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248. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Journal de la santé du roi Louis XIV »

Imaginez-vous Antonius Musa, ce médecin d’Auguste, qui le sauva en une maladie grave et qui obtint les honneurs d’une statue, nous ayant transmis les observations les plus précises, les plus intimes, sur les misères de santé que ne cessa d’éprouver dans sa longue vie ce grand empereur valétudinaire ! […] Le jeune Louis XIV donne, durant cette maladie, des marques de son courage et de sa constance, ce qu’on ne cessa de voir en lui à tous les âges. […] non, la grande opération n’est plus qu’un incident ; cela ressort du Journal qui est sous nos yeux ; mais vous avez un Louis XIV perpétuel, sans cesse menacé d’accidents nerveux ou sanguins au cerveau, assujetti à mille précautions, et toujours calme, ferme, égal ; n’est-ce pas plus singulier encore, n’est-ce pas mieux ? […] C’est qu’il a une de ces fièvres à accès qui reprennent sans cesse, qui déroutent les médecins, et il l’a gagnée à faire remuer les magnifiques terrasses de ses jardins de Versailles ou de Marly.

249. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis du Belloy (suite et fin.) »

» — « Oui, et dans l’intention que je vous ai dite. » — « Eh bien, vous saurez tout. » — « Mais, en attendant, laissez là ce hoyau, cessez votre travail. » Ici une petite lutte s’engage, Ménédème voulant continuer de piocher tout en racontant, Chrémès s’y opposant et lui arrachant des mains son outil. […] C’est injuste, car si nous avions eu de quoi, nous aurions fait comme les autres ; et celui que vous me jetez sans cesse à la tête (ilium tu tuum, ce fils modèle élevé aux champs), si vous étiez homme, vous le laisseriez faire maintenant, tandis que l’âge le permet, plutôt que d’attendre qu’il ait mené votre convoi, trop tard à son gré, pour s’en aller faire après coup toutes ces mêmes choses, dans un âge moins propice. » Je paraphrase un peu ; chez Térence, chaque nuance et intention est indiquée par de simples mots bien jetés, bien placés et qui laissent à la pensée toute sa grâce (ubi te expectatum ejecisset foras, alienore ætate post faceret tamen). […] Présente au milieu d’eux, sois seule., sois absente ; Dors en pensant à moi ; rêve-moi près de toi ; Ne vois que moi sans cesse, et sois toute avec moi ! […] Vous connaissez le tableau de Meissonier, la Confidence, ce jeune amoureux qui, à la première lettre reçue, n’a de cesse qu’il n’ait versé son secret dans le sein d’un ami plus expérimenté, et qui, après le déjeuner qu’il pavera, au dessert, lit avec feu cette missive si tendre à l’ami tranquille et satisfait qui écoute et qui digère.

250. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Œuvres de M. P. Lebrun, de l’Académie française. »

Je croyais ta flamme perdue, Et je disais : La Muse a cessé de m’aimer. […] Pour le reste il a tardé, ajourné, préparé sans cesse ; il oubliait trop que les choses poétiques ne se mènent point avec lenteur, par acquisition graduelle et progrès continu. […] Si, s’arrêtant au seuil de la sombre demeure, Pour nous ce bruit d’une heure Cesse éternellement ? […] Une telle poésie existe de droit et se justifie à elle seule. — Poésie modérée, bien que depuis lors nous en connaissions une autre, grande, magnifique, souveraine, et que nous nous inclinions devant, et que nous l’admirions en ses sublimes endroits ; — poésie d’entre-deux, moins vive, moins imaginative, restée plus purement gauloise ou française, plus conforme à ce que nous étions et avant Malherbe et après ; — poésie qui n’es pas pour cela la poésie académique ni le lieu commun, et qui as en toi ton inspiration bien présente ; qui, à défaut d’images continues, possèdes et as pour ressources, à ton usage, le juste et ferme emploi des mots, la vigueur du tour, la fierté du mouvement ou la naïveté du jet ; poésie qui te composes de raison et de sensibilité unies, combinées, exprimées avec émotion, rendues avec harmonie ; puisses-tu, à ton degré et à ton heure, à côté de la poésie éclatante et suprême, te maintenir toujours, ne cesser jamais d’exister parmi nous, et d’être honorée chez ceux qui t’ont cultivée avec amour et candeur !

251. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Lamennais, Affaires de Rome »

Mais l’astre voyageur continuant d’aller, et notre zénith à nous-même étant brusquement dépassé, nous avons cessé de croire à une évolution continue, réglée par un secret compas. […] Le Pape, invoqué sans cesse, pouvait parler, et force était alors d’obéir ou de n’être plus du tout le même. […] Que si Rome intervenait et lui commandait de cesser, il me semble (autant qu’on a droit de raisonner sur les desseins providentiels) qu’il n’était pas si déraisonnable à un catholique resté croyant à la liberté et en même temps soumis au Saint-Siège, de juger ainsi : « Il a été bon que M. de La Mennais et ses amis, durant deux années, jetassent ces germes dans le monde : il peut être bon que pour le moment ces germes en restent là, et, puisque Rome le décide, agissant en ce point aveuglément si l’on veut, et par des ressorts intermédiaires humains, mais d’après une direction divine cachée, il faut bien qu’il y ait utilité dans ce retard. […] vous, apôtre par excellence, vous, l’homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous exhorter, vous n’avez nul désir d’exercer influence sur autrui !

252. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « La Fontaine »

En vérité, bien que La Fontaine n’ait pas cessé d’essayer et de cultiver à ses moments de loisir son talent, depuis le jour où l’ode de Malherbe le lui révéla, j’aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu’on voudra de naïf et d’oublieux en lui, qu’admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. […] vous pouvez nous l’apprendre ; Votre réponse est prête, il me semble l’entendre : C’est jouir des vrais biens avec tranquillité, Faire usage du temps et de l’oisiveté, S’acquitter des honneurs dus à l’Être suprême, Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même, Bannir le fol amour et les vœux impuissants, Comme Hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants. […] Maucroix, Racine et ses vrais amis s’affligeaient de ces déréglements sans excuse ; l’austère Boileau avait cessé de le voir. […] Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu’on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair ; et l’on n’était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu’au sein d’une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d’éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert : — je me trompe ; il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou : cet homme, c’était Pascal.

253. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre VI. Science, histoire, mémoires »

Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ; la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins, facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits la tentation de l’essayer. […] Pour des raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est sorti du séminaire. […] Mais ce savant, qui n’a jamais cessé de pratiquer et de recommander la recherche méthodique du vrai, la poursuite courageuse de la connaissance rationnelle, savait les limites de la raison et de la science. […] Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti-pris, les vues étroites ou exclusives, pour saisir toutes les parties et manifester tous les aspects de la vérité, ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus : en même temps que notre grossière façon d’entendre l’opposition théorique de la science et de la foi nous faisait mal juger tous ces fins sentiments, ces expansions affectueuses ou enthousiastes, qui se mêlaient sans cesse chez Renan aux affirmations du déterminisme scientifique.

254. (1886) De la littérature comparée

Marc Monnier a signalé — après les avoir résolues — les difficultés d’un enseignement aussi vaste que celui de la littérature comparée : « Mener toutes les littératures de front, a-t-il dit ; montrer à chaque pas l’action des unes sur les autres ; suivre ainsi, non plus seulement en deçà ou au-delà de telle frontière, mais partout à la fois, les mouvements de la pensée et de l’art, cela paraît ambitieux et difficile... » Il a pu ajouter : « On y arrive cependant, à force de vivre dans son sujet qui petit à petit se débrouille, s’allège, s’égaie... » Mais ce qu’il n’a pas dit, ce sont les rares qualités d’esprit qui lui ont permis d’accomplir un tel travail et de le perfectionner d’année en année : une érudition qui s’élargissait sans cesse ; un sens critique habile à choisir entre la masse des documents les plus propres à marquer la physionomie d’un homme ou d’une époque, ou à dégager les caractères essentiels d’une œuvre ; une intelligence si enjouée qu’elle a pu, pour conserver son expression, « égayer » cette grave étude de l’histoire littéraire, si alerte, que d’heureuses échappées dans tous les domaines, elle a su rapporter des œuvres également distinguées. […] Aussi, ces œuvres que nous relisons sans cesse ne sont-elles pas seulement des documents historiques auxquels nous pouvons demander les secrets des siècles éteints : elles ont, pour ainsi dire, passé dans notre sang, elles ont servi chacune à nous former tels que nous sommes, nous les retrouvons en descendant au fond de nous-mêmes comme des levains auxquels nous devons peut-être nos meilleures aspirations. […] Sarcey l’ont maniée avec une légèreté qui va souvent jusqu’à la désinvolture, sans que leurs feuilletons cessent d’ailleurs jamais d’être des morceaux fort agréables à lire. […] Et l’œuvre littéraire ou l’œuvre d’art cessa d’apparaître comme le produit spontané d’un homme de génie, renfermant en soi toutes ses causes, mesurable avec une règle commune.

255. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, recueillis et mis en ordre par M. A. Sayous. (2 vol. in-8º, Amyot et Cherbuliez, 1851.) — II. » pp. 494-514

Nul n’a mieux saisi et noté que Mallet du Pan les diverses étapes et les temps d’arrêt de la Révolution : à Paris dans le Mercure, et à Bruxelles dans sa brochure publiée en 1793, il n’avait cessé de l’étudier, de la caractériser dans sa marche d’invasion et dans sa période croissante : après le 9 Thermidor et depuis la chute de Robespierre, il va la suivre pas à pas dans sa période de décours, absolument comme un savant médecin qui suit et distingue toutes les phases d’une maladie. […] Il est pourtant deux traits d’exception à cet égoïsme presque universel, et Mallet les relève, comme il est juste de les relever aussi : 1º le peuple, ce qu’il appelle le bas peuple (mais cela s’étend très loin), n’a pas cessé, selon lui, d’être atteint de son hydrophobie, il n’en est nullement revenu : « C’est toujours un animal enragé, dit-il, malgré sa misère profonde. » Cette rage qui survit même à la souffrance et à la misère, c’est la soif de l’égalité et la haine du tyran. […] Son honneur à lui, c’est de n’avoir jamais, même aux moments les plus désespérés et les plus amers, cédé d’un point sur les conditions qu’il jugeait essentielles au rétablissement de la monarchie en France : « Il est aussi impossible de refaire l’Ancien Régime, pensait-il, que de bâtir Saint-Pierre de Rome avec la poussière des chemins. » Consulté de Vérone par Louis XVIII, et d’Édimbourg par le comte d’Artois, dans leurs projets excentriques de restauration, il ne cesse de leur redire : « Il faut écouter l’intérieur si l’on veut entreprendre quelque chose de solide… Ce n’est pas à nous à diriger l’intérieur, c’est lui qui doit nous diriger. » Dans une note écrite pour Louis XVIII en juillet 1795, Mallet du Pan lui pose les vrais termes de la question, que ce roi ne paraissait pas comprendre entièrement alors, et qu’il fallut une plus longue adversité pour lui expliquer et lui démontrer : La grande pluralité des Français ayant participé à la Révolution par des erreurs de conduite ou par des erreurs d’opinion, écrivait Mallet, il n’est que trop vrai qu’elle ne se rendra jamais à discrétion à l’ancienne autorité et à ses dépositaires ; il suffit de descendre dans le cœur humain pour se convaincre de cette vérité. […] Son habileté et son bonheur seront au comble s’il parvient seulement à mettre en harmonie d’anciens préjugés avec les nouveaux, les intérêts qui précédèrent et ceux qui suivirent la Révolution : fragile mais désirable alliance de l’autorité monarchique et de la liberté, contre laquelle lutteront sans cesse les souvenirs, soit de la toute-puissance royale, soit de l’indépendance révolutionnaire… Il pressentait combien le génie français, toujours dans les extrêmes, et composé d’insouciance et d’impatience, était peu propre à cette lutte continuelle, à cet équilibre qui exige suite, vigilance, et modération jusque dans le conflit.

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