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2207. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre premier. Que personne à l’avance ne redoute assez le malheur. »

Les indifférents, les connaissances intimes mêmes, vous représentent, par leurs manières avec vous, le tableau raccourci de vos infortunes : à chaque instant, les mots, les expressions les plus simples, vous apprennent de nouveau ce que vous savez déjà, mais ce qui frappe à chaque fois comme inattendu ; si vous faites des projets, ils retombent toujours sur la peine dominante ; elle est partout, il semble qu’elle rende impraticable les résolutions mêmes qui doivent y avoir le moins de rapport ; c’est contre cette peine alors qu’on dirige ses efforts, on adopte des plans insensés pour la surmonter, et l’impossibilité de chacun d’eux, démontrée par la réflexion, est un nouveau revers au-dedans de soi. […] Les consolations de l’amitié agissent à la surface, mais la personne qui vous aime le plus, n’a pas, sur ce qui vous intéresse, la millième partie des pensées qui vous agitent ; de ces pensées qui n’ont point assez de réalité pour être exprimées, et dont l’action est assez vive cependant pour vous dévorer, excepté dans l’amour, où en parlant de vous, celui qui vous aime s’occupe de lui ; je ne sais comment on peut se résoudre à entretenir un autre de sa peine autant qu’on y pense ; et quel bien, d’ailleurs, en pourrait-on retirer ? […] Ce sont les caractères sans véritable chaleur, qui parlent sans cesse des avantages des passions, du besoin de les éprouver ; les âmes ardentes les craignent ; les âmes ardentes accueilleront tous les moyens de se préserver de la douleur, c’est à ceux qui savent la craindre que ces dernières réflexions sont dédiées ; c’est surtout à ceux qui souffrent, qu’elles peuvent apporter quelque consolation.

2208. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre III. Du meilleur plan. — Du plan idéal et du plan nécessaire. »

C’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir… « C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire. […] Il faut dire ce qu’on pense, ce qu’on sait, laisser le reste, ne pas soulever les questions qu’on ne peut résoudre : au lecteur de faire la critique de notre œuvre, de mesurer notre science, d’estimer la droiture de notre raisonnement. […] Au reste, quel que soit le plan que Ion adopte, on devra toujours se soumettre à certaines conditions, sans lesquelles l’œuvre ne saurait se tenir.

2209. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Laforgue, Jules (1860-1887) »

Teodor de Wyzewa J’eusse désiré seulement qu’il put — avant cette imbécile fuite, Dieu sait où — voir publiées en volume ses Moralités légendaires, délicates merveilles de grâce, de tendresse, d’ironie, et qu’il avait composées naguère si joyeusement, avec la certitude d’années enfin charitables. […] Edmond Pilon Je ne saurais découvrir d’ancêtre direct à Jules Laforgue. […] » Eh bien, je vous affirme qu’à l’endroit où elle se trouve, cette petite phrase des faubourgs de la vie est plus conforme à je ne sais quel sourire auguste de notre âme que la page la plus éloquente sur la beauté des soirs… Un poète n’est jugé justement que par ceux qui l’entourent et par ceux qui le suivent.

2210. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rodenbach, Georges (1855-1898) »

À mesure qu’on l’écoute pleurer, il semble qu’on s’en aille je ne sais où, sans secousse et sans heurt, que le moi s’éparpille goutte à goutte, perdu en pluies, évaporé en brouillards. […] Invinciblement, son œuvre fait songer à quelque patient Hollandais, grand créateur de tulipes, colleur de timbres-poste, et qui, dans ses vitrines jalonnées d’insectes rares, en serait venu, maniaque mégalomane, à piquer d’abondance, sur le liège des coléoptères de hasard, de vagues cloportes, de banales araignées, des feuilles mortes, que sais-je ? […] On sait le rang qu’il s’était conquis par son talent et l’estime que lui avait méritée sa belle tenue littéraire.

2211. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — C — article » pp. 23-32

Et véritablement celui-ci a su dominer, par la supériorité de son esprit, les matieres les plus ingrates, & répandre sur les plus abstraites la clarté & les agrémens du style ; tandis que M. de Condorcet n’offre, dans les sujets les plus faciles, qu’un style aride, sentencieux, plein de morgue, & dépourvu de toute espece d’intérêt. Dans les Eloges de Fontenelle, tous les genres de savoir se réunissent, & sont traités d’une maniere [Omission] « également mis sur les rangs pour m’injurier ; & c’est dans une Lettre théologique de près de cent pages d’impression, qu’il m’a lâché sa bordée. […] On sait , me dit-il en parlant de M.

2212. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VII »

et de l’argent »67 ; je ne saurais calculer ce que vaut — valeur marchande — la parfaite connaissance de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol ; ma vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté et l’intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. […] Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d’entremêler leurs vocabulaires ; c’est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d’une demi-science, et le penchant des inattentifs d’exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. […] Les « petits Français » seraient remplacés en France par des petits Anglais, par des petits Allemands ; ainsi chaque peuple, oubliant sa langue maternelle, irait patoiser chez son voisin : système excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n’en sauraient parfaitement aucune.

2213. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Lettre a monseigneur le duc de**. » pp. -

Mais pour goûter ces plaisirs plus long-tems & ne point vous en rassasier, il faut mettre du choix dans vos lectures & savoir vous borner. […] Vous savez, d’ailleurs, que nous sommes assez riches de nous-mêmes, pour pouvoir nous passer des richesses des Grecs & des Latins. […] Je ne me sais point astreint, dans l’arrangement de mon Livre, à l’ordre que les Bibliographes suivent ordinairement.

2214. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Carle Vanloo » pp. 183-186

Sans s’entendre beaucoup en proportions, on est choqué du peu de distance de la hanche au-dessous du bras ; mais je ne sais pourquoi je dis de sa hanche, car elle n’a point de hanche. […] Vous savez que je n’exagère point, et je défie la meilleure vue de soutenir ce coloris un demi-quart d’heure. […] Je voudrais bien savoir quel sens, quel esprit il y a dans cette idée ?

2215. (1912) L’art de lire « Chapitre XI. Épilogue »

Heureux peut-être ceux qui n’ont pas besoin de livre pour penser, et tout à fait malheureux évidemment ceux qui en lisant ne pensent exactement que ce que pense l’auteur ; je ne sais même pas quel plaisir ceux-ci peuvent avoir et je ne puis me le définir. […] Le sot livre impose, étant très souvent goûté par une multitude de gens dont le nombre fait impression sur vous, et l’on ne sait pas le discuter avec la pleine liberté d’esprit que suppose Montaigne, ce qui est la seule condition à laquelle il deviendrait de profit. […] Il faut s’armer de sagesse même contre les passions les plus innocentes, parce qu’il n’y a pas de passions innocentes, et même en parlant de la lecture il faut dire : Le sage qui la suit, prompt à se modérer, Sait boire dans sa coupe et ne pas s’enivrer Aussi bien chacun sent qu’il y a un art de lire et, si la lecture n’offrait aucun danger, il n’y aurait pas besoin d’art pour s’y livrer.

2216. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XII »

Charles m’a lu et qu’il sait parfaitement que j’ai dit le contraire dans tous mes chapitres. […] Il semble cependant assez naturel que, pour travailler soi-même, ou veuille savoir comment les autres travaillent. […] Mais, la part faite à l’objection, le principe demeure, et rien au monde ne peut le détruire, pas même cette autre objection plus grave, que nous indiquons aussi dans notre premier chapitre : à savoir qu’il y a eu d’excellents improvisateurs.

2217. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié »

On ne sait trop lequel des deux. Quelques détails de toilette assez gracieux et vivement rendus, et qui révèlent une main de femme dans un temps où l’on ne décrivait pas, ne sont point assez pour qu’on nomme hardiment madame de la Fayette, cette platonicienne sans le savoir, qui ne voit absolument rien dans le monde que l’expression chaste des sentiments. […] Est-ce donc de la littérature que ces Mémoires du Diable, qui prouvent avec éclat qu’on peut avoir beaucoup de talent sans savoir écrire ?

2218. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Chapitre II. Lord Byron. » pp. 334-423

On sait à quel excès montait alors l’intolérance des opinions régnantes. […] Hobhouse ne sait pas à quoi j’étais occupé l’année après qu’il a quitté le Levant. […] Je le sais, ces éclatants poëmes se sont ternis en quarante ans. […] C’est bien jugé, et vous savez votre art. […] Savez-vous ce qui peut sortir de vous-même ?

2219. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Conduite de l’action dramatique. » pp. 110-232

Que sais-je ? […] Mais je sais rejeter un frivole artifice, etc. […] Il paraît triste et sombre ; il ne sait s’il doit lui apprendre ou lui cacher son sort. […] Loin de la secourir, mon amitié l’opprime ; Je le sais : mais grands dieux ! […] Le poème lyrique ne représente pas des êtres d’une organisation différente de la nôtre, mais seulement d’une organisation plus parfaite ; ils s’expriment dans une langue qu’on ne saurait parler sans génie, mais qu’on ne saurait non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis et exercés.

2220. (1772) Discours sur le progrès des lettres en France pp. 2-190

Le Sauvage, & même le peuple des nations policées, a peu d’idée de son ignorance, & n’en a point du tout du savoir qui lui manque. […] Pour qui aura-t-il de l’amour & de la reconnoissance, de l’obéissance & du respect, si son cœur vide de sentiment n’en connoît pas la nécessité & n’en sait pas même apprécier la valeur ? […] Mais quand on jette les yeux sur leurs productions, on ne sauroit s’empêcher d’y remarquer l’empreinte profonde de l’ignorance. […] Indépendamment de son talent supérieur, qui le rendoit indulgent pour les talens des autres, Crébillon eut un mérite qu’on ne sauroit trop admirer. […] Heureux, si nous savons en profiter & rougir du mauvais goût qui nous entraîne loin de ces excellens modèles !

