, ses misanthropies ardentes et ses douleurs rêveuses ; livre rare et fécond, plein de germes, d’incohérences et de beautés, où est déjà recèle tout le Chateaubriand futur, avant l’art, mais non avant le talent. […] Revenant en souvenir sur cette époque de sa vie dans ses Mémoires d’outre-tombe et sur cette disposition intérieure où il était après la publication de l’Essai, il ne s’en rendait plus un compte bien exact quand il disait : Je m’exagérais ma faute ; l’Essai n’était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. […] Un jour, il va s’asseoir au sommet d’une colline qui domine la ville et commande une vaste contrée ; il contemple les feux qui brillent dans l’étendue du paysage obscur, sous tous ces toits habités… Il faut voir, dans le livre même, le détail des ruses innocentes employées pour éluder ou pour tromper la douleur : Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. […] il paraît qu’il y a des peines mentales totalement séparées de celles du corps, comme la douleur que nous sentons à la perte d’un ami, etc.

193. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre II. Du goût, de l’urbanité des mœurs, et de leur influence littéraire et politique » pp. 414-442

La nature a créé des remèdes aux grandes douleurs de l’homme ; le génie est de force avec l’adversité, l’ambition avec les périls ; la vertu avec la calomnie ; mais le ridicule peut s’insinuer dans la vie, s’attacher aux qualités même, et les miner sourdement à leur insu. L’insouciance dédaigneuse exerce un grand pouvoir sur l’enthousiasme le plus pur ; la douleur même perd jusqu’à l’éloquence dont la nature l’a douée, lorsqu’elle rencontre un esprit moqueur ; l’expression énergique, l’accent abandonné, l’action même, l’action généreuse est inspirée par une sorte de confiance dans les sentiments de ceux qui nous environnent ; une froide plaisanterie peut la glacer. […] Lorsqu’en s’accoutumant à voir souffrir les animaux, on parvient à vaincre la répugnance des sens pour le spectacle de la douleur, l’on devient beaucoup moins accessible à la pitié, même pour les hommes ; du moins l’on n’en éprouve plus involontairement les impressions. […] Ce que notre destinée a eu de terrible, force à penser ; et si les malheurs des nations grandissent les hommes, c’est en les corrigeant de ce qu’ils avaient de frivole, c’est en concentrant, par la terrible puissance de la douleur, leurs facultés éparses.

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