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1504. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »

Cet art était né dans les plus beaux siècles de la Grèce, et convenait à l’imagination ardente et légère d’un peuple que le sentiment et la pensée frappaient rapidement, et dont la langue féconde et facile semblait courir au-devant des idées. […] Le voisinage du despotisme, l’influence même du ciel, la multitude des sensations douces et calmes, plus de sensibilité pour les plaisirs, moins de disposition à l’exercice violent et actif de la pensée, et le désir d’un certain repos de l’âme, tout cela ensemble, dans des climats plus chauds, a dû nuire à l’éloquence ; aussi les orateurs d’Europe ont eu sur les orateurs de l’Asie les mêmes avantages que les guerriers du nord eurent de tout temps sur ceux du midi. […] Tout homme qui veut être applaudi, dénature sa pensée ; ou il en cache une partie pour faire davantage briller l’autre, ou il saisit un rapport qui étonne et qui est plus singulier que vrai ; ou il détache ce qui devrait être fondu dans l’ensemble, et le met en saillie, ou pour avoir l’air de s’élever et de voir de plus haut, il généralise un sentiment qui ne conserve sa force qu’autant qu’il est lié à une situation ; ou il ajoute au sentiment même, et pour étonner il exagère, ou par une expression recherchée il veut donner une tournure fine à ce qui devrait être simple, ou il tâche d’unir la finesse à la force pour surprendre par l’assemblage de deux qualités contraires, ou enfin pour arrêter et fixer partout l’attention, il multiplie les détails et néglige la grandeur et la marche de l’ensemble.

1505. (1925) Portraits et souvenirs

Il fut la condition fondamentale de sa pensée, le dogme même de sa philosophie. […] N’a-t-il pas, tout le premier donné l’exemple de, cette sorte d’impudeur qu’il y a à révéler au public ses sentiments et ses pensées ? […] Il jugeait un usage comme un tableau, une foule comme un paysage, un esprit comme un cristal, car la pensée a ses réfractions. […] Et toujours ma pensée allait vers l’amie disparue dont le souvenir est précieux à mon cœur.     […] Lucien Corpechot a donné à son livre éloquent et sévère, où la forme s’adapte à la pensée et où la phrase a, comme dit M. 

1506. (1803) Littérature et critique pp. 133-288

Toutes les pensées magnanimes, toutes les vérités utiles peuvent paraître dans cette assemblée. […] Ne cherchez point, dans son administration, ces pensées que le siècle appelle grandes, et qu’il n’aurait cru que téméraires. […] Une sorte d’inspiration surnaturelle anime toutes leurs pensées : un mouvement irrésistible est donné à toutes leurs entreprises. […] Mais sa muse, si je l’ose dire, a été comme abattue en présence de ces deux grands hommes, et n’a pu porter tout le poids de leurs pensées. […] quel fruit peut en tirer la pensée ?

1507. (1896) Impressions de théâtre. Neuvième série

« Je ne puis contraindre ma pensée à oublier Çakountala. […] (C’est cet inconnu si bref, ce mouvement insaisissable de la suprême pensée qu’escompte l’Église dans certaines de ses absolutions.) […] Ce fils, ce sera la revanche et le rachat de son déshonneur ; ce sera sa vertu, et ce sera surtout sa pensée. […] Sa pensée est non seulement d’épouser Gismonda, mais de supprimer l’héritier légitime. […] Lavedan qui parle ici ; c’est lui qui nous dit, avec une généreuse âpreté, toute son honnête pensée.

1508. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

Faugère, éditeur des Pensées : M.  […] La grandeur est surtout dans le point de départ, dans le mobile, dans la pensée. […] Royer-Collard n’a rien de ce temps-ci, disait-on ; tour de pensée et langage, il est tout d’une autre époque !  […] Turquety n’a rien d’original ; il a débuté vers 1829 avec assez de douceur ; il imitait les élégies de Nodier, il y mettait de l’harmonie, — mais de la pensée et du sentiment, très peu. […] L’un nous dit que personne ne ressemble tant pour les pensées à M. 

1509. (1884) La légende du Parnasse contemporain

Chacun, selon son génie, peut y manifester sa pensée, y accomplir son œuvre. […] La poésie sans passion et sans pensée ? […] La pensée ! […] La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. […] Mais la pensée de Stéphane Mallarmé lève son voile pour qui l’aime et lui sourit délicieusement.

1510. (1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

Vous jouirez d’une belle courbe de pensée historique. […] L’idéal de la pensée est en avant de l’homme, dans une fin, et non en arrière, dans un commencement. Le fait de la pensée devient œuvre d’art en tant qu’il est cette plénitude et cette fin. […] Il y a ceux qui gagnent à la sueur de leur front le pain de leur pensée, et il y a les autres. […] Il n’existe, au fond, qu’un sujet de l’art et de la pensée humaines : l’homme devant l’énigme de la vie.

1511. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

Sur un ordre de don Juan, le bal commence par le délicieux menuet dont le rythme onduleux à trois-huit, confié au grand orchestre, se prolonge indéfiniment comme une pensée fondamentale. […] Tout était sérieux en lui, parce que tout était sublime ; sa piété, qui était l’héritage de son père et de sa mère, lui faisait élever sans cesse sa pensée vers ce ciel chrétien où il les voyait des yeux de sa foi. Quelques passages de ses lettres à sa sœur, heureuse à Salzbourg dans un mariage d’inclination, révèlent les sérénités pieuses de sa pensée. Cette pensée se traduisait en musique d’Église ; il pensait en sons, ces sons remplissaient d’âme les voûtes des cathédrales. […] Si l’on considère le poème de Don Juan sans y chercher une pensée plus profonde, si l’on ne s’attache qu’au drame, on doit à peine comprendre que Mozart ait pensé et composé sur un thème si léger une telle musique.

1512. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLIIe entretien. Vie et œuvres du comte de Maistre » pp. 393-472

La Révolution avait une mission qu’elle ignorait elle-même ; mais cette mission n’était pas tant de renverser le passé que de courir vers un avenir nouveau de la pensée et des choses. […] Il veut que la réaction de la France contre la France vienne d’elle-même, de la France ; et en cela il se montre à la hauteur des pensées d’en haut. […] Une pensée contraire à la restauration du principe de la légitimité serait une trahison de sa religion politique, une apostasie de son cœur. […] Il s’agissait donc dans sa pensée d’un de ces desseins confus, chimériques, équivoques, qui ont besoin du succès pour être avoués. […] Regardez tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire comme des pensées qui se sont élevées d’elles-mêmes dans votre cœur.

1513. (1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie) » pp. 1-80

Voilà pourquoi dans ma pensée il ne devait d’abord avoir que trois chants ; mais la Revue des conseillers m’en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. […] J’étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. […] À chaque pas de cette même route où s’étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. […] Cette pensée me détournait de toute occupation, et, ne pouvant songer à autre chose, je continuai à me faire le traducteur de Virgile et de Térence. […] Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente que très souvent il y revenait dans ses discours.

1514. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre onzième »

Rousseau pénètre la pensée secrète de ce Cassius. […] Ce genre de succès n’est pas celui que recherchent les faiseurs de romans ; mais il le voulait pour le sien, tant l’utopie était dans toutes ses pensées. […] Rapprocher l’enfant, par une éducation appropriée, de cet homme idéal ; attaquer la société dans tout ce qu’elle a fait pour le gâter, telle est la pensée de l’Émile. […] Des pensées élevées ne cohabitent pas impunément avec des inclinations basses. […] C’est une opinion que Cicéron rapporte, comme ayant été la croyance d’anciens poètes, ou de certains interprètes de la pensée divine.

1515. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

Le véritable héros, s’il y en avait un, ce serait saint Thomas d’Aquin, car ce sont ses pensées que chante le poète. […] » Ainsi finit, par une grotesque ascension plus digne de Gulliver que de Virgile, le poème de l’Enfer du Dante ; poème dont les conceptions sont au-dessous des Mille et une Nuits arabes, mais dont le style (aux cynismes près) est la plus robuste nudité de poésie qui ait jamais manifesté la force des muscles intellectuels sur les membres d’un Hercule de la pensée ! […] — Tu crois que ta pensée vient à moi de celui qui est le premier, comme de l’un, si on le sait, procède le cinq et le six !  […] « Change de pensée », lui dit-elle, « et songe que je m’approche de celui qui soulage de toute iniquité et de toute injure. […] Un mot est un bloc taillé en statue, d’un seul geste, par ce sculpteur de paroles ; un coup de pinceau est un tableau vivant, où rien ne manque, parce que l’image frappe, vit et remue sur la toile de ce coloriste d’idées ; chaque pensée tombe proverbe de chaque vers en sortant de cet esprit ou de ce cœur dont le contrecoup, aussi puissant que le coup du balancier sur le métal, frappe en monnaie ou en médaille tout ce qui passe par sa pensée d’airain.

1516. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — II. (Fin.) » pp. 254-272

Un jour que la galère impériale passait tout près du rocher où la tradition place le sacrifice d’Iphigénie et comme on discutait ce point de mythologie historique, Catherine, se promenant sur le pont avec majesté, grâce et lenteur, étendit la main et dit : « Je vous donne, prince de Ligne, le territoire contesté. » On ajoute que le prince, se voyant assez près de terre, se jeta à l’eau comme il était, en uniforme, et alla prendre à l’instant possession du rocher, y gravant d’un côté, du côté apparent, le nom divin de Catherine, et de l’autre côté (assure-t-il), le nom tout humain de la dame de ses pensées, de la dame d’alors, car il en changeait souvent. […] Ceci devient sérieux et de ton et de fond : « Il est bien difficile de n’être pas sérieux au fond, disait le prince en une de ses Pensées, si ce fond n’est pas, comme chez quelques gens, à la superficie. » Il était royaliste, non par préjugé, mais par réflexion et par principes. […] Le prince de Ligne, malgré sa douceur de mœurs habituelle, ne pouvait s’empêcher d’avoir quelque accès de misanthropie ; il en voulait aux engouements et à toutes ces contrefaçons de talent ou d’esprit qui usurpent la réputation des originaux et des véritables : « Il se fait, disait-il, dans la société un brigandage de succès, qui dégoûte d’en avoir. » Mais il était plus dans sa nuance de philosophie et dans les tons qui nous plaisent, lorsqu’il écrivait cette pensée qui résume sa dernière vue du bonheur : Le soir est la vieillesse du jour, l’hiver la vieillesse de l’année, l’insensibilité la vieillesse du cœur, la raison la vieillesse de l’esprit, la maladie celle du corps, et l’âge enfin la vieillesse de la vie. […] C’est le prince de Ligne qui a écrit cette belle pensée : L’incrédulité est si bien un air que, si on en avait de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps ou de l’esprit.