2221. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

VI], qu’elles ne forment pas des séries continues, et qu’elles ne sauraient à aucun titre entrer en parallèle avec la série des sons intérieurs. […] V], et, quand même la simultanéité serait sans exception, on ne saurait logiquement transformer en nécessité une simple universalité empirique. […] On s’explique ainsi comment ni Damiron ni Maine de Biran n’ont su reconnaître l’exactitude empirique du point de départ de Bonald. […] Quant à ceux qui ne savent pas lire ou écrire en silence, ils sont, à cet égard, encore enfants ; leur état n’est qu’un épisode de l’histoire de la parole inférieure. […] J’avoue que je n’ai jamais su dire ce que j’ai senti dans l’Adrienne de Térence et la Vénus de Médicis.

2222. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIIIe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (1re partie) » pp. 5-96

Je ne savais du grec classique que ce que l’enfance en apprend dans les premières études, et ce que l’âge mûr en fait oublier. […] On sait que la Macédoine, à cette époque, était une espèce de Grèce monarchique, tantôt alliée, tantôt ennemie du Péloponnèse. […] — Ne savez-vous pas, continua-t-il en s’adressant à lui-même, ne savez-vous pas que Jupiter a auprès de lui, sur son trône, d’un côté la justice et de l’autre côté Thémis ? […] Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n’en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. […] « Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’a de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété.

2223. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juin 1886. »

C’est le chant d’une âme contemplative, que nulle agitation intérieure ne saccade, et que nul aiguillon du dehors ne saurait accélérer non plus. […] Puis je ne sais pas choisir : et pourquoi ? […] Je sais des littérateurs qui nient la poésie parce qu’ils sont naturalistes. […] Les notions, su début peu nombreuses et très vagues, se désagrègent, s’affinent, se multiplient. […] Leurs passions ne relèvent point de causes sensibles : mais ils les vivent si intensément que je ne sais point d’œuvres plus réalistes, ou plus belles.

2224. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

Les démonstrations de l’ordre naturel, telles que le témoignage des yeux, de l’oreille, de la main, ne sauraient s’appliquer aux choses qui ne tombent pas sous les sens. […] Or il en résulte, dans l’effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire sarcastique de l’esprit, qui humilie l’auditeur, au lieu de le disposer à la confiance ; on craint toujours de marcher sur un piège de sophiste, quand on devrait s’abandonner sans défiance à la main du sage qui vous conduit ; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement ou ironiquement ; il y a trop de gascon dans ce grec ; on craint le maître qu’on devrait adorer. […] Nul ne le sait, excepté Dieu. » On l’emmène, et il va mourir. […] On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore, quand on saura que Platon, l’éditeur plus ou moins fidèle des dogmes de Socrate, était allé, avant d’écrire, consulter les prêtres et les philosophes égyptiens. […] Ceux qui sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé ; si tous mes efforts n’ont pas été inutiles, et si j’y ai réussi, c’est ce que j’espère savoir dans un moment, s’il plaît à Dieu.

2225. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre premier. La sensation, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre premier. La sensation »

Je fais ma partie dans l’universel concert et, quoique ma voix soit indiscernable dans le tout, je l’entends cependant moi-même, je sens ma propre existence et je sais qu’elle est un nécessaire fragment de l’existence universelle. […] Reste à savoir en quoi précisément consiste cette utilité qui a déterminé la genèse des organes en général et, en particulier, la genèse des organes des sens. […] Nous ne savons même pas sur lequel de nos yeux tombe une image : on peut être aveugle d’un œil depuis des années et ne pas le savoir. […] Et cet acte vraiment primitif a une propriété qui lui est absolument propre : il n’y a rien qui puisse l’exprimer ; ni les mots, ni la pensée ne peuvent le saisir ; nous ne savons rien de lui, sinon qu’il existe. […] A la vérité, nous savons que des ondulations éthérées d’une certaine longueur, en tombant sur l’œil, produisent la sensation du rouge ; mais ces ondulations ne sont pas les marques à l’aide desquelles nous distinguons le rouge des autres couleurs, puisque cette distinction, nous l’avions faite bien longtemps avant de savoir que la lumière résulte des ondulations de l’éther.

2226. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

 » — Il n’importe, et la jolie femme, bien conduite, va philosopher sans le savoir, trouver sans effort la définition du bien et du mal, comprendre et juger les plus hautes doctrines de la morale et de la religion  Tel est l’art du dix-huitième siècle et l’art d’écrire. On s’adresse à des gens qui savent très bien la vie et qui, le plus souvent, ne savent pas l’orthographe, qui sont curieux de tout et ne sont préparés sur rien ; il s’agit de faire descendre la vérité jusqu’à eux. […] Nulle flatterie plus délicate ; nous lui savons gré de nous rendre contents de notre esprit. […] Mais quel attrait pour des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur s’abstiendra d’un livre où tout le savoir humain est rassemblé en mots piquants   Car c’est bien tout le savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. […] Il n’est ni fin, ni piquant ; il ne sait point, comme Crébillon fils, peindre de jolis polissons.

2227. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note I. De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine » pp. 357-395

Tous les jours, elle allait chez sa grand’mère, qui lui donnait une pastille ; elle sait très bien reconnaître la boîte, insister en la montrant du doigt pour qu’on l’ouvre. […] Au sixième mois, il ne sait, encore que lancer ses deux bras violemment et au hasard, par plusieurs fois, jusqu’à ce qu’enfin il atteigne ou, plus exactement, il rencontre l’objet. […] Quand un animal, ou un enfant qui ne sait pas encore parler, voit un chien ou un arbre, il en a l’intuition, il ne va pas au-delà, il ne range pas cet objet dans une classe d’objets semblables. […] Reste à savoir comment ces racines se formèrent. […] Néanmoins les interjections et les imitations sont les seuls matériaux possibles avec lesquels le langage humain ait pu se former, et par conséquent il s’agit de savoir comment, en partant des interjections et des imitations, nous pouvons arriver aux racines.

2228. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIV » pp. 126-174

Ce titre se donne, dit de Pure dans La Précieuse, page 26, aux personnes du beau sexe qui ont su se tirer du prix commun des autres. […] On agile la question de savoir si l’histoire doit être préférée aux romans, ou les romans à l’histoire. […] Sçait, sait. […] Sçavoir, savoir. […] Il pouvait savoir par le prince et la princesse de Conti, dont il avait été le poète et le directeur des spectacles, que la cour avait été importunée du bruit elle nouvelle école si opposée à ses traditions et à ses habitudes.

2229. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE IX »

Il lui savait gré de sa décence dans le vice, de sa tenue dans le scandale, et du pas de déesse sur les nuées dont elle parcourait le sentier glissant de la perdition. […] Si vous saviez dans quel silence on écoute cette plainte déchirante ! […] Ces services-là ne se refusent pas entre jeunes gens qui savent vivre. […] Il sait tout : une belle-sœur, acariâtre et jalouse, lui a tout appris ; mais il est gentilhomme et ne veut pas de scandale. […] Je ne veux pas scruter trop à fond sa morale, ni le questionner de trop près pour savoir son mot.

2230. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Deuxième leçon »

Je pense même qu’on ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire. […] On voit, en effet, que, quelque parfaite qu’on pût la supposer, cette classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à l’enchaînement historique des sciences. […] Cela posé, on sait que six objets comportent 720 dispositions différentes. […] Mais, quelque parti qu’on puisse prendre à cet égard par suite des progrès ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous établissons n’en saurait être aucunement affectée. […] C’est ce que vérifie tout ce qu’on sait de l’histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d’exactitude.

2231. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

Peintre et poète, il l’était déjà, on le savait, on en convenait. […] Je ne sache pas de livre plus terrible contre la société actuelle et Paris, Paris surtout, qui a la prétention de mouler le reste du monde à son image. […] Nous le savons par cœur, et par cœur est le mot, car c’est un talent qui prend le cœur avec un charme plus qu’il ne saisit l’esprit avec une toute-puissance. […] Dans cette dépravation des « rois en exil » par Paris, on ne sait lequel est le plus coupable, de Paris, qui les pourrit si vite, ou des rois qui se laissent si rapidement atteindre par la gangrène de sa terrible civilisation. […] … Qui sait ?

2232. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

Non, aujourd’hui même encore, le raisonnement ne saurait approcher de ce temps incommensurable. […] Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même, et convenir qu’il n’existe plus qu’une grande question qui divise encore les penseurs ; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes, il faut, ou non, admettre l’hérédité. […] On se confie d’autant plus à leur durée que l’on est soi-même plus incapable d’ingratitude ; on se sait des droits à la reconnaissance, on croit à l’amitié ainsi fondée plus qu’à aucun autre lien de la terre, tout est moyen, elle seule est le but ; l’on veut aussi de l’estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les garants, on n’a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront ; comment la vérité, et la vérité du sentiment ne persuaderait-elle pas ? […] Enfin, le cœur se flétrit, la vie se décolore ; on a des torts à son tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système de perfection dont on s’était d’abord enorgueilli ; on ne sait plus à quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais ; à force de s’être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement. […] C’est à cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas ; où plus incertains sur l’avenir que dans les nuages de l’enfance, nous doutons de tout ce que nous croyons savoir, et recommençons l’existence avec l’espoir de moins.

