Aucune détermination de rapports entre les objets de pensée ne peut nous rendre compte de la pensée qui conçoit et ces objets et ces rapports. […] Voilà comment nous concevons et posons le problème, avec la persuasion que toute autre manière de le poser est « simpliste », inexacte et illusoire. […] Si je me persuade qu’il dépend de moi de réaliser un idéal que je conçois, j’acquiers du même coup un commencement de force pour le réaliser. […] Se concevoir indépendant ou se désirer indépendant, d’une manière vague et absolue, dans l’abstrait, ce serait à coup sûr un faible secours. […] Elle est éminemment propre à développer l’instinct de résistance à l’égard de toute force conçue comme étrangère à notre moi.
Dès que cette idée est conçue, elle tend à se poser en face du milieu extérieur, et à se poser intellectuellement par l’assertion ou affirmation de l’individualité. L’enfant s’affirme ainsi dès qu’il se conçoit, et il s’affirme en pensée comme en acte. […] Ce moi conçu et imaginé devient à son tour un centre de gravitation pour les désirs. […] Dès lors, l’être peut agir pour l’avenir, à distance ; il peut agir pour la totalité de sa vie individuelle, et même pour sa vie conçue comme éternelle. […] D’où il suit que la pensée arrivera à se concevoir elle-même sous une idée d’unité, de simplicité, d’indivisibilité.
Nous aimerions presque autant discuter pour savoir si c’est l’homme qui a inventé la pensée, c’est-à-dire si c’est l’homme qui s’est créé lui-même ; car il nous est aussi impossible de concevoir la pensée sans la parole qui lui donne conscience d’elle-même, que de concevoir la parole sans la pensée qui la constitue. […] La parole ou la langue est donc, selon nous, une des fonctions les plus organiques de l’humanité, car on ne peut concevoir une humanité sans parole. […] IV Quant à la parole écrite qui a produit la lecture, et par la lecture la littérature, on conçoit très-bien que cet art d’écrire les signes et les sons ait été inventé par l’homme. […] L’homme parlant a pu dire à l’homme comprenant : Convenons entre nous que tel signe signifiera aux yeux ou à l’esprit telle chose ou telle idée, et qu’en lisant ce signe sur le sable, sur la pierre, sur le papyrus, sur l’écorce, sur le vélin, sur le papier, nous croirons entendre tel son, voir telle image, concevoir telle idée. […] La plus sublime des facultés de l’homme, c’est l’admiration ; nous voulons donner une haute idée de l’homme par ses œuvres, afin de vous soutenir, en morale comme en littérature, à la hauteur de l’idée que vous aurez conçue de vous-même.
Aussi nous faut-il considérer comme la modalité normale de la vie cette contrariété selon laquelle, sous le regard de la conscience, toutes les choses se conçoivent autres qu’elles ne sont. […] L’être métaphysique se conçoit autre qu’il n’est, le moi psychologique se conçoit autre qu’il n’est, voici les fondements de la vie phénoménale. Cette constatation doit justifier désormais à nos yeux toute la suite des phénomènes, depuis les plus généraux jusqu’aux plus particuliers, qui ont été exposés dans la première partie de cette étude et où s’est manifestée en acte, à quelque degré, la faculté de se concevoir autre.
Sitôt que l’esprit, en proie à cette prévention, entre en contact avec l’intuition, celle-ci, qui est infaillible et exprime le rapport direct de l’esprit avec le réel, fait apparaître la contradiction ou le désaccord qu’il y a entre l’objet tel qu’il était conçu et l’objet tel qu’il est. […] Tous les actes positifs d’un être qui se conçoit autre qu’il n’est relèvent de cette théorie du rire telle que Schopenhauër l’a exposée. […] Si l’on excepte les anomalies telles que le délire et la folie, où la personnalité se voit modifiée par des causes nettement pathologiques, l’enfance est l’état naturel où la faculté de se concevoir autre se manifeste avec le plus d’évidence. […] Ils savent que l’éducation est un moyen tout-puissant de contraindre les enfants à se concevoir, dans leurs rapports avec le monde extérieur, avec les hommes et avec les idées, selon l’idéal qui leur aura été apprêté et distribué dans la notion. […] La même incompétence motive ses jugements : impuissant à concevoir les raisons des opinions les plus ordinaires, à ressentir les goûts les plus simples, il se prévaut de cette impuissance pour se targuer de sublimité.
À première vue, la faculté de se concevoir autre apparaît liée au fait de la conscience : il s’agit ici de la conscience psychologique, un miroir où se viennent refléter les images des réalités. […] On voit aussitôt comment l’individu court le risque d’être égaré, de prendre le change, de se concevoir autre qu’il n’est à l’instigation de celles de ces images qui furent projetées dans sa conscience par des activités étrangères. […] La notion apparaît bien aux yeux de Rabelais, ainsi qu’on la donne ici, comme un moyen, à l’occasion, pour l’Humanité de concevoir les choses autres qu’elles ne sont. […] Mais il y a plus, et au pouvoir d’être en réalité modifié par la notion, l’homme ajoute celui de concevoir, par son entremise, des manières d’être qu’il ne peut réaliser, des sentiments auxquels il est impropre, des buts qui lui sont inaccessibles. […] C’est dans ce sens que l’être humain se conçoit autre qu’il n’est.
Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme aperçu d’une doctrine à établir, ou comme résumé d’une doctrine établie. […] De même, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir, au lieu de différentes entités particulières, une seule grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phénomènes. […] Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie positive dans le système général des sciences positives proprement dites. […] Car la spécialité exclusive, l’isolement trop prononce, qui caractérisent encore notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans l’enseignement. […] Ne tiendrait-elle pas à ce même caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que, dans aucun de leurs phénomènes, il n’y a lieu à concevoir des nombres invariables ?
Or, quand je conçois un mouvement, je conçois une chose, quelle qu’elle soit, qui se meut. […] Car de la première, je dis qu’elle est continuée parce que je le vois ; mais de toute autre je l’affirme parce que je le conçois nécessairement. […] A ce titre, on ne conçoit pas que la conscience soit une résultante : car elle est certainement un fait et par conséquent une réalité. […] Je conçois ainsi un pur idéal, dont je détermine les attributs, l’immensité, l’éternité, la simplicité, l’immutabilité ; je le conçois comme idéal de l’esprit plus encore que de la nature, comme le type de la vérité, de la sainteté, de la justice et de la beauté. […] Celle-ci (du moins telle qu’on la conçoit dans les pays catholiques) est nécessairement immobile.