1517. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — I. » pp. 312-329

Sayous) nous fait voir Henri III juge délicat des choses de l’esprit : Henri III savait bien dire quand on blâmait les écrits qui venaient de la cour de Navarre de n’être pas assez coulants : « Et moi, disait-il, je suis las de tant de vers qui ne disent rien en belles et beaucoup de paroles ; ils sont si coulants que le goût en est tout aussitôt écoulé : les autres me laissent la tête pleine de pensées excellentes, d’images et d’emblèmes, desquels ont prévalu les anciens. […] Trouverez-vous mauvais de votre fidèle moitié si, avec plus de franchise que de respect, elle coule ses pleurs et ses pensées dans votre sein ? […] La pensée de d’Aubigné, c’est que dans le beau temps du calvinisme militaire en France, tout le monde combattait avec le même feu, avec un égal intérêt ; quand le chef manquait de vivres ou d’argent, il n’avait, pour retenir son monde, qu’à leur promettre un prochain combat de plus. […] Voilà un discours tout à fait dans le goût et le ton de ceux des meilleurs historiens de l’Antiquité, ferme, pressé, plein d’oppositions et d’antithèses pour les pensées comme pour les mots : un tel discours retravaillé et refait après coup est certes d’un écrivain, et, si d’Aubigné a mis de la négligence et du laisser-aller dans les intervalles, il a dû porter tout son soin sur ces parties de prédilection.

1518. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Lammenais » pp. 22-43

Nous ouvrons le livre, et dès l’abord ceux qui ne connaissent que le Lamennais des derniers temps sont comme transportés aux antipodes : on a un Lamennais tendre, gai, enfant, innocent, tout occupé du petit troupeau spirituel qui se rangeait autour de l’abbé Carron, et badinant avec un peu moins de légèreté que Saint-François de Sales, mais avec la même allégresse ; un Lamennais parlant du bon Dieu, de la sainte Vierge, et disant en toute naïveté : « Les Feuillantines sont ma pensée habituelle. — Mon cœur, ma vie est aux Feuillantines ; je me trouve partout ailleurs étranger. » Qu’il y a loin de là au Lamennais qu’on a vu siéger, silencieux et le front plissé, à la Montagne ! […] Il n’était content que quand sa pensée était fixée à l’extrême. […] Mais quand je retournai le lendemain trouver M. de Lamennais, sa pensée avait fait du chemin ; il consentait à mettre son nom au livre. […] Cette publication des Paroles d’un Croyant rompit toute incertitude sur les pensées de Lamennais et fixa aux yeux de tous et aux siens propres sa situation.

1519. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Caractères de La Bruyère. Par M. Adrien Destailleur. »

Édouard Fournier ; il a mis au bas des pages quelques notes biographiques utiles sur les originaux qu’on reconnaît au passage, et quelques pensées des moralistes célèbres qu’on aime à rapprocher de leur grand émule. Je voudrais qu’il eût tout à fait supprimé les autres petites notes de critique littéraire dans lesquelles il se contente d’approuver son auteur et de dire : « Pensée noble et noblement exprimée… Distinction fine et vraie… Jolie expression, etc… » Il n’y a pas de raison pour ne pas mettre cela presque à chaque paragraphe. […] Voilà les vrais devanciers de La Bruyère, ceux qu’il avoue, les seuls livres qu’il eut présents à la pensée, à côté du livre toujours ouvert devant lui de la nature humaine. […] Par certaines pensées de lui sur l’ambition, il est évident que La Bruyère, témoin inaperçu et très présent à la Cour, placé dans les coulisses de ce théâtre d’intrigues et de compétition, s’était dit maintes fois, en voyant les élévations journalières de gens dont il mesurait le mérite : « Pourquoi pas moi ?

1520. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires de Malouet »

. — Sont venus ensuite les Girondins, et j’appelle ainsi tous les hommes du second moment, ceux d’après la fuite de Varennes, la plupart provinciaux, s’échauffant et s’enflammant à mEsure que les premiers se refroidissaient, et qui sont entrés dans l’arène politique avec des pensées républicaines honnêtes, avec la conviction arrêtée de l’incompatibilité de Louis xvi et de la Révolution, apportant d’ailleurs dans la discussion et la conduite des affaires plus d’ardeur et de générosité ou d’utopie que de réflexion et de prudence, depuis Brissot, Roland et sa noble femme, jusqu’à Condorcet. — Puis les Montagnards : ceux-ci violents, exaspérés, partant d’un principe extrême, s’inspirant d’une passion outrée, mais bon nombre également sincères, patriotes, d’une intégrité exemplaire, ne songeant dans l’établissement de leur terrible dictature temporaire qu’à la défense du territoire et au salut de la Révolution : Carnot, Cambon, Robert Lindet, Jean-Bon Saint-André, d’autres moins en vue comme Levasseur, Baudot… Pour les juger avec équité, il faut faire la part du feu, la part de la fièvre, et sacrifier sans doute beaucoup des idées applicables aux temps ordinaires ; mais, historiquement, à leur égard, ce n’est que justice. — Puis, la Terreur passée, il y a eu les hommes fermes, modérés, honorables, qui ont essayé de fonder l’ordre et le régime républicain en dépit des réactions, les hommes de l’an iii, Thibaudeau, Daunou, La Revellière-Lépeaux… — Je compterai ensuite une autre génération d’hommes politiques, ceux de 1797, de la veille de Fructidor, très honnêtes gens d’intention, un peu prématurés d’action et d’initiative, qui voulaient bien peut-être du régime légalement institué, mais qui le voulaient avec une justice de plus en plus étendue et sans les lois d’exception : les Barbé-Marbois, les Portalis, les Camille Jordan. — Enfin il y eut, à la dernière heure du Directoire, les hommes qui en étaient las avec toute la France, qui avaient soif d’en sortir et qui entrèrent avec patriotisme dans la pensée et l’accomplissement du 18 brumaire : Rœderer, Volney, Cabanis… Je crois que je n’ai rien omis, que tous les moments essentiels de la Révolution sont représentés, et que chacun de ces principaux courants d’opinion vient, en effet, livrer à son tour au jugement de l’histoire des chefs de file en renom, des hommes sui generis qui ont le droit d’être jugés selon leurs convictions, selon leur formule, et eu égard aux graves et périlleuses circonstances où ils intervinrent. […] Je signalerai une prière qui est dans le chant du Malin et qui, à défaut d’originalité dans le style, se recommande par une véritable élévation de pensée. […] Suard, en publiant en 1803 toute cette partie littéraire et morale du Voyage de Malouet, avait probablement la pensée de faire opposition, — une opposition de salon et très mitigée, — au succès d’Atala : mais que peut un dessin juste et fin en regard d’une éclatante et passionnée peinture ?

1521. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Recueillements poétiques (1839) »

On se méprendrait au reste sur notre pensée si l’on croyait que nous voulons en rien blâmer l’illustre poëte de sa participation aux choses politiques : nous ne faisons qu’être sur la défensive au nom de sa littérature et de sa poésie qu’il offense. […] Or, M. de Lamartine fait craindre à ses admirateurs d’avoir de moins en moins du loisir pour ce soin, même le plus rapide, qui n’est que la toilette du matin de la pensée ; il s’en excuse, il s’y résigne plus vite que nous. […] Le poëte le lui redit en vingt façons ; il croyait lire Tibur, à l’exergue de la bague (du cachet), mais c’était Eyrague ; la dureté du vers l’a puni de sa pensée. […] Un peu plus loin, l’expression est tout à fait convulsive : Et je sens dans mon front l’assaut de tes pensées Battre l’oreiller que je mords !

1522. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Le Palais Mazarin, par M. le comte de Laborde, de l’Institut. » pp. 247-265

M. de Bailleul, qui avait opiné en premier, avait commencé par donner l’exclusion à Mazarin, comme créature du cardinal de Richelieu : « Mais moi, dit le vieux Brienne, qui m’étais aperçu déjà plus d’une fois de la pensée secrète qu’avait la reine pour Son Éminence, je crus devoir parler avec plus de réserve. » Le fait est que la reine en était venue à ce point où l’on ne consulte que pour entendre l’avis qu’on désire tout bas et pour se faire pousser dans le sens où incline le cœur. […] Quant à l’intérieur de la France, à l’administration et aux finances, il ne paraît y avoir porté aucune vue d’amélioration générale, aucune pensée de bien public ; loin de là, il ne cessa vilainement d’y poursuivre son propre gain et son profit. […] Voilà les côtés que Retz a merveilleusement saisis et connus, le caractère des hommes, le masque et le jeu des personnages, la situation générale et l’esprit mouvant des choses ; par toutes ces parties, il est supérieur et hors d’atteinte dans l’ordre de la pensée et de la peinture morale, autant que Mazarin peut l’être lui-même dans l’histoire comme signataire de la paix des Pyrénées. […] Il ne voulut point que je lui parlasse d’affaires : « Je ne suis plus, me dit-il, en état de les entendre ; parlez-en au roi, et faites ce qu’il vous dira : j’ai bien d’autres choses maintenant dans la tête. » Et revenant à sa pensée : « Voyez-vous, mon ami, ce beau tableau du Corrège, et encore cette Vénus du Titien, et cet incomparable Déluge d’Antoine Carrache, car je sais que vous aimez les tableaux et que vous vous y connaissez très bien ; ah !

1523. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Une douce solennité de ton, qui sera désormais le rythme habituel de sa pensée, s’y fait sentir. […] Cet éloge, qu’il composa presque en entier avec un heureux tissu de phrases choisies dans Montaigne, annonce, par la pensée comme par le ton, un esprit juste, une oreille juste, une âme sensible, noble, élevée. […] Les Pensées sur le christianisme et les Aveux d’un philosophe chrétien, qu’il publia successivement, attestent la hauteur, l’étendue et l’ardeur paisible de sa sérénité suprême, et nous peignent le jour céleste de ses horizons. […] Il s’éteignit un jour sans douleur dans les bras des siens, et sembla justifier en tout cette belle pensée de Marc Aurèle : « Il faut passer cet instant de vie conformément à notre nature, et nous soumettre à notre dissolution avec douceur, comme une olive mûre qui, en tombant, semble bénir la terre qui l’a portée, et rendre grâces au bois qui l’a produite. » En ces temps de mélange et de turbulence, cette vie et cette nature de M. 

1524. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre III : La littérature du xviiie et du xixe  siècle »

Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle sans en avoir l’étiquette. […] La liberté est, avec la patrie, le devoir, l’âme, Dieu, l’une des premières inspirations de la pensée, du sentiment et de l’éloquence. […] Maintenant, l’expérience et la réflexion nous apprennent que ce siècle ne se suffit pas à lui-même, qu’il n’a pas en lui un principe d’ordre et de durée, que parmi les pensées du siècle précédent, s’il y en a qui ont pu disparaître avec le temps, il en est d’autres qui sont éternelles, et sans lesquelles aucun ordre de société ne peut durer. […] Nisard me paraît avoir très-bien exprimé ce compromis dans ce passage : « Si la pensée a eu quelque chose de trop timide au xviie  siècle sur certaines matières de grande conséquence, le xviiie  siècle y supplée et rend à l’esprit humain, avec la liberté, la vérité.