2233. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Pareillement il nous reste à considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour. […] Elle n’est que l’organe d’une certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut penser avec le moins de préparation et le plus de commodité qu’il se pourra, qui se contente de son acquis, qui ne songe pas à l’accroître ou à le renouveler, qui ne sait pas ou ne veut pas embrasser la plénitude et la complexité des choses réelles. […] La poésie proprement dite, celle qui tient du rêve et de la vision, ne saurait naître. […] Si l’on ne savait pas que tout cela aboutit à des effets pratiques et terribles, on croirait à un jeu de logique, à des exercices d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons d’idéologie. […] Dans cet énorme monde moral et social, dans cet arbre humain aux racines et aux branches innombrables, ils détachent l’écorce visible, une superficie ; ils ne peuvent pénétrer ni saisir au-delà ; leurs mains ne sauraient contenir davantage.

2234. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Le grand Condé, avec sa face d’oiseau de proie et son âme de bandit féodal, avait des emportements qui faisaient trembler : encore savait-il en réparer l’effet par l’irrésistible enveloppement d’une délicate séduction. […] Dieu sait ce qu’endura cet inoffensif et original Santeuil par la faveur de M. le Duc ! […] Plus la matière de l’observation est, pour ainsi dire, à fleur de sol, plus elle s’éloigne de l’idéale abstraction et s’approche de la réalité concrète et sensible, et mieux La Bruyère sait voir et rendre. […] Heureusement il ne sentira nulle part de beauté qu’il ne sache y trouver assez d’intention morale pour satisfaire au principe. […] Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après.

2235. (1921) Enquête sur la critique (Les Marges)

Et Charles Maurras n’a-t-il pas su imposer pendant des années à de nombreux lecteurs un article quotidien de plusieurs colonnes, et sur des sujets peu folâtres ? […] L’Église en sa sagesse ferme le sacerdoce aux eunuques : par quelle aberration les créateurs attribuent-ils on ne sait quelle magistrature à des impuissants ? […] Je ne serais pas surpris qu’elle sût de nouveau imposer son autorité : il suffira de quelques critiques décidés, possédant, avec de l’instinct et du talent, du caractère. […] À condition qu’il soit sincère et sache au moins son métier, le critique d’où qu’il vienne, quel que soit son idéal, est susceptible de répondre à une préférence. […] Jean de Gourmont et Fagus, de savoir s’il rend inutiles tous les autres.

2236. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1879 » pp. 55-96

On sait que l’Empereur avait fait faire, par Frémiet, une série de petites figurines, coloriées et habillées de poudre de drap, représentant tous les corps d’armée. […] Or, il ne savait rien du métier. […] * * * — Sait-on quel était, le mercredi 24 mai, le mot d’ordre des communards, c’était : Vengeance. Et Bracquemond l’a su, en voyant, dans la nuit, le factionnaire qui était au bas de sa porte, enfoncer sa baïonnette dans le ventre d’un insurgé, qui se trompant, s’était avancé à l’ordre du versaillais. […] Et savez-vous ce qu’il a comme traitement, quand il est reçu comme mandarin, il a 600 taëls, et il lui faut payer sa dette.

2237. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre III : Examen de la doctrine de Tocqueville »

Un premier défaut déjà reproché au livre de la Démocratie, c’est que la vue de l’auteur y est constamment partagée entre deux objets différents qui, malgré quelques ressemblances essentielles, se refusent à entrer dans un même système : à savoir la démocratie en Europe et la démocratie en Amérique. […] C’est donc un grand progrès dans la science d’avoir établi que nulle souveraineté n’est absolue, pas même celle du peuple ; mais ce point une fois gagné, ne reste-t-il pas encore à savoir à qui appartient cette souveraineté limitée, la seule qui soit possible à l’homme ? […] Mais de ce que je sais le sanscrit ou l’algèbre, s’ensuit-il que je sache gouverner l’État ? […] C’est ce qu’il n’est pas facile de savoir. […] Il n’en est pas moins vrai qu’il ne suffit pas de savoir ce qui doit être, il faut encore observer ce qui est.

2238. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

L’auteur du nouveau journal, très bien placé pour voir et pour savoir, n’est presque pas un auteur ; il ne pense pas du tout à faire un livre, mais à se satisfaire, à se soulager, à se rendre compte de l’état présent et de la circonstance qui l’obsède, à donner jour à ses vues, à ses espérances, à ses boutades. […] Chauvelin : « Il a fait le misérable traité de Séville, misérable parce que nous ne voulions pas l’exécuter, et que c’est un embarquement violent pour ne faire que cacade, paroles de pistolet et actions de neige. » On ne sait où il va prendre un pareil jargon : « Un financier a le train du prince, et n’a l’état, l’esprit et les manières que d’un poilou. » — « Je fus pouillé », pour : on me gronda. […] Je dis restes, car on ne sait réellement si, chez lui, ce sont des restes ou des commencements de grand ministre ; mais les obscurités, les écarts, les bizarreries de forme ou les singularités d’humeur, les préoccupations théoriques venaient bientôt compliquer la marche, entraver les combinaisons : l’or ne put jamais se dégager des scories. […] Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. […] D’Argenson a écrit quelque part, dans cette supposition favorite de son futur ministère : « Si j’étais premier ministre et le maître, certainement j’établirais une académie politique dans le goût de celle de M. de Torcy. » Et voilà à quoi, certainement, il était le plus propre : établir une Académie des sciences morales et politiques, faire une société de l’Entresol en grand et au premier étage, y lire, en compagnie de gens de savoir et de mérite, des mémoires nourris, instructifs, à vues nombreuses et touffues, à projets drus et vifs, et dans lesquels d’autres que lui verraient ensuite ce qui est à prendre ou à laisser, ce qui est pratique ou ce qui ne l’est pas.

2239. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid(suite et fin.)  »

Chimène, en apprenant la victoire de Rodrigue, et tout heureuse qu’elle est de le savoir vainqueur, se redit donc, dans son point d’honneur filial, qu’il faut se remettre en colère et aller sur l’heure redemander sa tête au roi. […] S’il ne tient pas à vivre, se croyant condamné par elle, que du moins il songe à l’idée qu’on prendra de lui s’il succombe ; il y va de sa gloire : « Quand on le saura mort, on le croira vaincu. » La passion a ses sophismes : c’est au nom même de son père mort, de ce comte si redouté, qu’elle prétend prouver à Rodrigue qu’il est obligé de se défendre vaillamment contre un moins vaillant que ce guerrier illustre : autrement on croira que le comte valait moins que don Sanche. […] Et Rodrigue à son tour, se répétant aussi, apporte encore une fois sa tête aux pieds de sa maîtresse, — une pure formalité qui ne saurait être sérieuse et qui se résout en beaux vers. […] On l’a remarqué avec raison pour le Don Juan : il fallait qu’il passât par l’imitation de Molière pour que Mozart ensuite le mît en musique et qu’il devînt le type universel qu’on sait. […] Le Français, on le sait de reste, se livre aisément, en présence surtout d’une belle chose ; mais il se repent vite de s’être livré ; il a hâte de s’en venger comme d’une surprise.

2240. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat (suite et fin.) »

on aimerait à le savoir ; les ombrages seuls de Saint-Gratien pourraient nous le dire. […] Je ne sais rien de plus beau en tout Marc-Aurèle. […] On sait aussi par Bayle une partie des propos qui coururent dans le public, en France et hors de France, au sujet de la disgrâce de Catinat. […] Les pauvres gens savent gré au-delà de tout de cette bonté, de cet esprit d’égalité dans un supérieur et un homme célèbre, à plus forte raison dans un guerrier. […] Mme de Coulanges, qui voyait de près et qui savait les nuances, nous a montré Catinat au commencement de sa retraite sous le jour le plus agréable et le plus vrai.

2241. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »

Je ne sais rien de plus humiliant, pour ma part, que cet emploi d’eunuque moral pris par un jeune homme qui pourrait jouer les rôles de sultan. […] Mais il entre dans sa vie intime avec une insolence si tranchante, il s’empare si cavalièrement du secret qu’il vient de surprendre, qu’on ne lui sait aucun gré de ses bons offices. […] On ne saurait mettre plus de bonne grâce et plus de dignité dans le repentir. […] Jane se prépare à visiter l’enfant qui lui est légué ; il veut savoir où elle va et ce qu’elle va faire. […] Toutes ces critiques s’adressent aux caracteres et à la donnée de la pièce ; le talent n’est pas en cause ; on ne saurait lui reprocher que les excès qu’il commet.

2242. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Monsieur de Bonald, (Article Bonald, dans Les Prophètes du passé, par M. Barbey d’Aurevilly, 1851.) » pp. 427-449

Bonald ne s’inquiète pas d’émouvoir, et il ne sait pas persuader. […] Il n’a pas, en parlant de Jésus-Christ, cette naïveté et cette tendresse que Pascal avait eue et avait notée comme les signes distinctifs de l’esprit chrétien : il n’a pas les raisons du cœur, celles que le raisonnement ne sait pas. […] D’autres parties subséquentes s’y joignent, qui n’y tiennent que par voie de digression ; je ne sais pas d’ouvrage si étroitement raisonné et si mal composé57. […] Depuis lors les altérations ne sauraient plus être que passagères. […] Nul n’a mieux su que lui tout ce dont il ne voulait pas.

