Ils ont tous, plus ou moins, le diable au corps. Je parle bien entendu des éditeurs littéraires… Les autres n’ont pas le diable au corps, mais ils sont le diable de nos corps et de nos esprits. […] Chesterfield, grand seigneur et dandy anticipé, n’avait à enseigner à son fils que les révérences du corps… C’était un professeur de grâces à se donner.
Médecine Tessier28 [Le Pays, 4 février 1856] I Les Études de médecine, dont M. le docteur Tessier a publié la première partie, sont, avant tout, un livre de discussion ardente, sous des formes sévères, une polémique corps à corps et mortelle contre des hommes célèbres et des doctrines malheureusement professées ; mais cette discussion est, en bien des points, si détaillée et si spéciale, le langage qui l’exprime est d’une propriété si technique et si profonde, qu’au premier abord elle semblait, par cela même, échapper à notre examen. […] La Science probablement trempe la tête dans un Styx, comme le corps d’Achille, afin de faire à ses enfants un sentiment moral invulnérable, et (le croiront-ils, ceux-là qui ne sont pas médecins ?) […] Méconnaissance de la nature spirituelle de l’homme qu’on définit un mammifère monodelphe bimane, et rien de plus, négation de l’unité de la race humaine, affirmation de l’activité de la matière, confusion de la physiologie et de l’histoire naturelle, au mépris des traditions médicales, depuis Hippocrate jusqu’à nos jours, enfin l’opinion qui implique le matérialisme le plus complet : « Que la vie ne doit pas être considérée comme un principe, mais comme un résultat, une propriété dont jouit la matière, sans qu’il soit nécessaire de supposer un autre agent dans le corps », toutes ces solutions et beaucoup d’autres de la même énormité sont attaquées et ruinées de fond en comble par le rude jouteur des Études.
Le titre de spécialiste, loin d’indiquer une supériorité, signifie trop souvent que celui qui se pare de ce titre, ne connaissant en effet que l’objet de sa « spécialité », risque de le connaître mal, s’il est vrai que toutes les parties et fonctions du corps soient liées entre elles et dépendantes les unes des autres. […] La conséquence, c’est que, pour exceller dans la première partie de ce programme, le chirurgien doit avoir, avec une connaissance toujours présente de tout le corps humain, un sang-froid inaltérable, un regard lucide et sûr, une main délicate et intelligente, et comme des yeux au bout des doigts, une initiative toujours prête, la puissance d’inventer ou de modifier, à mesure, les procédés de son art, une faculté divinatoire, bref un « don », aussi rare peut-être, aussi instinctif et incommunicable que celui du grand poète ou du grand capitaine. […] D’abord, tout cet appareil compliqué, précis, luisant et froid ; ces multiples et fins instruments faits pour couper, percer, pincer, brûler, scier, limer, tordre, et qui éveillent en nous l’idée de sensations atrocement aiguës et lancinantes ; puis cette pauvre nudité exposée sur le lit opératoire, et qui (nous y pensons fraternellement) pourrait être la nôtre ; ce mystère violé de nos plus secrets organes ; cet aspect de corps éventré sur un champ de bataille ; la vue du sang, et des entrailles ouvertes, et des plaies béantes et rouges, vue qui serait insoutenable si le malade sentait, mais qui n’est que suprêmement émouvante puisqu’on a la certitude qu’il ne souffre pas et l’espoir que, en se réveillant, il aura la joie infinie de se savoir affranchi de la torture ou de la honte de son mal ou de son infirmité… Et ce spectacle est aussi très bon pour l’intelligence.