1525. (1895) Les confessions littéraires : le vers libre et les poètes. Figaro pp. 101-162

Je ne serai pas plus avec eux en cette pensée présomptueuse, qu’en toutes les autres. […] Le fond de ma pensée, c’est que ce sont là questions menues et auxquelles on attache trop d’importance. […] — Quelle est toute votre pensée sur la poésie parnassienne ? […] En tout cas, nul n’a raison qu’après le chef-d’œuvre et, pour ma part, je ne donne ma pensée qu’à seul titre de document personnel et, hélas ! […] Trop de jougs ont restreint, défiguré, asservi la pensée.

1526. (1930) Les livres du Temps. Troisième série pp. 1-288

Au fond n’a-t-il pas fidèlement dégagé la pensée intime de Malherbe ? […] Il y faut aussi de la pensée et du savoir. […] Il lui faut absolument de la pensée et du style. […] La pensée était féconde et belle en soi. […] Il jugeait trop austère et aride une vie de pur homme de pensée.

1527. (1864) Histoire anecdotique de l’ancien théâtre en France. Tome I pp. 3-343

On a de lui plus de vingt tragédies, dans quelques-unes desquelles on a trouvé de jolis vers et de belles pensées. […] De belles pensées, des vers quelquefois heureux, en recommandent d’autres à la bienveillance. […] Si un vieux mot vient quelquefois choquer l’oreille, comme la pensée qu’il exprime est forte et noble ! […] Le théâtre de Corneille, comme celui de Sophocle, brille par la vigueur des pensées. […] Telle n’avait pas été la pensée du poëte, qui avait tout simplement espéré recevoir davantage.

1528. (1887) Discours et conférences « Appendice à la précédente conférence »

La liberté de sa pensée, son noble et loyal caractère me faisaient croire, pendant que je m’entretenais avec lui, que j’avais devant moi, à l’état de ressuscité, quelqu’une de mes anciennes connaissances, Avicenne, Averroès, ou tel autre de ces grands infidèles qui ont représenté pendant cinq siècles la tradition de l’esprit humain. […] Quelques personnes ont vu, dans ma conférence, une pensée malveillante contre les individus professant la religion musulmane.

1529. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111

D’abord on brise ainsi l’enchaînement des faits ; et Turgot a dit, au siècle dernier, avec une admirable précision : « Tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent du monde à tous ceux qui l’ont précédé. » Cette pensée doit être pour l’historien comme un phare qui le guide dans la nuit et les brouillards des âges révolus. […] A toute époque, il y a dans une société certaines idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi dire, dans l’air ambiant.

1530. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Renan — II »

Il se préoccupait que ses dernières pensées fussent dans une disposition telle qu’elles ne contrediraient pas, mais compléteraient l’harmonie de toute sa vie.‌ […] Renan dans l’ensemble de nos opinions, dans la pensée contemporaine.

1531. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Je suis bien sûr que, dans le petit Journal qu’il tenait pour lui et où il écrivait ses moindres pensées et ses jugements, il y avait plus d’une sévérité à l’adresse de quelqu’un de ceux qui sont célébrés aujourd’hui presque en son nom. […] Boissonade était de ceux qui se défient d’eux-mêmes, qui ne sont jamais plus contents et plus à l’aise que quand ils parviennent à penser et à sentir avec les pensées et les paroles des autres, soit celles des anciens, soit celles des illustres ou même des moindres d’entre les modernes. […] Les auteurs chez qui le style et la langue sont admirables, je les aime, je les lis, je les relis avec enthousiasme, je tâche d’entrer dans le sanctuaire de leur pensée et d’en concevoir toutes les beautés ; mais je ne les éditerai jamais, parce que je ne me crois pas assez de pénétration ni assez de science pour suffire à une telle entreprise. […] savoir le grec, ce n’est pas comme on pourrait se l’imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs, en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près ; savoir le grec, c’est la chose du monde la plus rare, la plus difficile, — j’en puis parler pour l’avoir tenté maintes fois et y avoir toujours échoué ; — c’est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée, en distinguer les dialectes, les âges, en sentir le ton et l’accent, — cette accentuation variable et mobile, sans l’entente de laquelle on reste plus ou moins barbare ; — c’est avoir la tête assez ferme pour saisir chez des auteurs tels qu’un Thucydide le jeu de groupes entiers d’expressions qui n’en font qu’une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot ; c’est, tout en embrassant l’ensemble du discours, jouir à chaque instant de ces contrastes continuels et de ces ingénieuses symétries qui en opposent et en balancent les membres ; c’est ne pas rester indifférent non plus à l’intention, à la signification légère de cette quantité de particules intraduisibles, mais non pas insaisissables, qui parsèment le dialogue et qui lui donnent avec un air de laisser aller toute sa finesse, son ironie et sa grâce ; c’est chez les lyriques, dans les chœurs des tragédies ou dans les odes de Pindare, deviner et suivre le fil délié d’une pensée sous des métaphores continues les plus imprévues et les plus diverses, sous des figures à dépayser les imaginations les plus hardies ; c’est, entre toutes les délicatesses des rhythmes, démêler ceux qui, au premier coup d’œil, semblent les mêmes, et qui pourtant diffèrent ; c’est reconnaître, par exemple, à la simple oreille, dans l’hexamètre pastoral de Théocrite autre chose, une autre allure, une autre légèreté que dans l’hexamètre plus grave des poètes épiques… Que vous dirais-je encore ? […] Hase osait ouvrir le fond du cœur et décharger ses pensées à huis clos.

1532. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »

Le portrait qu’il a fait de lui-même dans l’Épître à ses Vers ne peut être plus ressemblant. » Marais écrivait chaque fois, en le quittant, la substance des entretiens qu’il venait d’avoir avec lui, les jugements, les pensées qu’il avait recueillis de sa bouche : ce serait, si l’on avait le tout, la matière d’un Bolæana bien supérieur à celui de Monchesnay. […] À propos du clinquant qu’il avait reproché au Tasse, Boileau avait été blâmé par un traducteur du Tasse et déclaré plus poète que critique : contrairement à ces sentences du nouveau siècle, Marais tient ferme et reste dans les termes de sa première admiration : « Je dis que Despréaux était grand critique, qu’il l’a montré par ses Satires qui sont des critiques en vers, et que son Art poétique est un des plus beaux ouvrages de critique que nous ayons, aussi bien que ses Réflexions sur Longin. » Le président Bouhier, dans une dissertation savante, avait parlé un peu légèrement de Despréaux et de Bayle, les deux cultes de Marais ; celui-ci, après avoir lu la pièce manuscrite que lui avait communiquée l’auteur, le supplie (et il y revient avec instance) de modifier ce qu’il a dit d’eux et d’adoucir un peu ses expressions ; et il en donne, en définitive, une touchante et haute raison, tirée de Cicéron même, cette source de toute belle pensée et de toute littérature : « Multum parcendum est caritati hominum, ne offendas eos qui diliguntur. Il faut avoir grandement égard à la tendresse humaine et ne point s’attaquer à ceux qui se sont fait beaucoup aimer3. »   Belle pensée dont j’ai eu plus d’une fois l’occasion de reconnaître et de vérifier la justesse. […] Il faut connaître tous les grands hommes, et celui-ci a le cœur si étendu et l’âme si tendre que par les sentiments il est au-dessus des lumières de l’esprit. — Adieu, madame, il fait toujours bon connaître ceux qui nous apprennent à aimer. » C’est dans une lettre à une amie qu’il a glissé cette pensée. […] Vous vous occupez, je suppose, de Mme de Maintenon, vous cherchez les témoignages pour ou contre cette vertu tant controversée ; vous ouvrez le recueil des pensées et dires de Sorbière, le Sorberiana, à l’article Scarron ; vous y trouvez ce charmant éloge de Mme de Maintenon jeune et sous sa première forme d’épouse vierge et immaculée d’un mari impotent : « L’histoire du mariage de M. 

1533. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. NISARD. » pp. 328-357

Nisard une pensée gratuite ; ç’a été son dessein délibéré, nous le croyons ; il l’a embrassé dans son étendue, il le poursuit, non pas seulement par accès d’humeur judicieuse, comme le très-bon écrivain M. […] A l’appui de son livre sur les poëtes latins, qui n’a pas été assez lu dans le sens juste où il l’avait écrit, et comme démonstration accessoire, il a exprimé directement sa pensée sur toute une classe d’écrivains modernes par son manifeste contre ce qu’il a appelé la littérature facile. […] Comme je tiens à ne point paraître vouloir flatter même un mort, ni vouloir encore moins blesser, sans raison, des vivants, j’expliquerai toute ma pensée : je n’ai prétendu ici que relever chez M. […] Qu’au moins un jour arrive où l’œuvre de Carrel recueillie vienne rendre sur lui et sur sa vraie forme de pensée, pour qui la voudra étudier de près, un durable et authentique témoignage ! […] Nous dirons, pour ceux qui l’ignorent, que ce qu’on appelle le premier Paris dans les journaux politiques est l’article du commencement non signé, et dans lequel, quand le journal est au pouvoir, l’écrivain anonyme parle tout naturellement au nom de la pensée d’Etat. — Ce ne serait que justice d’ajouter, pourtant, que, parmi ceux qui ont écrit ou qui écrivent le premier Paris aux Débats, une exception est à faire, depuis déjà longtemps, pour un publiciste modeste des plus consommés et des plus sensés dans sa cause : n’est-ce pas nommer M. de Sacy ?

1534. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. Le théâtre romantique »

Hugo nous servira de guide, Vigny et Dumas794 nous aidant à dégager chez lui ce qui est la pensée commune de l’école. […] Toute cette écriture, si vulgaire de pensée et de forme, a bien vieilli. […] Dans le monologue de Charles-Quint, dans les tirades de Saint-Vallier ou de Nangis, dans maints dialogues, il ne faut voir que le poète pensif qui nous dit sa pensée. […] Mais le style est solide dans son prosaïsme, la pensée concentrée, ramassée en couplets vigoureux, en vers d’une belle venue. […] Le théâtre, pour lui, est un art qui se suffit ; il n’y a pas besoin de pensée, ni de poésie, ni de style : il suffit que la pièce soit bien construite.