2243. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Notice historique sur M. Raynouard, par M. Walckenaer. » pp. 1-22

Je ne sais s’il y eut beaucoup de calcul ou encore plus de bonheur dans cette première tragédie représentée de Raynouard, mais il est impossible de prodiguer moins qu’il ne l’a fait les moyens nouveaux, et de tirer un plus heureux parti des quatre ou cinq mots ou hémistiches qui décidèrent du triomphe de sa pièce. […] Il savait à quel point elle lui avait servi. […] Supposant un concours solennel entre les poètes de toutes les nations, chaque nation n’ayant droit qu’à nommer un seul représentant : Les Grecs, s’écrie Raynouard, nommeraient Homère ; les Latins, Virgile ; les Italiens, le Tasse ou l’Arioste (il serait, je crois, plus juste de mettre Dante) ; les Anglais, Milton (lisez plutôt Shakespeare) ; et nous tous, — oui, vous-mêmes qui savez admirer Racine… ah ! […] Guillaume de Schlegel, qui s’occupait de la même étude, « qu’il ne comptait que cinq personnes en France qui sussent le provençal classique » : M. de Schlegel, M.  […] Un jour, à propos de je ne sais quel travail, comme on lui disait : Vous le feriez si vous le vouliez, monsieur Raynouard ; vous pouvez faire tout ce que vous voulez. — Ah !

2244. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82

Il oublia ce qu’avaient su et ce qu’avaient eu à faire Richelieu ou Louis XIV au début. […] Ainsi sur Alexandre, il dira : « Parlons-en tout à notre aise. » Ainsi encore : « On ne peut jamais quitter les Romains… » Ou bien : « Je ne saurais quitter ce sujet… » Ou bien : « Je prie qu’on fasse un peu d’attention… », etc. […] Et le marquis d’Argenson, qui le juge très bien à cette date, disait : Comme il a infiniment d’esprit, il fait un usage charmant de ce qu’il sait ; mais il met plus d’esprit dans ses livres que dans sa conversation, parce qu’il ne cherche pas à briller et ne s’en donne pas la peine. […] Ce n’est pas mal qu’un législateur pousse les hommes, fût-ce même moyennant un peu d’illusion, à toutes leurs facultés et à toute leur vertu ; mais il doit savoir au-dedans à quelles conditions cela est possible et prendre ses précautions en conséquence. […] Ce qu’on sait moins, c’est que son convoi funéraire se fit sans presque personne ; Diderot (au rapport de Grimm) est, de tous les gens de lettres, le seul qui s’y soit trouvé.

2245. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Monsieur Arnault, de l’Institut. » pp. 496-517

Il appartenait à cette classe élevée de la bourgeoisie qui avait trop bien su s’accommoder de l’Ancien Régime pour lui en vouloir beaucoup. […] Le futur Louis XVIII resta assez longtemps avant de le distinguer, de lui adresser la parole ; après un an ou deux seulement, lorsqu’il sut que ce jeune homme qui était de sa maison allait avoir une tragédie représentée au Théâtre-Français, Marius à Minturnes, le comte de Provence y prit intérêt, se fit donner la pièce à la dérobée, porta son pronostic, fut presque fier du succès que cependant il n’avait point prédit, et honora dès lors le jeune poète, à son lever, de quelques-unes de ces paroles perlées et de ces citations coquettes qu’il méditait toujours à l’avance et qu’il savait placer à propos. […] Mais il y avait dans l’écorce de tous deux, et, si l’on peut dire, dans leurs atomes extérieurs, je ne sais quoi qui ne permit point à leurs esprits de communiquer jamais entièrement et de se pénétrer. […] Arnault en a su faire un mérite et une distinction même de son recueil ; il est maître dans la fable serrée et laconique59. […] » — « Je n’en sais rien.

2246. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre sixième. Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection »

Les mêmes raisons subsistant, je puis continuer la même opération ; et il est clair que je ne saurais rencontrer de limite, car la limite serait une unité qui ne pourrait plus s’ajouter à elle-même, qui ne serait plus identique aux autres unités ; ce qui est contre l’hypothèse. […] Il s’agit de savoir si cette possibilité constante de progrès que nous déduisons de la constante égalité « des raisons » (comme pour l’infini de l’espace et du temps), sans nous rendre réellement parfaits, ne suffit pas cependant à nous fournir l’idée de la perfection. […] Ils ont raison de dire, en d’autres termes, que la pensée ne saurait se ramener entièrement aux choses qu’elle pense ni s’expliquer entièrement par elles. […] Mais alors, cela revient à dire que notre expérience a pour causes des choses dont nous ne savons absolument rien et ne pouvons rien savoir, pas même qu’elles sont des causes. […] Spencer, d’ailleurs, ne sait lui-même ce qu’il entend par la persistance de la force : il interprète ce postulat de diverses manières qui sont contradictoires entre elles.

2247. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre II : La littérature du xviie  siècle »

C’est une des choses dont le goût public doit lui savoir le plus de gré ; mais ici encore je ferai quelques réserves, et, si j’admire ces poètes, c’est à titre de poètes vrais et non de poètes disciplinés. […] C’est que Bossuet ne savait pas l’histoire. […] s’écriera-t-on, Bossuet, l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle, ne savait pas l’histoire ! […] » Je m’explique : Bossuet savait l’histoire ancienne et l’histoire de l’Église ; mais ces deux histoires ne lui servent de rien pour comprendre les temps modernes. Ce que Bossuet ne savait pas, ce qu’on ne savait pas de son temps, c’était l’histoire de notre pays, de ses crises, de ses révolutions, de ses institutions changeantes, autrefois libres dans une certaine mesure, peu à peu supprimées et absorbées par le pouvoir absolu ; c’était l’histoire de l’Europe au moyen âge, au xve , au xvie  siècle, dans ces temps où l’ordre politique des temps modernes s’était lentement et péniblement élaboré.

2248. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XX. Le Dante, poëte lyrique. »

Dans ce qui nous reste du malheureux ministre de Frédéric II, on ne saurait voir que l’imitation déjà factice de ce langage d’amour dont Pétrarque lui-même devait abuser. […] Votre savoir n’a pas de force contre elle : elle pourvoit, elle juge ; elle règle son empire, comme les autres divinités disposent du leur. […] Comme il parle de tout ce qu’il sait, et qu’il n’a point nommé Pindare, Eschyle ni Sophocle, je croirais que, peu versé dans leur langue, de la poésie grecque il ne connaissait guère qu’Homère, le poëte souverain. […] Rien sans doute ne saurait atteindre à cette voix primitive du prophète hébreu, à ce grand témoignage de l’unité divine proclamée par toutes ces substances matérielles que le monde avait adorées à la place de leur Créateur ; nuis la glose vulgaire de cette vérité sublime est belle encore. […] À chaque côté m’apparaissait je ne sais quoi de blanc ; et de là sortaient peu à peu d’autres couleurs.

2249. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — II. (Fin.) » pp. 427-443

Le sort en est jeté ; mon ébauche va être faite, et si je ne me décourage pas, mon tableau viendra à sa fin. » Dans les premiers temps de son essai, il est tout occupé de surmonter cette difficulté, selon lui non insoluble : Je suis impatient de savoir ce que vous penserez de mon sujet, écrivait-il à M.  […] Pour lui, il est classique en un sens, mais il faut bien savoir en quel sens. […] La raison m’en paraît simple, et je veux chercher à vous l’expliquer ; je ne sais si elle vous paraîtra juste. […] Ce qui est certain, c’est que les critiques purement classiques et qui se flattent de n’avoir pas varié depuis trente ans, ceux qui n’ont cessé de rester fidèles dans leurs recommandations à tous les procédés et à toutes les routines d’académie et d’atelier, ne sauraient le revendiquer exactement comme un des leurs : Il le faut ranger parmi les classiques d’un ordre à part, et parmi les André Chénier de la peinture. […] Il le sentait bien, il avait un désir de se surpasser qui l’entraînait au-delà des bornes : « Ce que vous ne savez pas encore, cher ami, écrivait-il à M. 

2250. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La Grèce en 1863 par M. A. Grenier. »

Si nous avions été prudents et sages, si une première chevalerie ne nous avait pas emportés, ou si nous avions su y joindre (ce qui semble contradictoire et presque impossible, ce qui pourtant ne l’est pas absolument) une clairvoyance rapide et positive, nous serions moins déçus et moins étonnés après coup. […] Les Renés n’avaient plus de raison d’être ; les marquis de Posa désormais n’étaient plus en peine ; les âmes chevaleresques comme Santa-Rosa avaient leur destination toute trouvée : elles savaient où aller se dévouer et mourir. […] Lorsque âgé de moins de vingt-deux ans il débarquait en Albanie, ce jeune homme déjà blasé, — aussi blasé que pouvait l’être un Benjamin Constant à cet âge, mais portant de plus que lui je ne sais quel feu sacré inviolable, inextinguible, — voulait simplement renouveler et rafraîchir ses sensations au contact d’une nature étrange et sauvage. […] About, la Grèce contemporaine, savez-vous que c’est un amusant et un charmant livre, instructif aussi, prophétique même (l’événement l’a prouvé), et plein de bon sens sous ses airs d’étourderie ? […] Les nations, pour se former, pour sortir de l’état social élémentaire et pour s’élever dans la civilisation et dans la puissance, ont besoin de tels hommes ; quand elles se sont défaites et qu’elles sont restées, des siècles durant, en dissolution et en déconfiture, elles en ont également besoin pour se reformer, et rien n’en saurait tenir lieu : elles languissent et traînent, ou s’agitent vainement, jusqu’à ce qu’elles aient trouvé cet homme-là.

