L’autre (les Maximes ), qui est la production d’un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l’amour-propre est dans l’homme la cause de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il se trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et la variété de l’expression, la grâce de la nouveauté. » La Bruyère se caractérise ensuite lui-même : « L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères (de Théophraste) ; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des voies simples et communes. » Aucun auteur n’a mieux défini la nature ni marqué plus nettement le but de ses écrits. […] S’il s’indigne, c’est si à point et si sobrement, qu’il paraît bien que cette indignation est le soulagement d’un esprit honnête et délicat, et non la complaisance d’un esprit chagrin pour sa mauvaise humeur. […] Cependant un critique délicat, Suard105, le loue de qualités qui auraient manqué à ceux-ci.
Nous pouvons faire une application ironique et nouvelle de ce mot, en y sous-entendant la nécessité de réagir par le délicat, le précieux, le rare, contre les platitudes des temps présents ; même s’il était impossible de laver complètement le mot décadent de son mauvais sens, cette injure pittoresque, très automne, très soleil couchant, serait encore à ramasser, en somme ! […] Il avait d’autres visées que celles d’être un ciseleur de phrases, un délicat joueur de flûte. […] Son esprit fruste subissait l’ascendant de ce raffiné qui l’éblouissait de tout son dandysme délicat et de toute sa séduisante désinvolture, mais il ne le suivait qu’avec difficulté, raturant, hésitant, tiraillé par mille pensées contradictoires.
Voyez en effet comme les barbares aiment cette civilisation, comme ils s’empressent autour d’elle, comme ils cherchent à la comprendre avec leur sens naïf et délicat, comme ils l’étudient curieusement, comme ils sont contents de l’avoir devinée. […] Le paysan ne souffre pas de son abjection morale et intellectuelle ; mais l’ouvrier des villes voit notre monde distingué, il sent que nous sommes plus parfaits que lui, il se voit condamné à vivre dans une fétide atmosphère de dépression intellectuelle et d’immoralité, lui qui a senti la bonne odeur du monde civilisé ; il est condamné à chercher sa jouissance (car l’homme ne peut vivre sans jouissance de quelque sorte, le trappiste a les siennes) dans d’ignobles lieux qui lui répugnent, repoussé qu’il est par son manque de culture, plus encore que par l’opinion, des joies plus délicates. […] Nos types si délicats ne se dessinent que bien plus tard.
Que dire de Gil Blas qui n’ait pas déjà été dit, que n’aient pas senti et exprimé tant de panégyristes ingénieux, de critiques délicats et fins, et que tout lecteur judicieux n’ait pas pensé de lui-même ? […] Pourtant il n’y a pas à se le dissimuler, c’est afin sans doute de mieux se tenir au niveau de l’humaine nature que Gil Blas n’a pas le cœur très haut placé : il est bon à tout, médiocrement délicat selon les occurrences, valet avant d’être maître, et un peu de la race des Figaro. […] Joubert, pensait à ce manque d’idéal chez notre auteur, quand il a laissé tomber ce jugement sévère : « On peut dire des romans de Lesage qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la Comédie. » Mais nous touchons là aux antipathies qui séparent nettement deux races d’esprits : ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au distingué, et ceux qui préfèrent le délicat à tout, même au naturel.
« Vous êtes un délicat anatomiste de l’homme », dit le Marquis des Dialogues au Chevalier. […] Ajoutez, comme inconvénient, des indécences fréquentes, incroyables, même dans le siècle de Diderot et de Voltaire, et qui n’ont de précédent que chez Rabelais : « Ne donnons pas gain de cause aux gens délicats, répétait Galiani ; je veux être ce que je suis, je veux avoir le ton qui me plaît. » Il a usé et abusé de la licence. […] On dégagerait de la sorte et on mettrait dans tout leur jour des pages fines, neuves, délicates, les lettres sur la Curiosité, sur l’Éducation, celles sur Cicéron, sur Voltaire commentateur de Corneille, celle où il trace le plan d’une Correspondance entre Carlin et Ganganelli, et tant d’autres.
Mme de La Vallière est un de ces sujets et de ces noms qui ont toujours jeunesse et fraîcheur en France : elle représente l’idéal de l’amante avec toutes les qualités de désintéressement, de fidélité, de tendresse unique et délicate, qu’on se plaît à y rassembler ; elle ne représente pas moins en perfection la pénitence touchante et sincère. […] Tout à côté on retrouve des pensées plus douces, plus conformes à l’idée qu’on se fait de cette âme délicate et timide : « Car, hélas ! […] Dans le tableau qu’il traçait du second amour et des efforts de l’âme repentante pour se dégager et revenir à son divin principe, il y avait pourtant bien des traits d’une application directe et délicate.
Il commença par l’aider directement lui-même et en ami délicat. […] que Mirabeau le sentait lorsque, impatient de ces éternelles remises de l’« homme aux indécisions » (c’est ainsi qu’il appelle La Fayette), et de cette pudibonderie si hors de propos, irrité de voir en tout et partout les honnêtes gens de ce bord en réserve et en garde contre lui, il s’écrie : « Je leur montrerai ce qui est très vrai, qu’ils n’ont ni dans la tête, ni dans l’âme, aucun élément de sociabilité politique. » Et relevant la tête en homme qui, avec ses taches, avait son principe d’honneur aussi et le sentiment de sa dignité, il écrivait un jour (1er décembre 1789) à La Fayette, sans craindre d’aborder le point délicat et qui recelait la plaie : J’ai beaucoup de dettes, qui en masse ne font pas une somme énorme ; j’ai beaucoup de dettes, et c’est la meilleure réponse que les événements puissent faire aux confabulations des calomniateurs. […] M. de Bacourt, chargé, par la dernière volonté du prince d’Arenberg, du soin délicat de cette publication, s’en est acquitté en esprit élevé et simple, qui comprend, explique, ordonne toute chose, qui met en lumière de tout point le précieux dépôt dont il est chargé, et qui a la modestie de s’effacer devant les personnages principaux dont il éclaire et fait valoir les figures.
Mme de La Fayette acheva de la réduire au rang des antiques vénérables en publiant ses deux petits romans de Zaïde et surtout de La Princesse de Clèves, où elle fit voir comment on pouvait être court, naturel et délicat. […] Jamais de fraîcheur ; le délicat même tourne vite au didactique et à l’alambiqué. […] Car n’oublions jamais l’opinion des gens de goût du temps, et des plus délicats, sur ces ouvrages que nous prétendons réhabiliter, et demandons-nous quelquefois s’ils ne souriraient pas de notre excès de sérieux ?