1535. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

il ne montrera point sur la fin de ses jours un front sillonné par les longs travaux, les graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l’homme ! […] Plus tard il reproduira admirablement cette même pensée dans le dernier chapitre de sa Monarchie selon la Charte : il se demande ce que devenaient en France autrefois les hommes qui avaient passé la jeunesse et qui avaient atteint la saison des fruits, et, les montrant privés des nobles emplois de la vie publique, oisifs par état, vieillissant dans les garnisons, dans les antichambres, dans les salons, dans le coin d’un vieux château, n’ayant pour toute occupation que l’historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et, pour les grands jours, la chute d’un ministre : Tout cela, s’écriait-il, était bien peu digne d’un homme ! […] Ce fut cette pensée de vengeance qui tout d’un coup le ramena à l’indifférence radicale sur les choses et sur les personnes, et qui dissipa, comme par enchantement, l’ivresse de son royalisme factice. […] Achevons pour lui la phrase : S’il était roi, nous n’aurions de repos que nous n’eussions mis à bas son trône ; — et il fit tout ce qu’il fallait en effet pour consommer sa pensée. […] Ceux pourtant qui continuent d’aimer les phrases, les belles pensées détachées, les fragments spécieux de théorie, les prédictions inutiles et frappantes, les fantaisies poétiques dont on peut faire collection, trouveront amplement encore, en le lisant, de quoi se satisfaire ; mais les esprits qui demandent de la suite, de la raison, un but, quelque conséquence dans les actes et dans la conduite, savent désormais à quoi s’en tenir sur la valeur de l’écrivain éminent qui, avec de si hautes parties, n’a été en politique qu’un grand polémiste toujours personnel, et un agent lumineux de dissolution.

1536. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre I. Le Bovarysme chez les personnages de Flaubert »

Les voici, négligeant tous les actes où leur énergie eût pu réussir et s’évertuant à des modes d’action, de sentiment, de pensée qu’ils ont bien pu concevoir et admirer, mais qu’ils ne peuvent reproduire, en sorte que toute leur énergie, détournée des buts accessibles et stimulée vers l’impossible, se dissipe en vains efforts, avorte et fait faillite. […] Il l’a nommée le mal de la Pensée, de « la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir »1, « le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments… »2 C’est, dit-il à l’occasion des personnages de Flaubert, à cette image anticipée, « à cette idée d’avant la vie que les circonstances d’abord, puis eux-mêmes font banqueroute » 3. […] Et il semble, en effet, que, transportant dans la philosophie sa vision d’artiste, Flaubert ait constaté dans l’homme un Bovarysme irrémissible qui fait de l’erreur et du mensonge la loi de sa nature, un mal d’imagination et de pensée qui l’oblige à méconnaître toute réalité pour céder à la fascination de l’irréel, qui le contraint à concevoir, hors de la portée de son intelligence et le ses sens, un au-delà dont la perspective s’éloigne après chaque effort fait pour l’atteindre. […] La révélation de l’immense richesse intellectuelle qui leur est livrée n’excite en eux qu’un sentiment d’admiration pour la science, pour l’art, pour la philosophie, pour la pensée sous ses formes les plus hautes.

1537. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

À cet âge fatal, la plupart des femmes se courbent sous les ruines qu’elles portent et n’ont plus, pour toute beauté, que le front triste des cariatides écrasées ; mais Mlle Eugénie de Guérin, si Dieu ne l’avait pas rappelée à lui, eût porté sur le sien les ruines de la vie aussi légèrement que les canéphores portaient autrefois leurs corbeilles ; car elle avait tout ce qui allège le poids des années, — la pureté du cœur, l’ingénuité de la pensée, la fleur d’imagination éternelle, et cette confiance en Dieu qui en sait encore plus long que le Génie, et qui, en regardant la terre, voit le ciel. […] Ceci terminé, elle écrivait jusqu’à cinq heures, si son père ne l’appelait pas auprès de lui. » (C’est probablement à cette heure que la fée de l’esprit, succédant à la fée des mains, elle traça cette foule de lettres et de pensées qui touchent à trop d’âmes et à trop de vies pour qu’on puisse les publier, et parmi lesquelles furent choisies scrupuleusement celles qui ne souffrent pas du demi-jour et qui n’en font souffrir personne.) […] Le reste de la soirée s’écoulait au travail d’aiguille, et à dix heures elle était couchée, ayant lu le sujet de méditation du lendemain, afin de s’endormir avec cette bonne pensée. […] Tous ces grands Inquiets, dans des sphères diverses, dont on peut dire le mot de l’historien Matthieu en parlant du duc de Bourgogne : « Qui hérita de son matelas le dut garder pour faire dormir, puisqu’un homme de telle inquiétude avait bien pu y sommeiller », s’épuisaient alors en mouvements de vanité colossale que six pieds de terre ont parfaitement calmés ; mais le spectacle qu’ils offraient à l’imagination et que le temps a diminué, comme le feu racornit les objets qu’il n’a pas consumés encore, vaut-il aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes le plus rapprochés de lui par la pensée, le spectacle d’une jeune fille qui enfermait l’âme de la Cordelia de Shakspeare sous sa modeste gorgerette, et qui, puissante de rêverie, descendait de la nue de ses rêves — pour tricoter des bas à un pauvre, en lisant la Bible ou sainte Thérèse, ou pour faire, comme Bossuet, le catéchisme à quelque petit ignorant ? […] Gardons-nous de le croire et de mettre des bornes au ciel. » Cette bonne pensée, sous une forme grande, ne révèle pas seulement une large intelligence chrétienne, mais tout Mlle Eugénie poëte et dévote (nous n’avons pas peur de ce mot et nous ne demandons pas excuse pour ce qu’il exprime), Mlle Eugénie n’est ni une ascète de religion, ni une ascète de poésie.

1538. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Jean-Jacques Ampère »

Tout ce qui se passe en France depuis quelque temps excite vraiment l’attention et donne des pensées que l’on n’aurait jamais conçues. […] Victor Le Clerc : il passait ainsi volontiers d’un climat à l’autre, il aimait ces sortes de contrastes et de brusques antithèses d’impressions et de pensées, ces sortes de bains russes intellectuels. […] car quand une pensée le tenait une fois, il en était comme obsédé et il ne s’en délivrait qu’en l’épuisant. […] Je vous assure avec toute sincérité que cette amitié est d’assez bon aloi pour trouver une vive satisfaction dans ces pensées ; et pourvu que vous ne nous oubliiez pas, ce que je sais que vous ne ferez point, nous nous tenons pour satisfaits. […] Loin, bien loin de moi la pensée de vouloir contredire ou infirmer de semblables témoignages !

1539. (1862) Notices des œuvres de Shakespeare

L’événement tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. […] La mort plane sur tout le drame ; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie ; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. […] Cette pensée le tourmentant de plus en plus, il quitta Rome et se retira à Erte, lieu de sa naissance. […] Mais l’intrigue occupe constamment la curiosité, on doit y admirer une foule de pensées poétiquement exprimées, et plusieurs scènes excellentes. […] C’est le prince des philosophes nonchalants ; sa seule passion, c’est la pensée.

1540. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) » pp. 145-224

« Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. […] Il y a des pensées qui nous jouent le même tour ; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau ; c’est fini ; elles sont perdues ; impossible de remettre la mémoire dessus. […] Les pensées qui tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d’enfant qu’on baise. […] N’est-ce pas misère que la brièveté où mène la longue durée de l’existence (car tout ce qui finit par la mort est court, la mort n’a point d’âge ; à la pensée de celui qui meurt, c’est un songe) ? […] Votre conventionnel est une mauvaise enseigne sur vos bonnes pensées.

1541. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

Il penchait habituellement le visage comme sous le poids de pensées trop lourdes ; sa taille mince et élevée en paraissait amoindrie. […] Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s’avance ; et lorsqu’elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais plus que devenir : mes pensées se brouillent ; j’éprouve un sentiment extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes moments. […] Plein de ces tristes pensées, j’oubliai qu’il est un être consolateur, je m’oubliai moi-même. […] Ma fureur insensée s’augmentant par degrés, le désir de me détruire s’empara de moi, et fixa toutes mes pensées. […] Je n’avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma sœur vivait ; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus calme, et la seule pensée de l’affection qu’elle avait pour moi suffisait pour me consoler et me donner du courage.

1542. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

Une insulte excite la colère, c’est-à-dire que certaines idées et sentiments d’honneur acquièrent tout d’un coup une extrême intensité ; une foule de pensées et d’images passent avec une vitesse extrême devant l’esprit, et il y a, comme disait Pascal, « précipitation de pensées » ; enfin la direction antérieure de notre volonté est brusquement modifiée et la volonté se porte tout entière à se défendre de l’insulteur. […] Est-ce le mouvement de la pensée qui explique celui de la volonté et de l’appétit, conséquemment l’émotion ? […] Nous dirons dès lors, contrairement à Wundt, que la surprise est de l’effroi diminué, émoussé, contrebalancé, réduit à la sphère intellectuelle, de manière à paraître voisin de l’indifférence sensible ; mais, au fond, la surprise est encore un mouvement du désir et non de la pure pensée. […] En tout cas, jamais il ne viendra à la pensée d’un Mozart de symboliser le calme des nuits bleues autrement que par le son de la flûte, ou d’un Weber, de rappeler les résonances lointaines de la forêt autrement que par le son du cor. […] Chaque être alors, grâce à la pensée, ne vit plus seulement de sa vie individuelle ; il vit de la vie sociale.

1543. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre III. Poëtes françois. » pp. 142-215

Marmontel sont remplies de pensées hardies, d’expressions fortes & de grands sentimens. […] Quelle noblesse de pensées ! […] Mais ses défauts sont compensés par des pensées neuves, par des réfléxions ingénieuses, par des maximes philosophiques propres à diriger le sage, à l’éclairer, à le consoler. […] Il est supérieur par la méthode qui y regne à celui d’Horace ; & lorsqu’il imite ce Poëte, il semble moins copier ses pensées que les créer. […] Il instruit en badinant, & lorsqu’il n’est que sérieux, ses pensées frappent par leur vérité.

1544. (1925) Proses datées

Sa voix harmonieusement grave eût été digne de dire les beaux vers du Toast funèbre, mais le train nous emporta silencieux dans une même pensée. […] Bourges avec sa prodigieuse érudition et sa forte pensée, Mallarmé avec sa grâce mystérieuse et sa miraculeuse ingéniosité. […] Son prestige lui venait de la puissance originale de sa personnalité, de sa singularité spirituelle et du sombre rayonnement de sa pensée. […] Non, ce qui m’y attend, c’est le moi d’une seule pensée forte, qui me pénètre tout entier et qui est ce que je suis et qu’il me semble être encore. […] Elle seule pouvait le distraire de ses sombres pensées.

1545. (1902) L’observation médicale chez les écrivains naturalistes « Chapitre I »

L’enquête faite, ces jours-ci, auprès des auteurs dramatiques, a confirmé cette pensée que l’art, avec une infinité de moyens divers, tend vers la justice et la bonté. […] Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée au train total du monde ».

1546. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 3. Causes générales de diversité littéraire. »

Mais de plus au moyen âge, l’Église a sa langue qui n’est pas la langue française : elle parle, elle écrit le latin ; du moins ne confie-t-elle au français que les moindres manifestations de sa pensée, les plus vulgaires ou qui avaient le plus besoin d’être vulgarisées. Souvent aussi, elle écrit en latin ce qu’elle a dit en français : aussi notre littérature ne porte-t-elle qu’un témoignage indirect de la puissance de l’Église et de la direction qu’elle imprime à la pensée humaine.