2251. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre. »

Napoléon, dans une audience publique à Milan (juin 1805), fit une scène à l’envoyé extraordinaire de la reine, chargé de le complimenter, et la dénonça avec une colère calculée comme une furieuse ennemie de la France : « Si après tant d’années de règne elle ne sait pas mettre du calme et de la modération dans sa conduite et dans ses discours, le vaisseau anglais qu’elle tient dans la rade de Naples ne la sauvera pas. » Après de telles injures, l’ulcération, des deux parts, devint incurable. […] Édouard Lefebvre, ne se faisait point illusion sur le caractère de la reine : il savait combien était profonde son aversion pour la France, quelle témérité elle portait dans la direction de sa politique ; mais elle était mère : il pensait qu’à ce titre elle pourrait se laisser toucher. […] Reinhard, ministre plénipotentiaire, homme de savoir et de mérite, que l’Empereur avait investi d’une mission de confiance dans cette ambassade de famille. […] Edouard Lefebvre, s’emparait de tous ses papiers et le faisait conduire en Russie, où il fut détenu prisonnier jusqu’à la paix. » C’est cet homme capable, instruit de tant de choses, les ayant observées dans l’une de ces situations secondaires où, moins engagé de sa personne, on garde une plus parfaite clairvoyance, que la Restauration et le ministre qui en était le plus noble représentant dans la sphère diplomatique avaient su apprécier à sa valeur : le duc de Richelieu l’avait invité à écrire l’Histoire de la diplomatie française pendant les quinze premières années du siècle. […] Il se fût récusé volontiers sur d’autres questions spéciales, tout intérieures et jusqu’alors étrangères à ses études, étant de ceux qui ne croient jamais assez bien savoir ce dont ils ont à juger.

2252. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine. (suite et fin.) »

Vialart, évêque de Châlons, savoir la guérison d’un hydropique. […] mais on sait ce que cela veut dire dans de semblables maladies. […] On ne saurait au reste voir un homme plus universellement regretté que ne l’est M.  […] Je ne sais, monsieur, si je vous ai mandé qu’il a été malade, et l’a été grièvement. […] Vuillart qui, on tant qu’ami intime de M. de Tillemont, devait savoir là-dessus le dernier mot de l’érudition chrétienne.

2253. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326

Le public, qui ne lit pas ces ébauches plus ou moins téméraires et malheureuses, ne sait pas ce qu’il en coûte pour arriver jusqu’à lui, et dans ces marches forcées de l’intelligence, pour un qui atteint au but ou qui obtient du moins d’être nommé et discuté, combien d’autres tombent obscurément le long du chemin, sans une mention, sans un regard. […] Le monde ne sait pas les sublimes ennuis Des rêves éveillés qu’on fait toutes les nuits ; Il ne sait pas, tandis qu’il voue une génisse, Ce qu’un vers sibyllin coûte à la pythonisse ; Tandis que le tribun parle et qu’on bat des mains Au forum, et qu’on lève et le poing et la chaîne, Elle écrit de son sang, sur ses feuilles de chêne, Vos grandes annales, Romains ! […] Des deux grands poëtes qui ont jusqu’ici chanté Napoléon, à savoir Béranger et Victor Hugo, si M. […] Je sais qu’on peut dire la même chose de la Béatrix de Dante ; on ne sait trop où la personne, l’amante bien-aimée finit en elle, et où la Théologie commence.

2254. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre premier. De l’amour de la gloire »

La vertu, j’en conviens, sait jouir d’elle-même ; moi, j’ai besoin de vous pour obtenir le prix qui m’est nécessaire, pour que la gloire de mon nom soit unie au mérite de mes actions. » Quelle franchise, quelle simplicité dans ce contrat ! […] On ne sait pas au-dehors un nom propre du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la république de Berne, un même esprit dirige depuis plusieurs siècles, des individus différents, et si un homme lui donnait son impulsion particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation, dont l’unité fait tout-à-la-fois le repos et la force. […] Celui qui n’aperçoit dans les mines où les métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l’avenir qu’en multipliant le présent. […] L’homme, jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni les autres ; on ne jouit point par effort des idées simples, il faut, pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloigne naturellement tout autre désir. […] Le génie, qui sut adorer et posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de ses regrets mêmes ; il aime mieux mourir que déroger.

2255. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre deuxième. Les mœurs et les caractères. — Chapitre III. Inconvénients de la vie de salon. »

Ils n’en savent calculer ni les poussées, ni les résistances318. […] Il ne leur vient pas à l’idée d’y avoir recours ; ils ne savent ni ne veulent se servir de leurs mains, surtout pour cette besogne323. […] M. de Montlosier, à l’Assemblée constituante, est presque le seul qui sache le droit féodal. […] « Toutes ces belles dames et ces beaux messieurs qui savaient si bien marcher sur les tapis et faire la révérence ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être accablés de fatigue. Ils ne savaient pas même ouvrir ou fermer une porte ; ils n’avaient pas la force de soulever une bûche pour la mettre dans le feu : il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil ; ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls.

2256. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Alphonse Daudet  »

Ô locataire du moulin de Gaspard Mitifio, conteur des contes du lundi, ami du petit Jack et de la petite Désirée, compatriote infidèle de Tartarin, de Numa et de Bompard, historiographe du Nabab et de la reine Frédérique, ô magicien qui savez unir dans une si juste mesure et par un secret si rare la vérité, la fantaisie et la tendresse, ah ! […] Il est vrai que sa façon de regarder est une création et que son œil sait découvrir au point qu’il paraît inventer. « Plus on a d’esprit, dit La Bruyère, plus on trouve d’originaux. » Ajoutons : Et plus l’on découvre autour de soi de situations originales. […] Savez-vous rien de plus vrai et qui soit d’un effet plus singulier ? […] A la place, on a eu je ne sais quelle tristesse morne, sèche, accablante, l’impression singulière qui se dégage des livres de M.  […] Alphonse Daudet a ce don si rare de savoir mettre un sourire, une ironie légère aussi près que possible des larmes parfois même au beau milieu, et cela sans contraste violent ni secousse ; c’est, jusque dans l’émotion extrême, la clairvoyance qui donne à l’émotion tout son prix et fait qu’on en jouit davantage.

2257. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

. — Vous en seriez moins étonné, répondit le poëte, si vous saviez combien ce qu’on nomme amitié et bienveillance dépend de la sympathie et des rapports. » Les différents ouvrages qui nous restent de lui2 attestent partout la mâle hardiesse de son génie. On sait avec quelle vigueur il a plaidé la cause des rois contre les papes, dans son Traité de la monarchie, et même dans ses poëmes. […] Comme il savait tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, il met à profit les erreurs de la géographie, de l’astronomie et de la physique : et le triple théâtre de son poëme se trouve construit avec une intelligence et une économie admirables. […] Quant à ses idées les plus bizarres, elles offrent aussi je ne sais quoi de grand et de rare qui étonne et attache le lecteur. […] Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens : bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu’il traduit les ouvrages d’imagination, qui secouent les entraves de la construction grammaticale, et donnent des ailes au langage.

2258. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie Stuart, par M. Mignet. (2 vol. in-8º. — Paulin, 1851.) » pp. 409-426

Elle fut assaillie d’orages dès le berceau, Comme si, dès ce temps, la Fortune inhumaine Eût voulu m’allaiter de tristesse et de peine, ainsi que lui fait dire un vieux poète dans je ne sais quelle tragédie. […] C’est un poète (Ronsard) qui a parlé de l’or de ses cheveux annelés et tressés , et les poètes emploient, on le sait, les mots un peu vaguement. […] Chastellard, comme on sait, était un gentilhomme de Dauphiné, musicien, poète, et du cortège des serviteurs et des amoureux de la reine, qui d’abord l’agréait assez. Chastellard avait été de la troupe qui fit escorte à Marie à son départ pour l’Écosse, et, poussé par la passion, il y retourna quelque temps après ; mais il ne sut pas se contraindre et s’en tenir, comme il convenait, à une flamme poétique, en attendant qu’il fît partager, s’il le pouvait, sa flamme réelle. […] Ici, je ne saurais admettre le troisième reproche de Mme Sand, qui s’adresse à l’oubli de Marie Stuart pour Bothwell ; je vois, au contraire, dans les traverses et les périls qui suivirent immédiatement ce dernier mariage, que Marie n’a d’autre idée que de n’être point séparée de ce violent et subjuguant époux.

2259. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Seconde partie. Nouvelles preuves que la société a été imposée à l’homme » pp. 243-267

L’homme sait qu’il agit en vertu, j’oserais le dire, d’une délégation du Créateur ; et c’est cela seul qui fonde le précepte d’honorer son père et sa mère. Lorsque nos parents nous ont donné la naissance, ils ont été ministres de Dieu, en ce sens qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils savaient également qu’ils contractaient, par là même, l’obligation de soigner notre longue et pénible enfance ; et c’est de cette double considération que Fénelon faisait dériver la source du pouvoir paternel. […] Si l’industrieux Batave cesse un instant de réparer les digues qu’il sut élever à force de courage et d’art, bientôt la mer retombera de tout son poids, et les villes ne seront plus que d’affreux récifs, ou des phares pour les navigateurs. […] On ne saurait trop le redire, l’homme n’est pas fait pour être seul, l’homme n’est rien tout seul, l’homme enfin ne peut séparer sa destinée de celle de ses semblables ; et le genre humain tout entier est solidaire.

2260. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Maurice Rollinat »

… L’enthousiasme a ses prophètes ; les ensorcelés qui l’ont entendu disent hautement, en parlant de lui : « Vous savez la nouvelle ? […] Tout est, en ce moment du xixe  siècle, plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, même comment nommer, mais les poètes modernes, de cela seul qu’ils sont des poètes, ont l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins, et ils les en arrachent pour ne pas être étouffés par elle. […] On le sait maintenant, Edgar Poe lampait en enfilée douze verres d’eau-de-vie avant d’écrire ; Baudelaire se jetait à l’opium et à la morphine. […] Ce vague qui est l’angoisse éternelle de Rollinat, l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il y a partout, dans les choses et derrière les choses, et d’avoir peur de ce qu’il pourrait y avoir, Rollinat l’a même avec les choses qu’il aime le plus. […] Les petits poètes du temps qui lisent leurs vers dans les salons de manière à faire bailler les chaises, les musiciens qui osent s’entendre, et, qui sait ?