Par un procédé analogue, fragmentaire et laborieux, Flaubert montre les âmes qui actionnent ces corps et ces visages. […] Il doue Mme Bovary de toute la séduction d’une âme acérée dans un corps souple, élancé et blanc. […] Tantôt sortant du temple, elles supplient, cambrées, au haut de leur palais, les astres qui tressaillent au frémissement de leurs lèvres ; tantôt elles prennent de leur corps anxieux de pureté, des soins inouïs, le macérant de parfums, l’enduisant d’onguents, le frôlant de soies, au point que la jouissance de leur lit promet une joie délictueuse et mortelle. […] La Tentation de saint Antoine à son début, les voix qui susurrent aux oreilles de l’ascète des phrases insidieuses de crépuscule, les images qui passent sous ses yeux, continues et disconnexes, ont l’illogisme du rêve et l’appréhension de l’inconnu ; les visions se suivent et se lient imprévues ; des communions subites ont lieu : « Elle sanglotte, la tête appuyée contre une colonne, les cheveux pendants, le corps affaissé dans une longue simarre brune. […] Il peinait, il souffrait ; les minuties toujours mieux aperçues de son métier, bornaient de plus en plus son horizon intellectuel ; il souhaita des succès de livres, puis des succès de pages, puis des succès de phrases5 ; il sacrifia graduellement toute sa vie à sa passion ; il vécut dans le sourd malaise des phénomènes, qui logent en leurs corps une âme hétéroclite, jusqu’à ce que cette despotique activité cérébrale, après avoir imposé au corps, sans en être atteinte, une maladie nerveuse l’épilepsie transitoire6 de sa jeunesse ; et de sa vieillesse l’anéantit et le foudroyât au pied de sa table de travail par une dernière et délétère victoire d’un organe sur un organisme.
* * * — Le corps humain n’a pas l’immutabilité qu’il semble avoir. […] C’est une mort lente et successive des manifestations, presque immatérielles, qui émanaient de son corps. […] Nos corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins. […] J’ai cru voir l’esclave qui recevait au Cirque les corps des gladiateurs, — et lui aussi reçoit les tués de ce grand Cirque : la société moderne. […] L’inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d’un spectacle vous déchirant le cœur, la recherche de ce corps au milieu d’autres corps, l’étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré, tout cela nous a fait lâches comme des enfants.
Chaque poème est le doux corps précis d’un sentiment unique. […] Un élan ingénu dresse doucement les corps. […] Or : « le mouvement d’un corps est son abandon du lieu premièrement occupé. […] Il ne faut que donner à ce corps une tête, que proposer à sa fonction la fin véritable : Dieu. […] Ce soulèvement, ce détachement par le délice, ils emportaient l’âme avec le corps.
. — Médecin des corps et des âmes. — Dieu des pardons et des expiations. […] C’est elle qui purifie par lui l’atmosphère des miasmes putrides qui soufflent la mort, et qui ranime les corps languissants comme les plantes flétries. […] Médecin des corps, Apollon devient bientôt le médecin des âmes qu’il tranquillise et réconcilie. […] Mais elles le cernent de leurs yeux ardents, de leurs griffes avides, de leurs langues de vampires furieusement tirées ; pareilles à des dogues tournant autour du cerf abattu, et que contient l’œil du maître qui les empêche de le dévorer. — « Il faut que ton corps abreuve ma soif, il faut que je boive le rouge breuvage à ton corps vivant ! […] Puis le symbole avait pris corps et un sens moral y était entré.
Ainsi que le sang parcourt le corps qu’il anime, de même ces idées générales, répandues dans la science nouvelle, l’animeront de leur esprit dans toutes ses déductions sur la nature commune des nations. […] Ainsi sont exclus de l’école de la nouvelle science les Stoïciens qui veulent la mort des sens, et les Épicuriens qui font des sens la règle de l’homme ; ceux-là s’enchaînant au destin, ceux-ci s’abandonnant au hasard et faisant mourir l’âme avec le corps ; les uns et les autres niant la Providence. […] Ce premier gouvernement dut être aristocratique, parce que les pères de famille s’unirent en corps politique pour résister à leurs serviteurs mutinés contre eux, et furent cependant obligés pour les ramener à l’obéissance, de leur faire des concessions de terres analogues aux feuda rustica (fiefs roturiers) du moyen âge. […] Plus les biens sont attachés à la personne, au corps du possesseur, plus la liberté naturelle conserve sa fierté ; c’est avec le superflu que la servitude enchaîne les hommes. […] Le stoïcisme l’anéantit, parce qu’il ne reconnaît d’utilité ou de nécessité que celles de l’âme, et qu’il méconnaît celles du corps ; encore le Sage seul peut-il juger de celles de l’âme.