1547. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Un grand voyageur de commerce »

Stanley sont, à aller au fond des choses, des entreprises commerciales  dont le bénéfice est, je le sais, à longue échéance, ce qui leur communique une certaine beauté ; mais enfin les actes, pris en eux-mêmes, sont ici fort supérieurs aux pensées. […] Notre âme se passionne à ce spectacle, etc… » C’est encore pire quand l’auteur s’avise d’avoir des « pensées ».

1548. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La réforme prosodique » pp. 120-128

Par rime mauvaise, je veux dire, pour illustrer immédiatement mes raisons, des horreurs comme celles-ci, qui ne sont pas plus “pour l’oreille” (malgré le Voltaire déjà qualifié) que “pour l’œil” : falot et tableau, vert et piver, tant d’autres, dont la seule pensée me fait rougir et que pourtant vous retrouverez dans maints des plus estimables modernes. […] Lente extase, houleux sommeil exempt de songe… De pesants bracelets hors du satin des boîtes… Je sais bien que j’ai tort et que c’est détestable… Laisse-moi, dis-je, étant en proie à la pensée… L’œil le plus prévenu contre l’hiatus est satisfait en lisant ces vers, mais l’oreille ?

1549. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre IV. Bossuet orateur. »

C’est par l’opposition qui se trouve entre ce grand cœur, cette princesse si admirée, et cet accident, inévitable de la mort, qui lui est arrivé comme à la plus misérable des femmes ; c’est parce que ce verbe faire, appliqué à la mort qui défait tout, produit une contradiction dans les mots et un choc dans les pensées, qui ébranlent l’âme ; comme si, pour peindre cet événement malheureux, les termes avaient changé d’acception, et que le langage fût bouleversé comme le cœur. […] Il expire en disant ces mots, et il continue avec les anges le sacré cantique. » Nous avions cru pendant quelque temps que l’oraison funèbre du prince de Condé, à l’exception du mouvement qui la termine, était généralement trop louée ; nous pensions qu’il était plus aisé, comme il l’est en effet, d’arriver aux formes d’éloquence du commencement de cet éloge, qu’à celles de l’oraison de madame Henriette : mais quand nous avons lu ce discours avec attention ; quand nous avons vu l’orateur emboucher la trompette épique pendant une moitié de son récit, et donner, comme en se jouant, un chant d’Homère ; quand, se retirant à Chantilly avec Achille en repos, il rentre dans le ton évangélique, et retrouve les grandes pensées, les vues chrétiennes qui remplissent les premières oraisons funèbres ; lorsqu’après avoir mis Condé au cercueil, il appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers au catafalque du héros ; lorsque, enfin, s’avançant lui-même avec ses cheveux blancs, il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe et le siècle de Louis, dont il a l’air de faire les funérailles, prêt à s’abîmer dans l’éternité, à ce dernier effort de l’éloquence humaine, les larmes de l’admiration ont coulé de nos yeux, et le livre est tombé de nos mains.

1550. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « V »

Mais, dites-vous, ce labeur d’épithètes, cet effort d’originalité, de couleur, d’images, de diction, d’antithèse, altèrent votre pensée, changent ce que vous vouliez dire ? […] « Sa vie passée dans le luxe, dit Bossuet, ne lui faisait point sentir la durée, tant elle coulait doucement17. » C’est le mot ordinaire ; mais si je veux, spontanément par trouvaille, ou volontairement par effort, si je veux donne ; à ce mot plus de hardiesse, l’accoupler à des pensées imprévues, ce simple verbe peut devenir admirable, la plume de Bossuet : « Laissez couler sur le prochain cet amour que vous avez pour vous-même18. » Et ailleurs « Dieu a tant d’amour pour les hommes et sa nature est si libérale qu’on peut dire qu’il semble qu’il se fasse quelque violence quand il retient pour un temps ses bienfaits et qu’il les empêche de couler sur nous avec une entière profusion19. » Et toujours de Bossuet dans cet ordre d’idées : « Les générations des hommes s’écoulent comme des torrents. »‌ Encore une fois, ces trouvailles, ces images, ces transpositions de sens peuvent n’avoir pas coûté d’effort à Bossuet.

1551. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

Paris est la fournaise où s’élabore la pensée de la France, le centre d’où émane toute renommée et toute gloire. […] La trirème érafla l’idole établie à l’angle du mêle… » Et cette pensée de Flaubert : « On entendait le broutement d’une vache qu’on ne voyait pas », n’est-ce pas la pensée même de Chateaubriand : « J’entendais le murmure d’une rivière qu’on ne voyait pas ?  […] Seulement Flaubert est plus intense et Chateaubriand plus grandiose ; le premier a des profondeurs de description, le second a des pensées de génie. […] Le plan est fait ; il s’agit de trouver des pensées, ce qui est extrêmement important, puisque c’est la force d’une pensée qui fait son expression, et que l’image elle-même n’est qu’une pensée. Enchaîner les pensées, co sera l’ordre, le fond ; les colorer, ce sera le mouvement, la forme.

1552. (1899) Musiciens et philosophes pp. 3-371

Elle domine tout son être, elle apparaît dans tous ses actes, dans toutes ses pensées. […] Nietzsche insiste sur cette idée et la développe : « L’Anneau du Nibelung est un énorme système de pensées, mais sans la forme abstraite et rationnelle de la pensée. […] Il le dépensa d’une manière prodigue et par bonté de cœur ; si bien que, pendant des siècles, les musiciens pourront encore se nourrir de ses pensées et de ses idées. […] » La pensée de Nietzsche n’a pas la force d’aller au-delà de cette raillerie. […] Il se « surmonte » constamment, sans manifester d’ailleurs à l’égard de sa propre pensée cette « mystérieuse hostilité » qu’il estimait nécessaire pour juger sainement.

1553. (1856) Cours familier de littérature. II « Xe entretien » pp. 217-327

Cette aristocratie de la pensée n’était guère moins innocente que l’aristocratie de naissance, de fortune, ou même de costume. […] Cette concentration de ses pensées dans le ciel n’ôtait rien à sa tendresse pour sa famille et à sa grâce sérieuse pour les étrangers. […] Cette pensée de son âge mûr était alors celle de ma jeunesse. […] On voyait que c’était de la pensée filtrée sur ses lèvres. […] Tout ce qui avait une pensée, une passion et un rêve avait une plume.

1554. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Loin de nous pourtant la pensée (pensée grossière !) […] La poésie française, qui fait, à travers tout, l’objet favori de mes pensées, et dont la régénération n’a cessé, à aucun instant, de m’être présente, y gagnerait peut-être plus qu’il ne semble. […] les petites mauves, lorsqu’elles ont comme péri dans le jardin, et le vert persil, et le frais fenouil tout velu, revivent par la suite et repoussent à l’autre année ; mais nous autres hommes, les grands, les puissants ou les génies, une fois que nous sommes morts, insensibles dans le creux de la terre, nous dormons à jamais le long, l’interminable, l’inéveillable sommeil. » — Ce passage fait souvenir de l’ode d’Horace : Diffugere nives, dans laquelle le poëte exprime la mobilité des saisons, le printemps qui renaît et qui sollicite à jouir de l’heure rapide, car l’hiver n’est jamais loin : « Mais, ajoute-t-il en s’attristant également de la supériorité de la nature sur l’homme, les lunes légères ne tardent guère à réparer leurs pertes dans le ciel, tandis que nous, une fois descendus là où l’on rejoint le pieux Énée, le puissant Tullus et Ancus, nous ne sommes que poussière et ombre. » La pensée d’Horace est belle, elle est philosophique et d’une mélancolie réfléchie ; mais je ne sais quoi de plus vif et de plus pénétrant respire dans la plainte de Moschus. […] Dans sa flamme amoureuse croissante, il s’écrie : « Ni la boucle de cheveux de Timo, ni la sandale d’Héliodora, ni le vestibule de la petite Démo, toujours arrosé de parfums, ni le tendre sourire d’Anticlée aux grands yeux, ni les couronnes fraîchement écloses de Dorothée, non, non, ton carquois, Amour, ne cache plus rien de ce qui te servait hier encore de flèches ailées ; car en moi sont tous les traits127. » Il diversifie cette pensée, et, y entremêlant d’autres noms, il se plaît à la redire, non point en pure fantaisie, mais d’un accent pénétré : « J’en jure par la frisure de Timo aux belles boucles amoureuses, par le corps odorant de Démo, dont le parfum enchante les songes, j’en jure encore par les jeux aimables d’Ilias, j’en jure par cette lampe vigilante qui s’enivre, chaque nuit, de mes chansons, je n’ai plus sur les lèvres qu’un tout petit souffle que tu m’as laissé, Amour ; mais si tu le veux, dis, et ce reste encore, je l’exhalerai. » C’est là sa plainte constante, c’est son vœu, même lorsqu’il a l’air de crier merci : « Le son de l’amour plonge sans cesse en mes oreilles, mon œil offre en silence sa douce larme aux désirs ; ni la nuit ni le jour n’ont endormi le mal, mais l’empreinte des filtres est déjà reconnaissable à plus d’un endroit dans mon cœur. […] Mais je te supplie à genoux, ô Terre, notre nourrice à tous, d’embrasser dans ton sein, ô mère, d’embrasser doucement cette morte tant pleurée. » Cette pièce, après la mort d’une amante, m’a involontairement rappelé les suprêmes sonnets de Pétrarque, de qui la pensée m’est encore revenue plus d’une fois en lisant Méléagre.

1555. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

CXVIII Tout étourdis que nous étions par les événements de la journée, et tout abattus par la terreur qui nous enlevait jusqu’à la pensée du lendemain, cependant nous ne pouvions pas attendre le grand jour pour soustraire Hyeronimo au danger qui le menaçait et aux menaces que les sbires avaient proférées en s’éloignant. […] — Cette pensée, mais c’est une pensée du cœur, dit-il, il faut la lui laisser accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller aux hommes dans leur situation désespérée, il n’y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre tout raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de l’enfant, et qu’elle aille, à la grâce de Dieu, là où le cœur la pousse. CXXXVII Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de ma résolution et par l’obstination de ma pensée, n’osèrent plus résister à cette voix du frère quêteur, qu’ils étaient habitués à considérer comme l’ordre du ciel. […] Mais la foule d’une ville où tout le monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où l’œil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui sortent, comme des chocs des feuilles ou des vagues, des hommes rassemblés, allant çà et là, sans se parler, où leur pensée inconnue les mène. […] Je fus tentée de remonter à la cabane ou bien de rester là sans faire un pas de plus, pour mourir de faim sous le lit desséché du torrent… …………………………………………………………………………………………………………………………………………… Je ne sais pas au juste combien d’heures je restai dans cette angoisse ; mais quand je m’en réveillai, les rayons plus longs du soleil avaient pénétré à moitié sous l’arche, échauffaient le sable et, en me rendant la chaleur, me rendaient la pensée et le courage.