2261. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VIII : M. Cousin érudit et philologue »

Quiconque a touché, même de loin, la philologie, sait qu’elle demande une vocation spéciale. […] « Il ne serait pas sans intérêt de savoir quel était ce bal où Mlle de Bourbon fut traînée en victime, où elle parut en conquérante, et d’où elle sortit enivrée. […] Qu’il sache qu’il ne lui est pas permis de retenir le précieux dépôt tombé entre ses mains, encore bien moins de l’altérer. […] Cousin découvre trois manuscrits d’Abailard ; il les décrit tour à tour avec scrupule ; il juge de leur valeur ; il prouve que ce sont eux que décrivait Oudin et que citait l’Histoire littéraire ; il entre dans l’intérieur du manuscrit, marque les différents traités qu’il comprend, les lacunes plus ou moins longues, les feuillets blancs, les feuillets noirs, les différentes encres, et je ne sais combien d’autres choses encore.  […] Puis tour à tour une suite de discussions excellentes, conduites avec une clarté parfaite et une raison soutenue, font voir que Roscelin fut le maître d’Abailard, qu’Abailard était très-ignorant en mathématiques, qu’il ne savait pas le grec, qu’il ne connaissait tout au plus de Platon que le Timée dans la version de Chalcidius, qu’il ne connaissait d’Aristote que l’Organum, et de l’Organum que les trois premières parties traduites par Boèce, et qu’ainsi la philosophie scolastique est sortie d’une phrase de Porphyre traduite par Boèce.

2262. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Chants du crépuscule (1835) »

Beaucoup de poètes lyriques, dans le genre de l’ode, n’ont pas fait autrement, je le sais. […] Hugo, dans une très-belle pièce, et même la plus belle du volume, compare l’âme du poëte à une cloche en son beffroi ; la cloche retentissante, et qui sonne pour chaque fête ou pour chaque deuil, a de la ressemblance encore avec cette faculté de l’ode ; tanquam æs tinniens ; je ne sais quoi de puissant et de magnifique, de creux et de sonore. […] Le poëte est en voyage : un soir, plus triste que de coutume, plus en proie aux pensées du doute et du mal, il monte au haut d’un de ces beffrois lugubres qu’il aime ; il y voit l’énorme cloche immobile, sommeillante, ou plutôt vibrante encore d’une vibration obscure, murmurante de je ne sais quelle confuse rumeur :  Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés, Toujours le volcan fume et la cloche soupire ; Toujours de cet airain la prière transpire, Et l’on n’endort pas plus la cloche aux sons pieux Que l’eau sur l’Océan ou le vent dans les cieux ! […] Un mortel peut toucher une lyre sublime Et n’avoir, qu’un cœur faible, étroit, pusillanime, Inhabile aux vertus qu’il sait si bien chanter, Ne les imiter point et les faire imiter. […] car les enfants, comme on sait et comme l’a dit un autre poëte, ont Un gai sommeil qui sent l’aurore Et qui s’enfuit dans un rayon.

2263. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET (La Confession d’un Enfant du siècle.) » pp. 202-217

Mme Pierson, durant toute cette première situation attachante, est une personne à part, à la fois campagnarde et dame, qui a été rosière et qui sait le piano, un peu sœur de charité et dévote, un peu sensible et tendre autant que Mlle de Liron ou que Caliste : « Elle était allée l’hiver à Paris ; de temps en temps elle effleurait le monde ; ce qu’elle en voyait servait de thème, et le reste était deviné. » Ou encore : « Je ne sais quoi vous disait que la douce sérénité de son front n’était pas venue de ce monde, mais qu’elle l’avait reçue de Dieu et qu’elle la lui rapporterait fidèlement, malgré les hommes, sans en rien perdre ; et il y avait des moments où l’on se rappelait la ménagère qui, lorsque le vent souffle, met la main devant son flambeau76. » Pour bien apprécier et connaître cette charmante Mme Pierson, il faudrait, après avoir lu la veille les deux premières parties de la Confession, s’arrêter là exactement, et le lendemain matin, au réveil, commencer à la troisième partie, et s’y arrêter juste sans entamer la quatrième : on aurait ainsi une image bien nuancée et distincte dans sa fraîche légèreté. […] J’ai noté, dans ce chapitre II, page 8, une phrase sur Napoléon, sur son arc, sur la fibre humaine qui en est la corde, et sur les flèches que lance ce Nemrod, et qui vont tomber je ne sais où ; une pareille phrase, si on la lisait dans la traduction du Titan de Jean-Paul, ferait dire : « Cela doit être beau dans l’original, » et ce demi-éloge de la pensée serait, à mes yeux, la plus sensible critique du style et de l’expression. […] A cet âge de séve restante et de jeunesse retrouvée, ce serait puissance et génie de la savoir à propos ensevelir, et d’imiter, Poëte, la nature tant aimée, qui recommence ses printemps sur des ruines et qui revêt chaque année les tombeaux. […] Et comme l’a dit, on ne saurait mieux, Théophile Gautier en parlant de ces pièces et saynètes : « … Quelque fantaisie charmante où la mélancolie cause avec la gaieté. » 75.

2264. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre III. L’écrivain »

Au reste peu importe « qui vous mange, homme ou loup ; toute panse lui paraît une à cet égard. » Il est résigné, sait ce que vaut le roi lion, quelles sont les vertus des courtisans mangeurs de gens », mais croit que les choses iront toujours de même, et qu’il faut s’y accommoder. […] Nous ne savons pas nous associer, comme les gens d’Outre-Manche, poursuivre un but avec conduite, patiemment, légalement, par calcul et conscience. Nous ne savons marcher qu’au signal d’autrui sous un chef, et dans les compartiments du grand établissement latin qui, par l’Eglise, l’Etat, le droit, la langue, la foi, les lettres, nous enrégimente et nous mène depuis dix-huit cents ans. […] Il n’eût jamais été un Alceste ; je ne sais même s’il eût été un Philinte. […] Nous n’avons pas leur réflexion, leur tristesse ; nous ne savons pas, comme eux, nous imposer une consigne et resserrer nos inclinations entre des limites tracées par nous-mêmes ; nous ne sommes point, comme eux, profondément chrétiens ; notre instinct n’est point moral ; nous n’avons, au lieu de conscience, que l’honneur et la bonté ; nous ne prenons point la vie comme un emploi sérieux, assombri par les alarmes d’un avenir immense, mais comme un divertissement dont il faut jouir sans arrière-pensée et en compagnie.

2265. (1892) Boileau « Chapitre III. La critique de Boileau. La polémique des « Satires » » pp. 73-88

Et la marque infaillible de sa vocation, la voici : tandis que les poètes, qui sont essentiellement et éminemment poètes, ne font guère que la théorie de leur talent, érigeant en bornes de l’art leurs impuissances et leurs procédés en lois, celui-ci échappe à la tyrannie du tempérament : il explique ce qu’il ne sait faire ; il conçoit un art supérieur au sien ; sa théorie est infiniment plus vaste et plus haute que sa pratique. […] Les personnalités qu’il fait ont scandalisé plus d’une bonne âme, comme Dalembert ou Voltaire : car ceux-ci, comme on sait, ont pratiqué largement le pardon des injures, et tendu toujours l’autre joue, selon la maxime de l’Évangile. […] Il ne daigne pas le dire, et c’est ce qu’il importerait à savoir. […] Il est temps de cesser de s’apitoyer sur les victimes de Despréaux : nous qui savons ce qu’il voulait, ce qu’il a fait, et quels chefs-d’œuvre devaient le satisfaire, nous pouvons lui pardonner de leur avoir nettoyé la place un peu rudement. […] Il est vrai qu’il ne définit pas le bon sens : et l’on entrevoit que pour lui, le bon sens, sans qu’on sache pourquoi, se réduit à la stricte observance des règles, comme si c’étaient des moyens nécessairement efficaces, qui produisent les chefs-d’œuvre par une vertu intrinsèque.

2266. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

On ne sait pas où l’esprit humain a été chercher cela ; les routes pour arriver à ce sublime sont inconnues102. […] Joseph, après avoir fait mettre une coupe dans le sac de Benjamin, ordonne d’arrêter les enfants de Jacob ; ceux-ci sont consternés ; Joseph feint de vouloir retenir le coupable : Juda s’offre en otage pour Benjamin ; il raconte à Joseph que Jacob lui avait dit, avant de partir pour l’Égypte : « Vous savez que j’ai eu deux fils de Rachel, ma femme. […] Quant au mot fameux, je suis Joseph, on sait qu’il faisait pleurer d’admiration Voltaire lui-même. […] La Bible a mieux connu le cœur humain : elle a su comment apprécier cette exagération de sentiment, par qui un homme a toujours l’air de s’efforcer d’atteindre à ce qu’il croit une grande chose, ou de dire ce qu’il pense un grand mot. […] Je mourrai où vous mourrez ; votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon Dieu122. » Tâchons de traduire ce verset en langue homérique : « La belle Ruth répondit à la sage Noëmi, honorée des peuples comme une déesse : Cessez de vous opposer à ce qu’une divinité m’inspire ; je vous dirai la vérité telle que je la sais et sans déguisement.

2267. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Police générale d’une Université et police, particulière d’un collège. » pp. 521-532

On examinera s’il sait bien lire, si son caractère d’écriture est bon, s’il sait orthographier passablement, s’il connaît les chiffres de l’arithmétique et s’il n’ignore pas les premiers principes de sa religion. […] Ne pas laisser un étudiant avancer un pas dans la carrière qu’il ne sache ce qui précède aussi bien qu’il est capable de l’apprendre. […] Il vaut mieux savoir peu et bien, même ignorer, que de savoir mal ; la fausse science fait les entêtés et les confiants ; l’ignorance absolue dicte la circonspection et inspire la docilité. […] Au lieu d’affecter une supériorité de savoir, il vaudrait mieux avoir l’air d’étudier et, de travailler avec eux ; c’est ainsi qu’en apprenant on les familiariserait avec l’art de montrer.

2268. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’Empire Chinois »

Partout, on le sait, en Orient, la lâcheté est le signe de toutes les populations usées et esclaves, mais, en Chine, ce sentiment dégradant dépasse le gigantesque ordinaire de la lâcheté orientale. […] Mais ce qu’il n’a pas voulu écrire, nous savons, nous, qu’il le raconte quelquefois, et ces faits, pour lesquels il choisit avec prudence son auditoire, démontrent un tel ramollissement de la fibre humaine chez les Chinois que le premier boulet venu — qu’il soit lancé par un peuple étranger ou par une révolution ! […] Qui sait si avant de s’abîmer ou de disparaître les peuples ne restent pas quelque temps comme figés et conservés dans leur propre corruption ? […] Quoique la main sévère et positive de Huc aime à toucher le fond des choses, à sonder l’artère, il a su la promener aussi sur les superficies, sur l’épiderme, et, s’il nous a cassé un peu notre vieille Chine de porcelaine, il nous en a, du moins, rapporté un bon morceau. […] La Science chinoise, qui semblait auguste comme une fille de Mage, a besoin d’un lambeau de la soutane d’un jésuite pour s’envelopper, et ne sait pas faire même un almanach.

2269. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

Après un long silence d’une résignation presque dédaigneuse, le capitaine d’Arpentigny réimprime son livre oublié et le présente de nouveau au public, avec le calme d’un homme qui sait ce qu’on lui a refusé une première fois et qui a le droit d’insister pour qu’enfin on le prenne ! […] Artiste en mots, qui sait donner à sa phrase tous les assouplissements et tous les enrichissements d’une étude patiente et inspirée, peut-être a-t-il voulu couvrir d’or l’éclair de l’acier ? […] Pour qui sait lire et surtout comprendre, il est évident que le plus grand ennemi que d’Arpentigny ait de son talent, c’est son esprit ; mais du moins son talent résiste ! […] En proie à deux tendances qui le tiraient en sens contraire, il ne savait à laquelle entendre ; ce que son sang voulait, ses nerfs ne le voulaient pas. […] Il eût voulu mugir comme la tempête ; mais une voix intérieure, l’éclair bleu des beaux regards, je ne sais quels appels vers les lambrequins blasonnés de la zone héraldique, lui commandaient des chants de sotto voce.

2270. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Sainte Térèse » pp. 53-71

Qui sait ! […] Or, si avec ces quelques mots toujours cités, quand on parlait d’elle, elle exerçait je ne sais quel irrésistible empire sur les imaginations les plus ennemies, que sera-ce quand on pourra lire et goûter tant d’écrits marqués à l’empreinte d’une âme infinie, de cette âme qui, sans en excepter personne dans l’histoire de l’esprit humain, — quand elle fut obligée d’écrire, soit pour se soulager d’elle-même, soit pour remplir un grand devoir, fit tenir, dans les limites étouffantes d’une langue finie, le plus de son infinité ? […] C’est avoir profité que de savoir s’y plaire, a dit un poète de la lecture d’un autre poète ; mais c’est bien plus vrai de la lecture de sainte Térèse. […] Dire que c’est la vie d’une âme éprise de Dieu et de perfection, qui a monté pendant quarante ans, chaque jour, une marche du ciel, le chrétien seul nous comprendrait, le chrétien qui sait à quel prix sanglant s’achète cette lente et magnifique Assomption de l’Amour ! […] Il fallait qu’elle les sût pour les conduire, cette grande Directrice qui les a conduites et soumises à un gouvernement inconnu des hommes, — le gouvernement de l’Amour !

2271. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339

… On ne sait quel mystère l’enveloppe, que le succès peut-être un jour déchirera. […] Et qui sait même si ces lettres, en ce temps-là, ne paraîtront pas incompréhensibles ? […] … Que me fait de savoir que ces lettres ont été sauvées d’une maison incendiée par les Prussiens, et qu’on n’a pas pu retrouver celles de l’homme que Réa Delcroix a aimé ! […] Ce qu’était Réa Delcroix avant de rencontrer l’homme qu’elle a éperdument aimé, nous ne le savons pas… mais certainement elle était quelqu’un par la tête, en attendant qu’elle fût plus que quelqu’un par le cœur… Et si, dans ses lettres embrasées du double feu de l’esprit et de l’amour, elle parle par hasard — comme elle y a parlé — de quelques poètes ou de quelques artistes contemporains avec une justesse qui est un éclair, allez ! […] D’organisation et d’habitude, elle a peut-être gardé d’un passé qu’on ignore je ne sais quelle pente vers les choses qui préoccupent et dominent la pensée et l’imagination de son temps ; peut-être même que sans l’amour, avec toutes les notions fausses qui circulent présentement autour de nos têtes, dans ce misérable siècle égaré, elle aurait incliné, elle aussi, vers le bas-bleuisme universel.

2272. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire de la querelle des anciens et des modernes par M. Hippolyte Rigault — I » pp. 143-149

La prétendue incapacité était fondée sur le défaut corporel : « Le sieur de Pons a un corps bossu et contrefait ; il est moins homme que nain ; la singularité de son extérieur frappe de surprise et peut scandaliser les faibles. » — Je ne sais, répliquait l’abbé de Pons dans un factum plein de convenance, si l’amour-propre m’a fasciné les yeux, mais il me paraît que mon peintre n’a pas flatté son modèle, et que je puis à présent me montrer avec confiance. Je déclare donc ici à M. de Blaru (l’avocat de la partie adverse) que, loin d’être offensé de son ridicule portrait, je lui sais au contraire fort bon gré de son travail. […] L’abbé Prévost y insiste et le discute, au sujet même de l’abbé de Pons : Je ne sais, dit-il22, par quel préjugé on s’est persuadé depuis quelque temps que les cafés sont une mauvaise école pour l’esprit et pour le goût. […] La Motte qui demeurait rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au nord, sentait le besoin de chaleur et de soleil en même temps que de conversation ; le quai d’en face les lui offrait ; il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes : « Il se faisait porter, nous dit Voltaire, autre bon témoin, depuis dix heures du matin jusqu’à midi, sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère. » Louvre et café Gradot, cela se touchait.

2273. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES » pp. 456-468

Critiques curieux, imprévus, infatigables, prompts à tous sujets, soyons à notre manière comme ce tyran qui, dans son palais, avait trente chambres ; et on ne savait jamais dans laquelle il couchait. […] Pindare ajoute, il est vrai, que ceux qui apprennent et ne savent pas d’emblée sont comme des corbeaux qui répètent de vains chants et s’égosillent en face de l’oiseau de Jupiter. […] Mais là aussi peu savent peindre, comme plus tard peu osent dire. […] — Je le sais, mon Ami : je me sens bien vieux déjà, on me dit savant plus que je ne suis, et je voudrais être sage ; mais ne le suis-je pas du moins un peu en ceci ?

2274. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française — II. La Convention après le 1er prairal. — Le commencement du Directoire. »

Cette opinion aujourd’hui ne serait soutenable que pour un petit nombre de meneurs subalternes ; car la conviction et, si l’on veut, la frénésie sincère et profonde des principaux ne saurait être révoquée en doute : eux aussi ils ont rendu témoignage sur l’échafaud. […] Restait à savoir si elle désignerait elle-même les deux tiers à conserver, ou si elle laisserait le choix aux assemblées électorales. […] Celui-ci conservait pourtant sa majorité conventionnelle ; il en fit usage au 18 fructidor contre lui-même et contre les Conseils pour sauver la Constitution ; mais il ne la sauva qu’en la violant, et, après cette première violation, aussi nécessaire que funeste, il ne sut plus prolonger son existence qu’à force de coup d’État, M.  […] S’abandonnant à la facilité de son esprit et à l’entraînement des choses, il jette, en courant, de grands tableaux, de belles couleurs, d’admirables traits ; mais il ne compose pas, et, dans ses pages les plus pleines de vie, on sent toujours je ne sais quoi d’épars et d’inachevé : on dirait par moment l’insouciance de M. de Lamartine.

2275. (1874) Premiers lundis. Tome II « Thomas Jefferson. Mélanges politiques et philosophiques, extraits de ses Mémoires et de sa correspondance, avec une introduction par M. Conseil — II »

On a vu quelles saines idées il a su remettre en vigueur dans le gouvernement de son pays ; mais on ne peut disconvenir qu’il ne poussât théoriquement un peu loin les conséquences de son excellente réforme républicaine, ou plutôt qu’il n’en restreignît les maximes à une simplicité trop élémentaire. […] Dumont ou Jefferson, par exemple, furent surtout préoccupés des vices et de la légèreté de la nation dont ils avaient d’abord observé la surface ; ils ne croyaient pas assez à l’influence puissante qu’avaient déjà exercée, dans toute la jeunesse des classes moyennes, les philosophes et les théoriciens politiques du xviiie  siècle ; ils ne savaient pas quelle moralité rapide ennoblirait, épurerait cette population des grandes villes, dont l’écume alors bouillonnait. […] En 1823, octogénaire, écrivant au général La Fayette avec un poignet perclus, il lui exprime cette forte pensée : « Des alliances saintes ou infernales, dit-il, peuvent se former et retarder l’époque de la délivrance ; elles peuvent gonfler les ruisseaux de sang qui doivent encore couler ; mais leur chute doit terminer ce drame, et laisser au genre humain le droit de se gouverner lui-même. » Comme nous ne voulons rien céler de l’opinion de l’illustre vieillard, et que son autorité ne saurait jamais avoir d’effet accablant pour nous, nous transcrirons ce qu’il ajoute : « Je doutais, vous le savez, dans le temps où je vivais avec vous, si l’état de la société en Europe comportait un gouvernement républicain, et j’en doute encore.