1556. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

D’autre part, quand ils sont excellents et quand ils m’émeuvent, ils m’émeuvent vraiment tout entier, car alors je suis bien sûr que c’est uniquement par la force de leur pensée, la justesse de leurs peintures et la sincérité de leur émotion qu’ils agissent sur moi. […] En repensant nos pensées, ils nous les découvrent. […] Toutefois, comme c’est, en réalité, sa propre pensée qu’il nous traduit, on y peut prendre un vif intérêt. […] Nous connaissons maintenant l’aboutissement de sa pensée. […] Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n’ont point cessé d’être des « réformés » : Eliot, par la continuité de son prêche et par les textes bibliques dont elle a gardé l’habitude d’appuyer ses pensées personnelles ; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs, par on ne sait quel accent et quel son de voix.

1557. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

… Quel était votre chemin, délicat artiste, subtil et charmeur, caressant, si moderne en vos sensualités et vos mysticismes attifés ; de vous sont les sensations mièvrement féminines, et très nôtres, très actuelles, très parisiennes : des rêveries, des poèmes d’un songe printannier, une chanson de passant, des poèmes d’amours, une fête napolitaine, un soir d’Alsace que vous avez rêvé en votre esprit d’affiné, des danses de bayadères-pierrettes, des soupirs de Madeleines en satins et soies, une sensation ; et quelque action imaginaire et impossible, que l’on suive, yeux demi clos, dans le confort d’une heure joyeuse ; quelque chimérique action où s’enrouleraient les chœurs et les belles cavatines, les marches, les ballets qui de votre pensée diraient mieux les gentillesses, — un moderne opéra, Papagena ou Manon, — les fines émotions d’une vie légère, légèrement créée, — et jamais Wotan, ni Tristan, ni Kundry. […] D’un brusque sursaut, le Malade tressaille ; des sens lui viennent ; à demi il se dresse, et, en son siège, il se trouble, avec de vagues pensées, des gestes vagues : « Aïe ! […] … » donc il vit : il vit, et il se lève, dans une rage de la tourmentante pensée. […] Pour les mondes pécheurs Christ a agonisé, à cause qu’il avait la désirante pitié des Désirs… ô pitié du Seigneur, vois ton fils agonisant, palpitant, crucifié : il fut le Saint, et le Pur, et le Bon ; il chanta ton nom, lui qui pleure aujourd’hui ; agréable il te fut, ce réprouvé ; il fut ton garde, ton serviteur, ta force, ta splendeur, ta joie, lui qui presque blasphème, et qui se perd, l’affolé des sensuels souvenirs, et qui tournoie en la démence de sa chair, et se maudit, ne connaissant plus ta parole… ta divine parole sous l’effort des concupiscences se fait étrange, elle s’altère, elle se corrompt, voilà qu’elle se fait autre affreusement, et c’est des sons magiques : la prière à Dieu se tourne en suggestion d’enfer : rude, le sortilège ramène la mauvaise ; et elle est… Ô pensée toujours vive des délices coupables, inoubliable, inoubliable pensée ! […] Sous une forme contenue et voilée, il accompagne les premiers mots de Walther : « So rief der Lenz in der Wald », et « So rief es mir in der Brust » ; il souligne toute l’ardeur du poète, son désir d’Eva, de la maîtrise qui la lui donnera ; il apparaît quand le chevalier trouve l’art des maîtres nouveau et étranger pour lui ; pendant le choral, dans la mimique tendre de Walther, et quand il voit Eva s’avancer vers lui pour sortir de l’Église ; c’est lui qui proteste pendant que les maîtres accablent le héros ; lui qui s’insinue dans la pensée de Sachs, le trouble et lui fait dire plus tard à Walther : « All Dichtkunst und Poeterei ist nichts als Wahn-traumdeuterei. » Motif 3 (p. 34, 171, 264, 265, 266, 276,287, 300, 301, 315, 316, 318, 375, 379). — Les trois premières notes de ce motif sont les trois dernières du motif 2, et la seconde partie de la phrase est la répétition de la première où apparaît la note ré, trois fois répétée.

1558. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVII, l’Orestie. — les Euménides. »

L’action a dévoré le temps et l’espace, elle a pris le vol de la pensée et l’instantanéité du prodige. […] Mais Pallas est, avant tout, la fille du cerveau, engendrée par un acte du pur esprit, la déesse « aux pensées nombreuses », Polumétis, qui les essaime sur les hommes. […] La Philosophie est son culte, puisqu’elle est la pensée vivante. […] On l’ajoutait, par la pensée, en faveur de l’accusé, chaque fois que le nombre des verdicts contraires se trouvait égal ; et ce suffrage invisible s’appelait le « Caillou d’Athéné », Ψηρος ’Αθηνας. […] On creuse ses profondeurs et on mesure ses hauteurs ; ses sources, cachées comme celles du Nil, tentent les voyages de la pensée et les explorations de la conjecture.

1559. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Taine » pp. 305-350

Taine, si elle était vraie, abolirait Tacite et Chateaubriand au nom de la science, et la nomenclature des faits historiques remplacerait l’âme et la pensée de l’historien. […] Tous avaient, plus ou moins, dans la pensée, un a priori métaphysique ; car chez tout homme il y a un métaphysicien primitif. […] Taine adore dans Montesquieu comme certaines prudes adorent la décence dans l’expression et l’indécence dans la pensée. […] Elle n’a point de conclusion formelle nettement et rigoureusement exprimée dans le livre, mais elle en a une qu’on voit à travers le livre, comme à travers un cristal, dans le fond de la pensée de l’auteur. […] Tel le sens, l’importance singulière et la profonde pensée de cette histoire.

1560. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre VI. L’effort intellectuel »

Quand nous nous remémorons des faits passés, quand nous interprétons des faits présents, quand nous entendons un discours, quand nous suivons la pensée d’autrui et quand nous nous écoutons penser nous-mêmes, enfin quand un système complexe de représentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes différentes, l’une de tension et l’autre de relâchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l’effort est présent dans l’une et absent de l’autre. […] Ne trouverait-on pas dans la représentation elle-même, dans les réactions intérieures qu’elle accomplit, dans la forme, le mouvement et le groupement des états plus simples qui la composent, tout ce qui est nécessaire pour distinguer la pensée qui se laisse vivre de la pensée qui se concentre et qui fait effort ? […] Un premier contact avec l’image imprime à la pensée abstraite sa direction. […] Nous avons une tendance à jouer extérieurement nos pensées, et la conscience que nous avons de ce jeu s’accomplissant fait retour, par une espèce de ricochet, à la pensée elle-même.

1561. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — I. » pp. 495-512

On y voit confirmé le bel éloge que Voltaire a fait du saint roi quand il a dit : « Prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats sans être emporté, compatissant comme s’il n’avait jamais été que malheureux. » À considérer cette réponse magnanime et si simple qu’on vient de lire, la pensée se reporte à d’autres monarques de renom, et l’on se demande ce qu’en pareille circonstance ils auraient répondu, ce qu’ils auraient fait à leur tour. […] Saint Louis, né le 25 avril 1214 ou 121588, roi en 1226 à l’âge de douze ans sous la tutelle de sa sage et prudente mère, arrivé à sa majorité vers 1236, avait grandement commencé à ordonner son royaume d’après de bonnes lois, à y réprimer les entreprises des seigneurs, à y faire prévaloir la justice, la piété, à se faire respecter de ses voisins pour son amour de la paix et sa fidélité à ses engagements, lorsque, ayant été pris d’une grande maladie (décembre 1244), et étant tombé dans un tel état qu’on le crut mort, et qu’une dame qui le gardait voulait déjà lui tirer le drap sur le visage, il conçut au fond de son âme la pensée de se croiser ; au premier moment où il se sentit mieux et où il recouvra l’usage de ses sens, il appela à son lit l’évêque de Paris. […] Les écrivains issus de ces écoles ou de ces races compliquées et sombres, peuvent s’essayer dès l’âge de vingt ans, ils n’ont pas d’âge ni d’heure, on ne dira jamais d’eux, de leur pensée ni de leur style : « Le souffle matinal y a passé. » On est en Chypre. […] Je commente plus librement ma propre pensée, en la réimprimant, et je l’éclaire par des noms.

1562. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — II. (Fin.) » pp. 281-300

Les Pensées de Pascal, recueillies et mises en ordre par ses amis, étaient pour la première fois livrées au public, et ravivaient ce souvenir des Provinciales, qui était la blessure toujours saignante de la Société de Jésus. […] Toute cette maladie nouvelle et qui n’est que plus subtile et plus intérieure en ce qu’elle se croit une guérison, est développée par Bourdaloue dans une description admirable, et il offre en quelque sorte un miroir dans lequel ceux qu’il a en vue ne peuvent s’empêcher d’être reconnus et devaient eux-mêmes se reconnaître, Il rappelle excellemment « à ces sages dévots, à ces dévots superbes qui se sont évanouis dans leurs pensées », que la vraie austérité du christianisme consiste à être abaissé, à être oublié (Ama nesciri) : Car voilà, s’écrie-t-il, ce qui est insupportable à la nature : On ne pensera plus à moi, on ne parlera plus de moi ; je n’aurai plus que Dieu pour témoin de ma conduite, et les hommes ne sauront plus, ni qui je suis, ni ce que je fais. […] À la fin des Œuvres de Bourdaloue, on a réuni sous le titre de Pensées quelques-uns des morceaux de doctrine ou de morale qu’il écrivait à l’avance, selon l’habitude des orateurs anciens, pour les placer ensuite au besoin dans ses discours. […] Je recommande surtout la belle pensée qui commence par ces mots : « Je veux un ami véritable et, autant qu’il se peut, un ami sincère, etc. » Bourdaloue, dans ces endroits, se rapproche de La Bruyère ; il a du tour et quelque imprévu.

1563. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Si juste dans ses paroles, dans ses pensées ; si attentive, et d’un si bon naturel ! […] Faire du courage n’est point, je le sais bien, une expression française ; mais je veux parler ma langue avant celle de ma nation, et nous devons souvent à l’irrégularité de nos pensées celle des expressions, pour les rendre telles qu’elles sont. […] Une telle lettre pourrait être écrite de 1800 à 1820, par une Mme de Beaumont, par une duchesse de Duras, par une de ces femmes de cœur et de pensée qui ne sont déjà plus du xviiie  siècle. […] Vous n’aimez pas que je vous parle de moi ; je vous ennuie, quand je vous communique mes pensées, mes réflexions ; vous avez raison ; elles sont toujours fort tristes.