2276. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Introduction » pp. 3-17

Nous savons, il est vrai, qu’on ne prouve pas qu’il fait jour, qu’on ne prouve pas non plus les axiomes, qu’ainsi l’impossibilité de prouver ne prouve elle-même rien contre certaines vérités, et de peur que vous ne vous avisiez de dire que vos théories sont évidentes comme la lumière du jour ou comme les axiomes, nous allons vous montrer comment vous les formez toutes. […] Sainte-Beuve ; j’ai répondu que je n’en savais vraiment rien, et qu’il me suffisait de savoir que par son indépendance vis-à-vis de tout système, par la finesse de son goût et de sa psychologie, M.  […] On sait que, d’après cette théorie, le véritable artiste doit être possédé du diable, et si exclusivement dominé par son imagination, que tout l’équilibre de ses facultés en soit rompu.

2277. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verhaeren, Émile (1855-1916) »

Ceux qui le connaissent savent déjà tout cela, les autres l’apprendront vite s’ils ont quelque bonne foi et s’ils se laissent entraîner à travers les Campagnes hallucinées et les Villages illusoires, vers ces Apparus dans les chemins dont le poète a dressé les silhouettes grandioses et mornes ; visions d’un tempérament original, langue d’une saveur âprement territoriale, métrique personnelle où le vers se résout librement en dominante par un octosyllabe à rime proche, se contracte davantage ou se dilate en expansions justes et sonores. […] Que ce soit dans la campagne flamande ou à Londres, sous le ciel de gel ou sous le ciel empli de cloches, par les plaines ou par les rues, ces soirs propagent leur énigme autoritaire ; ils attardent une ombre perfide où quelque chose qu’on ne sait pas, qu’on n’entend pas, enlace et rampe. […] La raison est morte — morte de trop savoir, et elle s’en va où vont les mortes, aux engloutissantes vagues d’éternité ! […] Il faut l’admirer simplement, entièrement, sans y chercher des imperfections qui ne sont qu’apparentes, sans s’arrêter à de prétendues tares qu’elle ne saurait ne pas avoir.

2278. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur » pp. 69-75

Cette enquête, pour bien longtemps encore, ne saurait être très féconde pour l’historien. […] Qui sait si les fanfaronnades de force et d’adresse, dont Byron fut coutumier, si même son irritation contre la société n’avaient pas une de leurs origines dans la souffrance d’amour-propre qu’il éprouvait à se sentir pied-bot de naissance ? […] On sait que Talleyrand était boiteux. […] Quand je me rappelle que telle Lettre Provinciale a été refaite jusqu’à treize fois ; quand je vois surchargé de ratures le brouillon d’une fable de La Fontaine ; quand je pense à l’implacable, acharnement avec lequel Rousseau et Flaubert retournaient une phrase dans leur tête pour la rendre conforme à leur idéal esthétique, je me dis qu’au nombre des influences qui développent les facultés contenues dans l’organisme initial, qui font sortir la fleur et le fruit du germe où ils étaient cachés, cette action de la pensée sur la pensée ne saurait être laissée de côté comme une quantité négligeable.

2279. (1912) L’art de lire « Chapitre VI. Les écrivains obscurs »

Ainsi se forme, autour de certains auteurs, des élites qui se savent gré de le pénétrer et lui savent gré d’être impénétrable. […] Il y a ceux qui ne comprennent pas, qui savent qu’ils ne comprennent pas et qui font semblant de comprendre et d’admirer. […] Il y a donc, des gens qui comprennent quelque chose dans les textes inintelligibles à savoir ce qu’ils y ont mis et qui ont besoin de textes inintelligibles pour n’être point passifs dans une lecture, pour ne pas subir, pour n’être pas réduits au rôle d’adhérents, et pour n’adhérer, plus ou moins consciemment, plus ou moins inconsciemment, qu’à eux-mêmes.

2280. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Les Philippiques de la Grange-Chancel »

Jourdain, sans le savoir, n’était pas une autorité littéraire ! […] C’était un moraliste, seulement c’était un moraliste qui, pour entretenir son indignation et sa verve, se permettait très bien le tableau… Qui sait ? […] Nous allons savoir tout à l’heure si on a eu le dédommagement sur lequel on comptait peut-être, et si moralité, peinture, parti pris, exagération ou mensonge, tout ne se vaut pas dans La Grange-Chancel. […] En présence d’un mérite si mince et si solitaire, on comprendrait à peine, même pour une heure, la béotienne admiration des contemporains de La Grange-Chancel, si l’on ne savait que l’admiration des hommes n’est le plus souvent ni générosité ni justice, mais joie grossière de se retrouver, soi et sa passion, dans l’œuvre d’un écrivain qui vous fait miroir, comme le ruisseau le faisait à cet imbécille de Narcisse !

2281. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Notre critique et la leur »

Pontmartin, à son tour, qui se croit, entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, — qui est bien chrétien, mais qui n’est pas Sainte-Beuve, — aurait, lui, en sa qualité de chrétien, une doctrine… s’il savait fermement s’en servir. […] Dans les journaux, ne sait-on pas de reste que les relations de la vie l’emportent sur les intérêts de la vérité ? […] nous portons tous plus ou moins la chaîne de quelque indigne camaraderie ; mais nous devons savoir la briser lorsque nous prétendons à l’honneur de rendre la justice littéraire. […] Que l’on sache donc ce que nous sommes !

2282. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vitu » pp. 103-115

Car nous sommes sortis du moule des anciens et nous en portons la marque : or, les anciens, excepté au théâtre, ne savaient pas rire. […] Mais c’est là de la tragédie dans l’histoire s’il en fut jamais, et non pas de cette comédie que l’auteur d’Ombres et vieux murs a su y trouver, et qu’il y a mise dans les trois autres morceaux historiques que nous avons signalés. […] Mirabeau, tout Mirabeau qu’il fût, n’avait jamais parlé que de « vertus inertes », mais Suleau, qui trempa, d’ailleurs, dans ce glorieux complot de Mirabeau pour sauver une monarchie qui ne voulut pas être sauvée, Suleau sut dire le mot terrible qu’aucun royaliste d’alors n’eût osé prononcer et qu’aucun n’ose prononcer encore, quoique ce mot soit devenu le jugement suprême et définitif de l’histoire ! IV Mais, encore une fois, si cette biographie d’un homme qui a droit, sinon à la statue en pied de l’histoire au moins à la médaille de la biographie, si tout ce travail sur François Suleau est très élevé de renseignement, de vue et d’accent, et si l’écrivain qui l’a publié y a montré des aptitudes et des facilités vers l’histoire, grave ou tragique, telle qu’elle est le plus généralement conçue et réalisée par MΜ. les historiens ordinaires, je ne m’en opiniâtre pas moins à croire, ainsi que je l’ai dit au commencement de ce chapitre, que le vrai génie spécial de l’auteur Ombres et vieux murs, que son originalité la plus vive, serait, son genre d’esprit donné, la mise en scène ou en saillie de l’élément comique ou ravalant qui ne manque pas dans l’histoire, et qu’il saurait fort bien en dégager, ainsi que l’attestent les excellentes variétés historiques qu’il nous a mises sous les yeux, titres réveillants en tête : La Lanterne, Le Rhum et la Guillotine, Le Lendemain du massacre, etc., tous épisodes ou mosaïques d’anecdotes dont il faut juger par soi-même en les lisant et dont l’analyse, d’ailleurs, ne donnerait qu’une très imparfaite idée.

2283. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Swift »

Jonathan Swift est né à Dublin, mais ses parents étaient du comté d’York ; il était donc Anglais de race, et on est bien aise de le savoir, quand on croit que la race est encore pour les hommes quelque chose… Mal élevé et malheureux dans les premiers temps de sa vie, Swift, né avec un esprit violent, fut de bonne heure misanthrope dans une société qui blessait son orgueil par toutes ses institutions, et quand le bonheur, la célébrité et l’influence sur les hommes lui vinrent, l’étoffe avait son pli et le vase était imbibé de liqueur amère. […] Pour être poète, dit le terrible et opiniâtre railleur, qui ne se déferre jamais de sa plaisanterie effrayante de vulgarité, il faut d’abord « ne pas croire à Dieu et lire la Bible pour y prendre des métaphores ; — ne rien savoir, puisque les plus beaux génies de ce temps n’ont pas, en connaissances, de quoi couvrir une pièce de six pence au fond d’une cuvette ; — traiter tous les auteurs comme des homards, dont on choisit le meilleur dans la queue et dont on rejette le reste au plat ; — avoir toutes prêtes des comparaisons comme le cordonnier a ses formes ». […] Mais ce qui la rend insupportable, ce n’est pas son horreur oratoire, qui pouvait produire un salutaire effet sur les oppresseurs de l’Irlande et les épouvanter de l’état de malheurs et de misère dans lequel ils tenaient ce pauvre pays, mais c’est le détail avec lequel elle est travaillée et retravaillée, pendant je ne sais combien de pages, comme un outil compliqué pourrait l’être par un ouvrier de Birmingham ou de Manchester, et c’est encore plus que tout le reste la froideur avec laquelle elle est travaillée. […] On sait que, vieux, cet anglais, chez qui tout fut si anglais, fut aimé de deux femmes, dont l’étrange passion ne pouvait aussi exister que dans deux cœurs de femmes anglaises.

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