1564. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout de journée à l’autre : — le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée, car la formule avec laquelle on s’aborde est à peu près la même, et d’ailleurs la séparation de la nuit imite assez bien les séparations plus longues, comme elles étant pleine de dangers et d’incertitude ; — le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; — la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature, car à mon avis, après avoir adoré Dieu directement dans la prière du matin, il est bon d’aller plier un genou devant cette puissance mystérieuse qu’il a livrée aux adorations secrètes de quelques hommes ; — notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage ; en un mot, vrai sanctuaire de travail ; — le dîner qui s’annonce non par le son de la cloche qui sent trop le collège ou la grande maison, mais par une voix douce qui nous appelle d’en bas ; la gaieté, les vives plaisanteries, les conversations brisées en mille pièces qui flottent sans cesse sur la table durant ce repas : le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises après ce signe de croix qui porte au ciel nos actions de grâces ; les douces choses qui se disent à la chaleur, du feu qui bruit tandis que nous causons ; — et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère portant son enfant dans ses bras, le père de cet enfant et un étranger, ces deux-ci un bâton à la main ; les petites lèvres de la petite fille qui parle en même temps que les flots, quelquefois les larmes qu’elle verse, et les cris de la douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en voyant la mère et l’enfant qui se sourient ou l’enfant qui pleure et la mère qui lâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix, et l’océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons dans le taillis pour nous allumer au retour un feu vif et prompt ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature par un contact immédiat et me rappelle l’ardeur de M.  […] Il arrive aussi que l’âme est pénétrée insensiblement d’une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l’endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses… Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l’âme que le soir qui tombe en ce moment. […] Le silence m’enveloppe ; tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. […] Il se méfie de lui, il a peur des hommes : Paris, 1er février 1834. — Mon Dieu, fermez mes yeux, gardez-moi de voir toute cette multitude dont la vue soulève en moi des pensées si amères, si décourageantes.

1565. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Le maréchal de Villars. »

Un bouillant esprit, et qui exagérait tout37, a dit avec emphase : « Comprendre, c’est égaler. » C’est là, sous air d’axiome, une pensée fausse. […] Ces paroles de Louis XIV, qui exprimaient une si noble et royale résolution pour un cas extrême, avaient déjà été dites à Villars presque dans les mêmes termes à un précédent départ, et le roi les redit aussi, parlant au maréchal d’Harcourt : c’était le fond de sa pensée et de son âme, tant que pesèrent sur lui et sur son royaume ces conjonctures désastreuses. […] Les lignes de communication, de Marchiennes à Denain, s’appelaient insolemment « le chemin de Paris. » Louis XIV, il faut lui rendre cette justice, écrivait de Fontainebleau, le 17 juillet, au maréchal de Villars, cette lettre qui en suppose une autre antérieure sur le même sujet : « Ma première pensée avait été, dans l’éloignement où se trouve Landrecies de toutes les autres places d’où les ennemis peuvent tirer leurs munitions et convois, d’interrompre leur communication en faisant attaquer les lignes de Marchiennes (ou de Denain), ce qui les mettrait dans l’impossibilité de continuer le siège ; mais, comme il m’a paru que vous ne jugez pas cette entreprise sur les lignes de Marchiennes praticable, je m’en remets à votre sentiment par la connaissance plus parfaite que vous avez étant sur les lieux… » Le ministre de la guerre, M.  […] L’idée générale, suggérée très sensément par Louis XIV et sur laquelle il revient plus d’une fois, ne devint donc un trait de génie militaire et une heureuse pensée stratégique que moyennant transformation.

1566. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

Le sujet traité par M. d’Alton-Shée n’est autre que celui du séducteur marié, ou plutôt de l’homme à bonnes fortunes et du libertin marié (car le mot de séducteur a une acception un peu plus particulière) ; un tel sujet, sous un de ses aspects ou sous un autre, n’a pu manquer de venir plus d’une fois à la pensée des auteurs dramatiques, et l’on pourait dresser, en effet, une assez longue liste de pièces dont les titres sont plus ou moins dans ce sens. […] C’est dans ce compromis et ce subterfuge que se glisse encore la pensée d’une faiblesse et d’une rechute ou demi-rechute. […] » Sa seconde pensée est sur elle-même et sur sa beauté : inquiétude la plus prompte après la première, et qui n’est que la première encore, un peu déguisée ; car si elle est aussi belle que jamais, elle est presque certaine d’être aimée autant qu’elle l’a jamais été : « Je suis bien vieillie, n’est-ce pas ?  […] Le La Bruyère de l’Antiquité, Théophraste, le savait bien lorsqu’il disait que « l’amour, c’est la passion des gens qui n’ont rien à faire. » Et Ovide n’a fait que traduire cette même pensée plus mythologiquement : Olia si tollas, periere Cupidinis arcus.

1567. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « JASMIN. » pp. 64-86

Il était triste encore quand, après la foire, où il avait rempli sa petite bourse en portant des paquets, il la donnait à sa mère, et qu’il voyait celle-ci la prendre avec soupir en disant : « Pauvre enfant, tu viens bien à propos. » La pauvreté s’annonçait ainsi par de rares pensées, que bientôt dissipait la légèreté de l’âge. […] Son rasoir allait, à travers ses pensées, comme il pouvait, et un peu au hasard sur les mentons. […] Jasmin a adressé, en 1832, une pièce de vers français à Béranger, son patron naturel en notre littérature ; ces vers faciles et corrects, mais communs, prouveraient, s’il en était besoin, que le français est pour Jasmin une langue acquise, et que la couleur, l’image, la pensée, lui viennent en patois. […] L’homme sage n’est pas ainsi… » Nous n’avons rien à ajouter à ces agréables et bonnes pensées, et nous espérons que le poëte y restera fidèle.

1568. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

Mme de Sévigné loue continuellement sa fille sur ce chapitre des lettres : « Vous avez des pensées et des tirades incomparables. » Et elle raconte qu’elle en lit par-ci par-là certains endroits choisis aux gens qui en sont dignes : « quelquefois j’en donne aussi une petite part à Mme de Villars, mais elle s’attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent aux yeux. » Si on a contesté à Mme de Sévigné la naïveté de ses lettres, on ne lui a pas moins contesté la sincérité de son amour pour sa fille ; et en cela on a encore oublié le temps où elle vivait, et combien dans cette vie de luxe et de désœuvrement les passions peuvent ressembler à des fantaisies, de même que les manies y deviennent souvent des passions. […] Mme de Sévigné se défiait avec soin de ces pensées sur lesquelles il faut glisser ; elle veut expressément que la morale soit chrétienne, et raille plus d’une fois sa fille d’être entichée de cartésianisme10. […] Certes, une femme qui, mêlée dès sa jeunesse aux Ménage, aux Godeau, aux Benserade, se garantit, par la seule force de son bon sens, de leurs pointes et de leurs fadeurs ; qui esquive, comme en se jouant, la prétention plus raffinée et plus séduisante des Saint-Évremond et des Bussy ; une femme qui, amie, admiratrice de Mlle de Scudéry et de Mme de Maintenon, se tient à égale distance des sentiments romanesques de l’une et de la réserve un peu renchérie de l’autre ; qui, liée avec Port-Royal et nourrie des ouvrages de ces Messieurs, n’en prise pas moins Montaigne, n’en cite pas moins Rabelais, et ne veut d’autre inscription à ce qu’elle appelle son couvent que Sainte liberté, ou Fais ce que voudras, comme à l’abbaye de Thélème ; une telle femme a beau folâtrer, s’ébattre, glisser sur les pensées, et prendre volontiers les choses par le côté familier et divertissant, elle fait preuve d’une énergie profonde et d’une originalité d’esprit bien rare. […] Malherbe et Balzac fondèrent dans notre littérature le style savant, châtié, poli, travaillé, dans l’enfantement duquel on arrive de la pensée à l’expression, lentement, par degrés, à force de tâtonnements et de ratures.

1569. (1892) Boileau « Chapitre VI. La critique de Boileau (Fin). La querelle des anciens et des modernes » pp. 156-181

Mais Boileau ne s’en tenait pas aux théoriciens ; il s’instruisait directement aux œuvres, d’après lesquelles les théories ont été dressées, et sa sincérité d’admiration, la perpétuelle direction de sa pensée qui y va toujours spontanément chercher sa règle, nous témoignent évidemment qu’en dépit de certaines timidités de goût et de quelques gaucheries d’expression, Boileau comprenait et sentait les anciens comme il faut. […] Perrault donc imagina trois personnages : un Président, savant homme, dit-il, et idolâtre des anciens, à qui il ne put prêter toutefois plus de science qu’il n’en avait lui-même, ni plus d’attachement à l’antiquité, qu’il ne croyait qu’on pût raisonnablement en avoir ; un abbé, savant aussi, mais « plus riche de ses propres pensées que de celles des autres », vraie image de l’auteur qui s’y mire complaisamment, sans se douter que cet autre lui-même a plus d’ignorance que d’esprit, et parmi l’abondance de ses idées une totale absence de sentiment esthétique ; enfin un chevalier, sorte de Turlupin de la critique, plus sot que spirituel, n’en déplaise à Perrault, qui l’a chargé d’avancer toutes les énormités qu’il n’osait faire endosser à son abbé. […] Mais en ne regardant que la technique, il ne s’apercevait pas que ni l’évolution d’un art ne coïncide toujours avec le progrès de la technique, ni le génie d’un artiste et la valeur d’une œuvre ne sont constamment proportionnés à la perfection des moyens mécaniques et de procédés matériels que l’artiste emploie à réaliser sa pensée. […] Ils tirent leur valeur à notre égard des pensées qui nous sont devenues familières, des doctrines où notre siècle a enfermé ses croyances et son génie : tandis que Boileau, en les écrivant, croyait seulement défendre ses chers anciens, et avec eux tout son Art poétique, aussi éloigné de soupçonner qu’il était « évolutionniste » que saint Augustin se doutait peu d’être cartésien le jour où il rencontrait la fameuse formule : Je pense, donc je suis.

1570. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Le père Monsabré »

Il remue les lèvres, dit son chapelet, baise la petite croix de temps en temps  Un peu plus loin, un petit frère de la Doctrine chrétienne, figure naïve, de bonnes grosses joues, crâne pointu avec le rouleau de cheveux sur la nuque : on voit de ces silhouettes dans les Contes drolatiques illustrés par Gustave Doré  Plus loin encore, un homme sans âge, barbe à tous crins, front haut, serré aux tempes, des yeux brillants, l’air farouche, un de ces masques durs de fanatiques comme on en rencontre aussi dans les réunions anarchistes : avec d’autres pensées, le cerveau est certainement le même  Mais le peuple, où est-il ? […] Le Père est dans le vrai, sauf une phrase qui dépasse certainement sa pensée, car on n’est pas nécessairement une « bête à face humaine » pour être en dehors de la foi catholique. […] Il pourra bien sans doute démontrer par les preuves traditionnelles chaque article de la doctrine, mais pour les fidèles seulement, avec cette pensée que ces arguments ne peuvent convaincre que ceux qui sont persuadés d’avance, sans prétendre foudroyer les incrédules par des raisonnements irréfragables et sans supposer non plus que ces malheureux soient toujours de mauvaise foi ni qu’ils se donnent tous pour des esprits forts : car il y en a qui se donnent de la meilleure grâce du monde pour des esprits faibles, incertains, gouvernés par des forces obscures, incapables d’atteindre l’absolue vérité.      […] La pensée n’a pourtant rien d’extraordinaire : l’orateur aurait pu, je crois, trouver cela tout seul, et on ne dérange pas un saint pour si peu !

1571. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

Les écrivains de ces âges plus ou moins classiques n’écrivaient qu’avec leur pensée, avec la partie supérieure et tout intellectuelle, avec l’essence de leur être. […] La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. […] Il a dit quelque part d’un artiste sculpteur découragé et tombé dans la paresse : « Redevenu artiste in partibus, il avait beaucoup de succès dans les salons, il était consulté par beaucoup d’amateurs ; il passa critique comme tous les impuissants qui mentent à leurs débuts. » Ce dernier trait peut être vrai d’un artiste sculpteur ou peintre qui, au lieu de se mettre à l’œuvre, passe son temps à disserter et à raisonner ; mais, dans l’ordre de la pensée, cette parole de M. de Balzac, qui revient souvent sous la plume de toute une école de jeunes littérateurs, est à la fois (je leur en demande bien pardon) une injustice et une erreur. […] La Bruyère a dit encore qu’il n’y a pour toute pensée qu’une seule expression qui soit la bonne, et qu’il faut la trouver.

1572. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Son père, le plus pacifique, le plus prudent et le moins novateur des hommes, était pourtant attaché, par des affinités de vertu et de mœurs comme de pensée, à cette école qu’on désignait alors sous le nom de Port-Royal, et son fils en devint sous ses yeux comme un élève extérieur et libre, et tout littéraire, au moins par les méthodes qu’on lui fit suivre, et par l’esprit général qui présida à son éducation. […] D’Aguesseau nous offre avec plus de distinction et d’élégance ce qu’a Rollin, un style d’honnête homme, d’homme de bien, et qui, si on ne se laisse pas rebuter par quelque lieu-commun apparent, par quelque lenteur de pensée et de phrase, vous paie à la longue de votre patience par un certain effet moral auquel on n’était pas accoutumé. […] Soumis, résigné et comme délivré, d’Aguesseau jouit en paix de lui-même, il converse avec sa propre pensée et il en disserte au plus avec quelques amis. […] D’Aguesseau était encore de cette race d’hommes qui ne pouvaient avoir une pensée sans en demander la permission et l’expression à quelque ancien.

1573. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre deuxième. La force d’association des idées »

C’est qu’il s’agit ici non plus des termes mêmes de la pensée, mais de leurs relations et successions, choses particulièrement soumises aux lois mécaniques : rien n’est plus voisin de l’automatisme que l’entendement. […] Le cerveau est à l’état de tension et agit toujours dans sa totalité ; chaque pensée particulière suppose une décharge cérébrale qui ne peut se produire sans altérer les tensions de toutes les autres parties et sans amener par cela même une suite indéfinie d’autres décharges dans une direction déterminée75. […] Aussi est-il juste de comparer, avec William James, le mécanisme de la pensée au phénomène électrique qu’on appelle l’aurore boréale, où l’équilibre entre l’électricité terrestre et celle des particules glacées de l’atmosphère est sans cesse rompu et rétabli, où les inductions électriques sont perpétuelles, de manière à produire des irradiations sur des points continuellement changeants : les rayons lumineux qui jaillissent successivement, l’un ici, l’autre là, sont associés entre eux comme le sont nos idées, c’est-à-dire qu’en réalité ils ne se produisent pas l’un l’autre, mais sont produits l’un après l’autre par une cause commune, la tension générale, et par les conditions particulières qui la font se décharger successivement ici et là ; chaque idée est comme une irradiation sur un point particulier, révélant à la fois la tension générale et la décharge particulière du magnétisme intérieur. […] Aussi, des ressemblances les plus extérieures et les plus superficielles, comme celles qui tiennent à de simples coïncidences de temps ou de lieu, la pensée dégage peu à peu des ressemblances plus intimes et plus profondes.

1574. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre III. L’art et la science »

Or, le besoin de lire étant une traînée de poudre, une fois allumé il ne s’arrêtera plus, et, ceci combiné avec la simplification du travail matériel par les machines et l’augmentation du loisir de l’homme, le corps moins fatigué laissant l’intelligence plus libre, de vastes appétits de pensée s’éveilleront dans tous les cerveaux ; l’insatiable soif de connaître et de méditer deviendra de plus en plus la préoccupation humaine ; les lieux bas seront désertés pour les lieux hauts, ascension naturelle de toute intelligence grandissante ; on quittera Faublas et on lira l’Orestie ; là on goûtera au grand, et, une fois qu’on y aura goûté, on ne s’en rassasiera plus ; on dévorera le beau, parce que la délicatesse des esprits augmente en proportion de leur force ; et un jour viendra où, le plein de la civilisation se faisant, ces sommets presque déserts pendant des siècles, et hantés seulement par l’élite, Lucrèce, Dante, Shakespeare, seront couverts d’âmes venant chercher leur nourriture sur les cimes. […] Rien n’éveille et ne prolonge le saisissement du songeur comme ces exfoliations mystérieuses de l’abstraction en réalités dans la double région, l’une exacte, l’autre infinie, de la pensée humaine. […] Le profond mot Nombre est à la base de la pensée de l’homme ; il est, pour notre intelligence, élément ; il signifie harmonie aussi bien que mathématique. […] Les intelligences superficielles, aisément esprits pédants, prennent pour renaissance ou décadence des effets de juxtaposition, des mirages d’optique, des événements de langues, des flux et reflux d’idées, tout le vaste mouvement de création et de pensée d’où résulte l’art universel.

1575. (1897) Préface sur le vers libre (Premiers poèmes) pp. 3-38

Brunetière donnant l’occasion de clarifier quelques notions : « Il faut bien admettre que, ainsi des mœurs et des modes, les formes poétiques se développent et meurent, qu’elles évoluent d’une liberté initiale à un dessèchement, puis à une inutile virtuosité ; et qu’alors elles disparaissent devant l’effort des nouveaux lettrés préoccupés, ceux-ci, d’une pensée plus complexe, par conséquent plus difficile à rendre au moyen de formules d’avance circonscrites et fermées. […] Dans les vers précités, l’unité vraie n’est pas le nombre conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du sens et du rythme sur toute fraction organique du vers et de la pensée. […] par la construction logique de la strophe se constituant d’après les mesures intérieures du vers qui dans cette strophe contient la pensée principale, ou le point essentiel de la pensée.

1576. (1911) Jugements de valeur et jugements de réalité

De même, la pure spéculation, c’est la pensée affranchie de toute fin utilitaire et s’exerçant dans le seul but de s’exercer. […] La pensée distincte a prise sur lui comme sur le reste de l’univers physique ou moral. […] C’est ainsi que la pensée collective métamorphose tout ce qu’elle touche. […] Dans les premiers cas, c’est l’idéal qui sert de symbole à la chose de manière à la rendre assimilable à la pensée.

1577. (1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28

Pour ne parler que de la France, ces productions, généralement nobles et décentes sous Louis XIV, devinrent licencieuses et impies sous la Régence ; ensuite, sauf de glorieuses exceptions qui s’offrent à la pensée de tous, futiles et affectées pendant le long règne de Louis XV, elles semblèrent se régénérer, avec les mœurs publiques et privées, dans les années trop peu nombreuses du règne de son infortuné successeur ; et enfin, nous les avons vues, durant les jours de nos discordes civiles, partager la fortune diverse des partis, et suivre les phases variées du corps social, tantôt abjectes et furibondes, tantôt sublimes et dévouées, ici célébrant les épreuves de la vertu, et là consacrant les triomphes du crime. […] Si l’audace manque pour tenter de si périlleux essais, on se borne à dénaturer tous les caractères de la pensée, à exagérer tous les moyens de la parole. […] La poésie n’est pas seule infectée de tous ces vices de la pensée et du style. […] Quoi que vous écriviez, enfin, respectez cette langue qui a suffi à l’expression de toutes les pensées et de tous les sentiments, et qu’on ne viole jamais que par l’impuissance de la bien employer.

1578. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Édelestand du Méril »

Qui sait (et pour mon compte je le voudrais) si cette Histoire de la Comédie, une des idées de sa jeunesse, quand il n’était pas le philologue qu’il est devenu, ne date pas un retour tardif vers les choses de la pensée et de la vie de la part de cet esprit qui était certainement né pour elles, autant et plus qu’aucun de nous ? […] Mais, qu’il me permette de le lui demander, ces résultats sont-ils ce qu’il attendait, lui, quand, plus jeune et moins savant, il avait l’imagination saisie par un livre dont ridée était pour sa pensée tout à la fois un rêve et une caresse ? […] Assurément, je croirais bien avoir mérité de la littérature, de cette maîtresse de ma pensée, en lui rapportant la tête que voici et que j’estime le plus faite pour elle ! […] Il procède, en écrivant, par traits pressés, entassés comme les faits de son érudition, et tout cela, je le veux bien, peut-être trop chargé, trop compacte, mais c’est, après tout, d’un relief et d’une couleur qui vous entre dans « l’œil de la pensée », comme dit Hamlet, et qui doit y rester.

1579. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Poésies complètes de Théodore de Banville » pp. 69-85

Mais au milieu de ces oublis trop naturels à la jeunesse de tous les temps, ils avaient une pensée, un culte, l’amour de l’art, la curiosité passionnée d’une expression vive, d’un tour neuf, d’une image choisie, d’une rime brillante ; ils voulaient à chacun de leurs cadres un clou d’or : enfants si vous le voulez, mais enfants des muses, et qui ne sacrifièrent jamais à la grâce vulgaire. […] Rendre à la poésie française de la vérité, du naturel, de la familiarité même, et en même temps lui redonner de la consistance de style et de l’éclat ; lui rapprendre à dire bien des choses qu’elle avait oubliées depuis plus d’un siècle, lui en apprendre d’autres qu’on ne lui avait pas dites encore ; lui faire exprimer les troubles de l’âme et les nuances des moindres pensées ; lui faire réfléchir la nature extérieure non seulement par des couleurs et des images, mais quelquefois par un simple et heureux concours de syllabes ; la montrer, dans les fantaisies légères, découpée à plaisir et revêtue des plus sveltes délicatesses ; lui imprimer, dans les vastes sujets, le mouvement et la marche des groupes et des ensembles, faire voguer des trains et des appareils de strophes comme des flottes, ou les enlever dans l’espace comme si elles avaient des ailes ; faire songer dans une ode, et sans trop de désavantage, à la grande musique contemporaine ou à la gothique architecture, — n’était-ce rien ? […] C’est le même rythme dont on a dit : « Ce petit vers masculin de quatre syllabes, qui tombe à la fin de chaque stance, produit à la longue une impression mélancolique ; c’est comme un son de cloche funèbre. » Chez M. de Banville, l’impression de cette mélancolie ne va pas jusqu’au funèbre, et elle s’arrête à la douceur regrettée des pures et premières amours ; elle n’est, en quelque sorte, que le son de la cloche du village natal, et elle va rejoindre dans ma pensée l’écho de la romance de M. de Chateaubriand.

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