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34. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse esthétique »

D’autre part, on ne peut classer les émotions esthétiques sous les différents chefs que l’on applique aux émotions ordinaires, parce que celles-là manquent précisément du caractère sur lequel se basent les classifications rationnelles de celles-ci : le plaisir et la peine5 cq — ou tout au moins ne le possèdent qu’à un degré très faible. […] Cette qualité essentielle des émotions esthétiques, — leur propriété de ne posséder qu’un faible indice de joie et de souffrance, la préférence accordée, de tout temps, à celles qui sont ainsi légèrement tristes, — n’a été aperçue clairement par aucun esthéticien ou psychologue. […] Mais quels que soient ces succès, il sera fort difficile d’obtenir jamais la mesure objective des émotions causées par une œuvre d’art, par la raison que ces émotions, comme les autres, sont subjectives et ne possèdent pas de valeur stable, qui ne varie pas suivant la nature du lecteur, du spectateur, de l’auditeur. […] En littérature même, tous les dehors se réduisent à des formes verbales et à des images, choses sur lesquelles on possède des notions précises. […] Il possède en tout cas une méthode permettant de différencier à priori l’agréable du déplaisant et de construire ainsi d’avance des formes, des associations de sons et de tons rigoureusement harmoniques.

35. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse sociologique »

Pour la peinture, il faut que ceux qui l’aiment possèdent de délicates sensations visuelles correspondant au dedans à une organisation parfaite et à un développement extrême des appareils récepteurs de sensations colorées, dont un beau tableau doit être le résumé harmonieux. En musique, de même, les admirateurs d’une symphonie doivent être capables de ressentir les émotions que celle-ci exprime et posséder en outre cette tendance à percevoir les sentiments dans leur mode auditif, sans laquelle on ne compose pas. […] La loi devra donc être formulée comme suit : une œuvre n’aura d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre et qui peut en être déduite. […] Il est enfin certain que, chez lui, ces facultés, quel que soit leur développement relatif par rapport au reste de ses aptitudes, ne peuvent posséder la force qu’elles ont dans l’esprit de l’auteur, puisque, chez celui-ci seul, elles ont abouti à des manifestations actives. […] Si le groupe attrait est considérable, par la quantité, par la qualité, l’œuvre prend une haute signification sociale, qu’elle ne possède qu’à ce moment-là, qui peut larder longtemps et passer vite.

36. (1890) L’avenir de la science « VIII » p. 200

Et pourtant Vincent de Beauvais ignore l’antiquité, il n’en possède que quelques bribes insignifiantes et détachées, ne formant aucun sens et ne constituant pas un esprit. Pétrarque, au contraire, qui n’a pas encore lu Homère, mais qui en possède un manuscrit en langue originale et l’adore sans le comprendre 74, a deviné l’antiquité ; il en possède l’esprit aussi éminemment qu’aucun savant des siècles qui ont suivi ; il comprend par son âme ce dont la lettre lui échappe ; il s’enthousiasme pour un idéal qu’il ne peut encore que soupçonner. […] Il possédait le corps complet du péripatétisme, c’est-à-dire l’encyclopédie philosophique de l’antiquité ; il y joignait de nombreux documents sur le platonisme et possédait dans les œuvres de Cicéron, de Sénèque, de Macrobe, de Chalcidius et dans les commentaires sur Aristote presque autant de renseignements sur la philosophie ancienne que nous en possédons nous-mêmes.

37. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre III. Éducation de Jésus. »

Le Canon des livres saints se composait de deux parties principales, la Loi, c’est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes, tels que nous les possédons aujourd’hui. […] Jamais peut-être les Juifs n’avaient été plus possédés de la soif du merveilleux. Philon, qui vivait dans un grand centre intellectuel, et qui avait reçu une éducation très complète, ne possède qu’une science chimérique et de mauvais aloi.

38. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIX. Progression croissante d’enthousiasme et d’exaltation. »

Méprisant les saines limites de la nature de l’homme, il voulait qu’on n’existât que pour lui, qu’on n’aimât que lui seul. « Si quelqu’un vient à moi, disait-il, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple 884. » — « Si quelqu’un ne renonce pas à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple 885. » Quelque chose de plus qu’humain et d’étrange se mêlait alors a ses paroles ; c’était comme un feu dévorant la vie à, sa racine, et réduisant tout à un affreux désert. […] Son sang lui paraissait comme l’eau d’un second baptême dont il devait être baigné, et il semblait possédé d’une hâte étrange d’aller au-devant de ce baptême qui seul pouvait étancher sa soif 892. […] Ses ennemis le déclarèrent possédé 899.

39. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXII. Machinations des ennemis de Jésus. »

L’autre côté de la vallée possédait déjà sa parure de somptueux tombeaux. […] L’état de leur conscience était celui des stigmatisées, des convulsionnaires, des possédées de couvent, entraînées par l’influence du monde où elles vivent et par leur propre croyance a des actes feints. […] On supposait que le grand-prêtre possédait un certain don de prophétie ; le mot devint ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein de sens profonds.

40. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Les collectionneurs ne possèdent qu’une lettre de chacun. […] Des copies que nous possédions, nous rencontrions des extraits, publiés d’après les originaux, dans les catalogues de vente de lettres du 3 février et du 14 mai 1845, du 16 avril 1849, du 10 mars 1847, du 2 mars 1854. […] Si, sans aucun doute, du moins un fragment incontestablement de la main de Sophie, — les quatorze pages que je possède, — et où elle recommence trois fois l’histoire de sa naissance et de ses premières années. […] Cela est confirmé par le prospectus du livre qui a seul paru et que je possède également. […] Les lettres que nous annonçons au public sont déjà recommandables, comme on le voit, par le nom des personnages qui les ont écrites, et dont nous possédons les originaux ; mais quand on apprendra qu’elles renferment tout ce qu’il y a de plus instructif à la fois, de plus original et de plus piquant ; quand on saura que la science, la politique, la littérature, y ont leur compte avec de nouveaux aperçus, quand on y verra le vieux philosophe Adanson, l’homme le plus scientifique et le plus profond qui fût jamais, s’enivrer des regards d’une Dervieux, et tourner le fuseau presque à ses pieds ; Noverre, déployer toutes les ressources de l’imagination la plus riche ; Mme Beaumarchais, effacer presque les Ninon et les Sévigné ; et cette brillante Sophie Arnould, parer tour à tour son style de tout ce que l’esprit a de folle gaieté, de tout ce que le cœur a de sentiments les plus exquis, révéler avec cet abandon séduisant toutes les petites indiscrétions du boudoir et nous initier aux mystères de l’alcôve, c’est alors surtout que nos lecteurs nous sauront gré de notre entreprise. 2 vol. in-8, 12 francs.

41. (1874) Premiers lundis. Tome II « Revue littéraire »

Il a voulu concilier et marier le sentiment poétique qu’il possède avec celui des souvenirs légendaires qu’il a recueillis. […] Arthur qui brûle pour Hermance Était renommé troubadour, Il possédait la gai-science Et savait beaux refrains d’amour.

42. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre II. Du sens et de la valeur des mots »

Comment la langue possède-t-elle cette capacité illimitée ? […] Le sentiment du style est précisément le discernement délicat de l’élasticité des mots : il faut posséder, par un don naturel ou une patiente étude, le secret de cette sorte de manipulation chimique, qui, par la combinaison des mots, change la couleur, le parfum, le son, la nature même de chacun d’eux et peut obtenir un tout, homogène et simple en apparence, où les éléments associés n’ont souvent gardé aucune de leurs propriétés individuelles.

43. (1927) Approximations. Deuxième série

Méprises-tu ce cloître, et ce préau et ces fresques écaillées, de ce que tes yeux ne les ont pas seuls possédés ? […] La finesse de la vision, — si avant toutes choses un critique d’art ne possède pas cette qualité, il est bien inutile qu’il se mêle d’écrire. […] Cette agilité, je ne crois pas que puisse la méconnaître quiconque possède la seule qualité que Proust exige pour être suivi : le souffle. […] Elle est possédée par la pensée du péché ; elle s’accuse profondément ; elle prie afin d’être pardonnée. […] Nous le possédons aujourd’hui — savant, complexe, d’une analyse partout traversée de tendresse ; c’est dire que nous le tenons de dignes mains.

44. (1890) Derniers essais de littérature et d’esthétique

Ce domaine, ce motif, ils ne le possèdent point. […] Car l’Australie possède un de ces climats délicieux qui engagent au repos en plein air. […] Il possède l’attrait d’une merveilleuse personnalité. […] Morris possède cette excellence. […] Swinburne possède, que cette forme soit très légitime ou non.

45. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIe entretien. L’Imitation de Jésus-Christ » pp. 97-176

Quand tu posséderais tous les biens créés, tu ne pourrais être heureuse ni satisfaite ; mais c’est dans la possession seule de Dieu, le créateur de toute chose, que consiste ton bonheur et ta félicité. […] que les humbles possèdent la véritable joie ! […] Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne. […] S’il est quelque joie dans le monde, le cœur pur la possède. […] Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu’au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.

46. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — II » pp. 76-92

C’est à Fénelon qu’il en faut venir pour posséder l’esprit familier et adouci d’Homère, tout ce qui pouvait alors se naturaliser de lui en France et y être à l’usage de chacun dans une prose suave et persuasive. […] Ronsard y raconte à l’un de ses amis, Pierre Lescot, l’un des architectes du Louvre, comment dès son enfance il résistait à son père qui lui disait de renoncer à la poésie, et comment déjà le démon du rêve et de la fantaisie le transportait ; je crois bien qu’en la mettant à l’âge de douze ans, alter ab undecimo…, il antidate un peu sa jeune manie, pour la mieux peindre ; mais il exprime cela en jeune homme qui n’a pas cessé d’en être possédé au moment où il en parlef : Je n’avois pas douze ans, qu’au profond des vallées, Dans les hautes forêts des hommes reculées, Dans les antres secrets, de frayeur tout couverts, Sans avoir soin de rien je composois des vers. […] Ce n’est pas, à cette heure, que je ne lui trouve bien des défauts hors de ce feu et de cet air poétique qu’il possédait naturellement, car on peut dire qu’il était sans art et qu’il n’en connaissait point d’autre que celui qu’il s’était formé lui-même dans la lecture des poètes grecs et latins, comme on le peut voir dans le traité qu’il en a fait à la tête de sa Franciade. […] [1re éd.] mais il exprime cela en homme qui n’a pas cessé d’en être possédé au moment où il en parle g.

47. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Halévy, secrétaire perpétuel. »

Vitet, qui est depuis plus de trente ans une sorte de secrétaire perpétuel extérieur, le plus brillant et le plus fin, mais à ses heures et à ses moments, se dit : « Pourquoi nous conduire toujours comme une Académie muette et dépendante, nous qui possédons par excellence toutes les autres formes sensibles de l’expression ? […] « Il possédait l’instinct des langues. […] Cet aimable esprit, si curieux, si vacant, quoique possédé par un art spécial, et comme toujours aux regrets, nourrissait une tristesse intime, une plaie cachée. […] Le portrait d’un parfait secrétaire de l’Académie des Beaux-Arts, tel que je le conçois, serait à peu près celui-ci : Avoir une parole grave et agréable, sévère et ornée, même gracieuse : les beaux-arts ne se séparent jamais des grâces ; — être l’homme d’un art peut-être, mais surtout et plus encore de tous les arts ; être visité et non possédé par tous les génies : Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme !

48. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Qu’est-ce qu’un classique ? » pp. 38-55

Chez eux on appelait proprement classici, non tous les citoyens des diverses classes, mais ceux de la première seulement, et qui possédaient au moins un revenu d’un certain chiffre déterminé. Tous ceux qui possédaient un revenu inférieur étaient désignés par la dénomination infra classem, au-dessous de la classe par excellence. […] L’Italie moderne avait ses classiques, et l’Espagne avait tout droit de croire qu’elle aussi possédait les siens, quand la France se cherchait encore. […] La meilleure définition est l’exemple : depuis que la France posséda son siècle de Louis XIV et qu’elle put le considérer un peu à distance, elle sut ce que c’était qu’être classique, mieux que par tous les raisonnements.

49. (1868) Curiosités esthétiques « II. Salon de 1846 » pp. 77-198

Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. […] Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche. […] Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l’antithèse, toutes les tricheries de l’apposition. […] Hédouin est certainement un peintre de mérite, qui possède une touche ferme et qui entend la couleur ; il parviendra sans doute à se constituer une originalité particulière. […] Michel-Ange, qui est à un certain point de vue l’inventeur de l’idéal chez les modernes, seul a possédé au suprême degré l’imagination du dessin sans être coloriste.

50. (1920) Enquête : Pourquoi aucun des grands poètes de langue française n’est-il du Midi ? (Les Marges)

Cela, à seule fin de prouver que la race méridionale possède un fonds de poésie aussi riche que les autres. […] Il faut, pour arriver à en faire un instrument lyrique, un travail constant, une science que l’on ne possède jamais assez. […] Mais, pour qu’un tel génie éclose, il faut que, qui le possède, possède aussi, entre autres qualités essentielles, le sens de la mesure et le souci de la perfection. […] Je suis forcé de vous envoyer un aveu d’incompétence et d’ignorance : comme a dit le poète : Je n’ sais pas, je n’ sais rien Je n’ sais rien, crénom d’un chien… Albert Erlande Je ne possède pas l’érudition nécessaire pour apprécier, comme elle m’en semble digne, la loi formulée par M.  […] À cette heure, tous les Méridionaux parlent le français alors que la bourgeoisie seulement, chez les Flamands, possède notre langue.

51. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XI. Le royaume de Dieu conçu comme l’événement des pauvres. »

Chacune des pierres, chacune des briques qui les composent est un péché 513. » Le nom de « pauvre » (ébion) était devenu synonyme de « saint », d’« ami de Dieu. » C’était le nom que les disciples galiléens de Jésus aimaient à se donner ; ce fut longtemps le nom des chrétiens judaïsants de la Batanée et du Hauran (Nazaréens, Hébreux), restés fidèles à la langue comme aux enseignements primitifs de Jésus, et qui se vantaient de posséder parmi eux les descendants de sa famille 514. […] Transporté dans le large milieu de la société humaine, le christianisme devait un jour très facilement consentir à posséder des riches dans son sein, de même que le bouddhisme, exclusivement monacal à son origine, en vint très vite, dès que les conversions se multiplièrent, à admettre des laïques. […] Ne rien posséder fut le véritable état évangélique ; la mendicité devint une vertu, un état saint.

52. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — I » pp. 298-315

Il montre quel a été le bonheur de Henri IV, jusque dans ses traverses, puisqu’il en était si valeureusement sorti : Depuis son avènement au royaume (1589), il a employé huit années à le remettre à son obéissance ; lesquelles, quoique pénibles, ont été les plus heureuses de sa vie : car, augmentant sa réputation, il augmentait son État : le vrai heur d’un prince magnanime ne consiste pas à posséder longuement un grand empire qui ne lui serve qu’à se plonger dans les voluptés, mais bien à d’un petit en faire un grand, et à contenter, non son corps, mais son courage. […] On voit quel rôle jouait en ce temps-là l’envie, « ce vice lâche en soi, et néanmoins assez connu parmi les hommes », qui fait que « souvent on se fâche plus du bien et des honneurs que le compagnon possède que de ce qu’on n’en jouit pas soi-même », vice d’autrefois et qui semble presque supprimé aujourd’hui, tant nos beaux esprits et nos éloquents parleurs se sont fait une loi et une habitude (à laquelle ils ont peut-être fini par croire) de complimenter à outrance, d’encenser en plein nez la nature humaine. […] Vous êtes haï universellement, pour ce que vous possédez seul ce qu’un chacun désire. […] » Car, de même, continue Plutarque, que la poésie d’Antimaque et les peintures de Denys, ces deux enfants de Colophon, avec tout le nerf et la vigueur qu’elles possèdent, donnent l’idée de quelque chose de forcé et de peiné, tandis qu’aux tableaux de Nicomaque et aux vers d’Homère, sans parler des autres mérites de puissance et de grâce, il y a, en outre, je ne sais quel air d’avoir été faits aisément et coulamment : c’est ainsi qu’auprès de la carrière militaire d’Épaminondas et celle d’Agésilas, qui furent pleines de labeur et de luttes ardues, celle de Timoléon, si on la met en regard, ayant, indépendamment du beau, bien du facile, paraît à ceux qui en jugent sainement l’œuvre non pas de la fortune, mais de la vertu heureuse.

53. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré. » pp. 44-62

Et puis, ce n’est pas tout de les approcher ; si l’on veut encore les présenter et les faire agréer aux autres, à quel degré de familiarité ne faut-il pas les posséder ? […] Son neveu possédait de lui jusqu’à cent soixante registres de morceaux de choix, écrits, dit-il, d’une écriture très fine, et même sur le verso. […] Pline appartient à cette classe d’esprits élevés et éclairés, tels que l’ancienne civilisation en possédait un assez grand nombre avant le christianisme, qui ne séparent point l’idée de Dieu de celle de l’univers, qui ne croient pas qu’elle en soit distincte, et qui, dans le détail de la vie et l’usage de la société, condescendent d’ailleurs aux idées reçues et aux préjugés utiles : « Il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des choses humaines… La religion, répète-t-il en plus d’un endroit, est la base de la vie. » Mais ce n’est qu’une religion toute politique comme l’entendaient les Romains. […] De même, il est tenté d’attribuer à une certaine force infuse dans la nature, à une sorte d’ivresse divine qui la possède par moments, les irrégularités, les productions bizarres, les merveilles capricieuses qu’il ne saurait rapporter à des lois.

54. (1912) Le vers libre pp. 5-41

Tandis que le vers classique ou romantique n’existe qu’à la condition d’être suivi d’un second vers, ou d’y correspondre à brève distance, ce vers pris comme exemple possède son existence propre et intérieure. […] Cette poétique possède sa valeur et la conserve en tant que cas particulier de la nouvelle comme celle-ci est destinée à n’être plus tard qu’un cas particulier d’une poétique plus générale ; l’ancienne poésie différait de la prose par une certaine ordonnance ; la nouvelle voudrait s’en différencier par la musique, il se peut très bien qu’en une poésie libre on trouve des alexandrins et des strophes en alexandrins, mais alors ils sont en leur place sans exclusion de rythmes plus complexes… » Nous avons bien en français un accent tonique ; mais il est faible et cela tient à l’amalgame que fit Paris des prononciations excessives et différentes des provinces, les usant pour en constituer une langue modérée, calme, juste milieu, quant au retentissement des consonnes et au chant des voyelles, neutre de préférence à bariolée. […] Cet accent semblable chez tout le monde, en ce sens que chaque passion, chez tous, produit à peu près le même phénomène, accélération ou ralentissement, semblable au moins en son essence, cet accent est communiqué aux mots, par le sentiment qui agite le causeur ou le poète, uniquement, sans souci d’accent tonique ou de n’importe quelle valeur fixe qu’ils possédaient en eux-mêmes. […] Il est vrai que Banville possédait une façon féerique et charmante de dire les choses, qui enlève de la rigueur à ses axiomes, surtout quand il les formule si nets et si courts ; quand il est certain d’avoir enclos une loi scientifique dans la brièveté d’un verset de décalogue, c’est le plus souvent un trait heureux qu’il nous a donné.

55. (1912) L’art de lire « Chapitre VIII. Les ennemis de la lecture »

Chacun de ces états possède une optique contraire à l’autre. […] En quittant Pococurante, Candide dit à Martin : « Voilà le plus heureux de tous les hommes ; car il est au-dessus de tout ce qu’il possède. — Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède ? […] » Assurément c’est cela, tandis que, pour ce qui est de rire, on s’y laisse aller plus facilement parce qu’on est moins dupe et l’on fait moins figure de dupe en riant qu’en pleurant, le rire vous laissant toute liberté d’esprit et les pleurs marquant qu’on l’a perdue, et qu’on est pénétré jusqu’au fond et possédé par le sujet et par l’auteur.

56. (1895) De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines pp. 5-143

A côté de l’intelligence, nous possédons un ensemble de facultés que l’on groupe sous le nom d’activité. […] Il est vrai qu’à côté des lois de conservation, nous possédons des lois de changement, telles que le principe de Clausius. […] La mécanique, ou science du mouvement, possède cette forme relativement parfaite. […] Il faut que l’on possède des preuves satisfaisantes de la non-intervention du libre arbitre dans la production des phénomènes. Ces preuves, il est vrai, on croit les posséder.

57. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — XVIII. La bague aux souhaits »

La bague aux souhaits (Peuhl) Au pays de Sahel, il y avait un chasseur maure, nommé Ahmed, qui possédait pour tout bien un chien et un chat. […] Tu passeras de nouveau la bague à ton doigt et, le lendemain matin, tu verras que tu possèdes déjà ce que tu auras demandé à Dieu. » Le Maure rentre dans son village.

58. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

N’oublions jamais que Rome était déjà arrivée, par son énergie et son habileté, au pouvoir politique le plus étendu et à la maturité d’un grand État, après la seconde guerre punique, sans posséder encore rien qui ressemblât à une littérature proprement dite digne de ce nom ; il lui fallut conquérir la Grèce pour être prise, en la personne de ses généraux et de ses chefs illustres, pour être touchée de ce beau feu qui devait doubler et perpétuer sa gloire. […] Messieurs, c’est d’abord de la posséder tout entière, de ne pas la concentrer et resserrer, sur quelques points trop rapprochés, de ne pas l’exagérer ici pour la méconnaître là. […] C’est l’inconvénient de ceux qui ne possèdent qu’une langue, une littérature. […] Grâce à cette divulgation de pièces diplomatiques, ce que quelques érudits seuls possédaient autrefois, ce qui était le domaine propre d’un Foncemagne, d’un père Griffet, a été mis à la disposition de tous. […] La meilleure manière, non seulement de sentir, mais de faire valoir les belles œuvres, c’est de ne point avoir de parti pris, de se laisser faire chaque fois en les lisant, en en parlant ; d’oublier s’il se peut, qu’on les possède de longue main, et de recommencer avec elles comme si on ne les connaissait que d’aujourd’hui.

59. (1890) L’avenir de la science « XXII » pp. 441-461

C’est là la planche de salut qui sauvera le siècle du scepticisme : on admet la certitude scientifique ; on trouve seulement que l’on possède cette certitude sur trop peu de sujets. […] Nous croyons à la vérité, bien que nous ne prétendions pas posséder la vérité absolue. […] Nous aspirons à cette haute impartialité philosophique qui ne s’attache exclusivement à aucun parti, non parce qu’elle leur est indifférente, mais parce qu’elle voit dans chacun d’eux une part de vérité à côté d’une part d’erreur ; qui n’a pour personne ni exclusion ni haine, parce qu’elle voit la nécessité de tous ces groupements divers et le droit qu’a chacun d’eux, en vertu de la vérité qu’il possède, de faire son apparition dans le monde. […] Comme tous les enfants du siècle, j’ai eu mes accès de scepticisme ; autant que Sténio j’ai aimé Lélia ; mais par la critique j’ai touché la terre, et, lors même que telle croyance ne paraît pas aussi scientifique qu’on pourrait le désirer, je dis encore sans hésiter : il y a là du vrai, bien que je ne possède pas la formule pour l’extraire. […] Les médecins ont un nom pour désigner ceux qui croient posséder le don des langues, de prédication, de prophétie.

60. (1856) Les lettres et l’homme de lettres au XIXe siècle pp. -30

Entre un clergé qui possède les âmes et une féodalité ignorante et guerrière, il n’y a point de place pour une classe de lettrés distincte et indépendante. […] Comme l’Église au moyen âge, ils possèdent les âmes : que peuvent-ils désirer de plus ? […] Il possède toutes les idées justes, tous les sentiments honnêtes, mais il a en même temps toutes les erreurs et tous les défauts. […] Admettons qu’un homme de lettres possède ces deux facultés si diverses : du moins ne pourra-t-il les appliquer à la fois. […] Cette église est pacifique et tolérante, comme la vérité qu’elle possède et recherche.

61. (1896) Les origines du romantisme : étude critique sur la période révolutionnaire pp. 577-607

Mais Rolla possédait « trois bourses d’or » ; pendant trois années il vécut en débauché vulgaire et « la meule de pressoir de l’abrutissement » le broya. […] Les deux romans de Chateaubriand, Atala et René, possèdent l’inestimable mérite de renfermer, sous un petit volume et dans une forme littéraire, les principales caractéristiques du moment psychologique, disséminées dans d’innombrables et aujourd’hui illisibles productions, qui naissaient pour mourir le lendemain. […] On ne peut s’expliquer l’exagération du style figuré de Chateaubriand, qui choquait les puristes, si l’on ne possède une idée de la langue courante des journaux et de la tribune13. […] Le cerveau de l’artiste de génie n’est pas, selon l’expression de Hugo, « le trépied de Dieu », mais le creuset magique où s’entassent pêle-mêle les faits, les sensations et les opinions du présent et les souvenirs du passé : là, ces éléments hétérogènes se rencontrent, se confondent, se fusionnent et se combinent pour en sortir œuvre parlée, écrite, peinte, sculptée ou chantée ; et l’œuvre née de cette fermentation cérébrale est plus riche en vertus que les éléments qui concourent à sa formation : c’est ainsi qu’un alliage possède d’autres propriétés que les métaux qui entrent dans sa composition. […] Sainte-Beuve possédait l’exemplaire annoté de la main de l’auteur ; comme il manque mille occasions d’exercer sa malice habituelle, en exposant les faiblesses du héros, il est à présumer qu’il l’avait lu très inattentivement.

62. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

Il possède de multiples atavismes. […] Pour une coquetterie mentale, ou pour posséder des mots d’auteur, les voyez-vous abdiquer leur beauté et leur rôle nécessaire. […] Chacun possède toujours une tare héréditaire. […] Il mène chaque âme parmi les lieux de son destin et il lui révèle d’angéliques trésors. » — « Tous les hommes ne possèdent point d’âme. […] Nos mains s’étreignent, voilà des mouvements irréfléchis et d’une coutumière banalité, ils possèdent cependant la superbe signification des alliances héroïques.

63. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXVI. Jésus au tombeau. »

À vrai dire, la meilleure garantie que possède l’historien sur un point de cette nature, c’est la haine soupçonneuse des ennemis de Jésus. […] Elle avait été possédée de sept démons (Marc, XVI, 9 ; Luc, VIII, 2).

64. (1865) Introduction à l’étude de la médecine expérimentale

Celle-ci, en effet, si on la possédait sur un point quelconque, on l’aurait partout ; car l’absolu ne laisse rien en dehors de lui. […] Il faudrait, en effet, qu’il eût créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolues. […] Plus on est instruit, plus on possède de connaissances antérieures, mieux on aura l’esprit disposé pour faire des découvertes grandes et fécondes. […] D’où il résulte que leurs successeurs auront des connaissances scientifiques acquises plus nombreuses que celles que ces grands hommes possédaient de leur temps. […] Souvent même les hommes médiocres sont ceux qui possèdent le plus de connaissances acquises.

65. (1898) Émile Zola devant les jeunes (articles de La Plume) pp. 106-203

Seuls, des adolescents et des parias sont capables de posséder les dons charmants du néophyte. […] Ils possèdent la religion du travail et l’amour de la santé. […] Je ne connais que lui qui possède à ce degré la passion de la symétrie. […] Aussi leur œuvre ne possède-t-elle aucune vertu morale, est-elle toute d’apparat et de superficie. […] Il sait que le mouvement des races se dessine déjà en principe dans les tendances que possède l’amibe primitive à se mouvoir vers la lumière.

66. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

» — « Assurément. » — « Il possède le technique du vers ?  […] William Cowper est loin d’être parfait sans doute, et il a, lui aussi, ses excès, ses défauts ; il a ses parties pénibles et austères à côté de ses peintures les plus neuves et les plus riantes ; il semble déchiffrer parfois, en contemplant la nature, ce que d’autres après lui y liront avec plus d’ampleur et de facilité : mais ce qu’il possède incontestablement, sans parler de son style réel et hardi dans sa simplicité, c’est le fond même de la poésie qui lui est propre ; il en occupe toutes les sources pures émanées d’Éden, et il pratique tous les sentiers qui peuvent y ramener. […] Car tous, attachés qu’ils sont aux affaires et enchaînés à la rame qu’il est donné à si peu de pouvoir quitter, tous, quand déjà le flot de la vie sensiblement se retire et baisse, aspirent à quelque abri aux champs, sous les ombrages, là où, mettant de côté les longues anxiétés, ou ne s’en ressouvenant plus que pour ajouter un embellissement et comme un sourire à ce qui était doux déjà, ils puissent posséder enfin les jouissances qu’ils entrevoient, passer les années du déclin au sein de la quiétude, réparer le restant de leurs jours perdus, et, après avoir vécu dans la bagatelle, mourir en hommes. […] [NdA] J’emprunte pour ce morceau la traduction fidèle et sentie d’un jeune écrivain qui possède également bien les deux langues, M. 

67. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Elle s’ennuie ; elle se juge, et plus sévèrement qu’on ne le lui demande ; elle se défie des autres et surtout d’elle-même ; elle ne croit pas possible qu’on l’aime véritablement, elle admet tout au plus qu’on la supporte : « Je ne puis que vous être à charge, répète-t-elle sans cesse à Mme de Choiseul, qui voudrait la posséder à Chanteloup ; je ne puis contribuer au plaisir, à l’amusement ; je ne devrai qu’à vos vertus, tranchons le mot, à votre compassion, de me souffrir auprès de vous !  […] L’attitude de Mme de Choiseul était d’accord avec la vérité : elle resta bien sincèrement, bien tendrement éprise de l’homme dont elle était glorieuse, dont elle disait que ce n’était pas seulement le meilleur des hommes, que « c’était le plus grand que le siècle eût produit », et de qui elle écrivait un jour avec une ingénuité charmante : « Il me semble qu’il commence à n’être plus honteux de moi, et c’est déjà un grand point de ne plus blesser l’amour-propre des gens dont on veut être aimé. » Elle eut fort à s’applaudir de l’exil de Chanteloup et fut seule peut-être à en savourer pleinement les brillantes douceurs ; elle y voyait surtout le moyen de garder plus près d’elle l’objet de son culte, et, sinon de le reconquérir tout entier, du moins de le posséder, de le tenir sous sa main, de ne le plus perdre de vue un seul jour. […] Je connais si bien le prix de ce que je possède, que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre. […] On l’invite à venir à Chanteloup ; on l’assure du plaisir qu’elle y fera, du bonheur qu’on aura à la posséder : elle n’ose y croire, elle manque de foi dans l’amitié comme dans le reste.

68. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XI. L’antinomie sociologique » pp. 223-252

Ceux qui sont animés de cet esprit ont une prédilection pour certains objets et pour certaines qualités que possèdent ou sont censés posséder les membres du groupe, et ils s’entendent par un pacte tacite pour accroître et au besoin pour surestimer dans le monde, avec l’importance de ces qualités, l’importance de celui qui les possède. Qui, parmi ceux du groupe, n’accepte pas cette solidarité, qui n’attache pas l’importance qu’il faut aux qualités ou caractères possédés en commun est tenu pour félon et exposé à l’hostilité de tous les autres. — Et ici encore certes, il faut faire la part de l’illusion sincère : mais aussi celle du mensonge de groupe est évidente.

69. (1897) Préface sur le vers libre (Premiers poèmes) pp. 3-38

On obtient par assonances et allitérations des vers comme celui-ci : Des mirages | de leur visage | garde | le lac | de mes yeux Tandis que le vers classique ou romantique n’existe qu’à la condition d’être suivi d’un second vers, ou d’y correspondre à brève distance, ce vers pris comme exemple possède son existence propre et intérieure. […] Cette poétique possède sa valeur et la conserve en tant que cas particulier, de la nouvelle comme celle-ci est destinée à n’être plus tard qu’un cas particulier d’une poétique plus générale ; l’ancienne poésie différait de la prose par une certaine ordonnance ; la nouvelle voudrait s’en différencier par la musique, il se peut très bien qu’en une poésie libre on trouve des alexandrins et des strophes en alexandrins, mais alors ils sont en leur place sans exclusion de rythmes plus complexes… » IV Qu’ajouterai-je à ce trop bref et ancien exposé ? […] Cet accent semblable chez tout le monde, en ce sens que chaque passion, chez tous, produit à peu près le même phénomène, accélération ou ralentissement, semblable au moins en son essence, cet accent est communiqué aux mots, par le sentiment qui agite le causeur ou le poète, uniquement, sans souci d’accent tonique ou de n’importe quelle valeur fixe qu’ils possédaient en eux-mêmes. […] Il est vrai que Banville possédait une façon féerique et charmante de dire les choses, qui enlève de la rigueur à ses axiomes, surtout quand il les formule si net et si court ; quand il est certain d’avoir enclos une loi scientifique dans la brièveté d’un verset de décalogue, c’est le plus souvent un trait heureux qu’il nous a donné.

70. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre II. La mesure du temps. »

Les personnes qui croient posséder cette intuition sont dupes d’une illusion. […] En écrivant cette lettre, j’en ai possédé l’image visuelle, et mon ami a possédé à son tour cette même image en lisant la lettre.

71. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre IV. Cause immédiate d’une œuvre littéraire. L’auteur. Moyens de le connaître » pp. 57-67

Quand on est parvenu à former plusieurs chaînes du même genre, on possède, si je puis risquer cette image, le squelette d’une âme. […] Il s’ensuivrait que Racine, s’il eût vécu au moyen âge, aurait quand même écrit Andromaque et Phèdre telles que nous les possédons. […] On cherche à savoir, au moyen de procédés ingénieux, de tests, comme on dit en langage technique, quelle est chez lui l’association habituelle des idées, quelle mémoire il a des couleurs, des sons, des mots, des phrases, des pensées ; comment il apprécie la distance, la durée, les dimensions des objets, à quel degré il possède l’adresse des mouvements, la facilité de la parole, etc.

72. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre II. De la métaphysique poétique » pp. 108-124

Toutes les nations païennes crurent posséder cette langue dans la divination, laquelle fut appelée par les Grecs théologie, c’est-à-dire, science du langage des dieux. […] Toute nation païenne eut une sibylle qui possédait cette science ; on en a compté jusqu’à douze. […] Et pour en commencer l’énumération, Jupiter fut le ciel chez les Chaldéens, en ce sens qu’ils croyaient recevoir de lui la connaissance de l’avenir par l’observation des aspects divers et des mouvements des étoiles, et on nomma astronomie et astrologie la science des lois qu’observent les astres, et celle de leur langage ; la dernière fut prise dans le sens d’astrologie judiciaire, et dans les lois romaines Chaldéen veut dire astrologue. — Chez les Perses, Jupiter fut le ciel, qui faisait connaître aux hommes les choses cachées ; ceux qui possédaient cette science s’appelaient Mages, et tenaient dans leurs rites une verge qui répond au bâton augural des Romains.

73. (1861) Questions d’art et de morale pp. 1-449

L’automate le plus parfait possède en réalité moins de vie qu’une statue de marbre ; aux yeux de la foule il est animé. […] Ballanche possède cette double vue historique au plus remarquable degré. […] C’est l’ère des lois écrites en dehors de la parole traditionnelle, c’est aussi l’âge où l’intelligence peut posséder la lettre des choses sans en posséder l’esprit. […] Que la parole soit d’invention humaine ou de révélation divine, l’homme n’a possédé les autres arts qu’après avoir acquis la parole ; il a réglé tous les autres arts d’après ce qu’il possédait de la parole. […] La nature, outre sa forme tangible, possède la vie et représente l’idée.

74. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VI. De l’envie et de la vengeance. »

Il y a tant de maux sur la terre, cependant, qu’il semblerait que tout ce qui arrive dans le monde, doit être une jouissance pour l’envie ; mais elle est si difficile en malheurs, que s’il reste de la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille infortunes, une qualité parmi des torts ; si le souvenir de la prospérité relève dans la misère, l’envieux souffre et déteste encore : il démêle, pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède ; il faudrait, pour qu’il cessât de s’agiter, qu’il crut tout ce qui existe inférieur à sa fortune, à ses talents, à son bonheur même ; et il a la conscience, au contraire, que nul tourment ne peut égaler l’impression aride et desséchante, que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin, l’envie prend sa source dans ce terrible sentiment de l’homme qui lui rend odieux le spectacle du bonheur qu’il ne possède pas, et lui ferait préférer l’égalité de l’enfer aux gradations dans le paradis.

75. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le voltairianisme contemporain »

Positivement, il les possède. Or, s’il les possède, ce n’est plus Roi qu’il faut l’appeler : qui dit Roi des Esprits dit Dieu même ; et alors on peut demander pourquoi donc ce Dieu des Esprits souille encore de ses restes une église chrétienne, et pourquoi ses adeptes et ses disciples, en cotisant leurs admirations et leurs œuvres, ne lui élèvent pas un monument ?

76. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « Introduction »

J’entends lui restituer ici son sens véritable, le seul qu’il puisse, à vrai dire, posséder : c’est l’esprit qui tend à faire triompher une nouvelle conception du monde dans l’humanité occidentale. […] Le monde ancien — je ne dis pas le monde antique — possédait une conception de l’univers dont il s’est nourri pendant des siècles.

77. (1868) Curiosités esthétiques « V. Salon de 1859 » pp. 245-358

Une exposition qui possède de nombreux ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne peut pas être maussade ; mais, par un examen général, je vis qu’il était dans le vrai. […] Plus on possède d’imagination, mieux il faut posséder le métier pour accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter les difficultés qu’elle recherche avidement. Et mieux on possède son métier, moins il faut s’en prévaloir et le montrer, pour laisser l’imagination briller de tout son éclat. Voilà ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit encore : Celui qui ne possède que de l’habileté est une bête, et l’imagination qui veut s’en passer est une folle. […] Comme les maîtres qu’il affectionne, il possède l’énergie et l’esprit.

78. (1885) L’Art romantique

Villot possède une quantité considérable d’excellents dessins de cette plume féconde. […] Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-là. […] Déjà la forme l’obsédait et le possédait. […] Cadart possède encore quelques-unes des anciennes. […] » Ceux de mes amis qui possédaient un piano furent plus d’une fois mes martyrs.

79. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIIe entretien. Cicéron (2e partie) » pp. 161-256

Scipion, Pompée, Lucullus, Sylla, César, Cicéron, Brutus, Caton et plus tard Horace possédaient partout des villas où ils se retiraient du bruit de Rome. […] Tout homme s’attache à ce qu’il possède : cependant cette portion de mes biens que j’ai recouvrée m’est plus chère que ne l’était ma fortune quand je la possédais tout entière. […] Mais, de même que la santé a plus de charmes après une maladie longue et cruelle, de même aussi tous ces biens, quand la jouissance en a été interrompue, ont plus d’agrément et de douceur que si l’on n’avait jamais cessé de les posséder. […] Il n’en est point de la reconnaissance comme de l’acquittement d’une dette : l’homme qui retient l’argent qu’il doit ne s’est pas acquitté ; s’il le rend, il ne le possède plus ; mais celui qui a témoigné sa reconnaissance conserve encore le souvenir du bienfait, et ce souvenir lui-même est un nouveau payement. […] Au nombre de ces ruines est un ouvrage didactique, intitulé les Académiques ; on n’en possède que des fragments.

80. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre deuxième. Le génie, comme puissance de sociabilité et création d’un nouveau milieu social »

Avec les capacités modérées que je possède ; il est vraiment surprenant que j’aie pu influencer à un degré considérable l’opinion des savants sur quelques points importants. » A ces diverses qualités, il faut en ajouter une dont Darwin ne parle pas et dont ses biographes font mention : la faculté de l’enthousiasme, qui lui faisait aimer tout ce qu’il observait, aimer la plante, aimer l’insecte, depuis la forme de ses pattes jusqu’à celle de ses ailes, grandir ainsi le menu détail ou l’être infime par une admiration toujours prête à se répandre. […] On ne donne après tout la vie qu’en empruntant à son propre fonds ; l’artiste doué d’imagination puissante doit donc posséder une vie assez intense pour animer tour à tour chacun des personnages qu’il crée, sans qu’aucun d’eux soit une simple reproduction, une copie de lui-même. […] S’il n’y parvient pas, si le milieu social est à la fois extrêmement homogène et hostile, c’est-à-dire si presque tous ses compatriotes ont des sentiments hostiles aux siens, il devra sans doute se plier ou se résigner à mener une vie de mépris. « A cette période de l’histoire, il faudra nécessairement posséder un invincible génie pour n’être pas assimilé32. » Mais M.  […] Pour éprouver un sentiment à propos d’une lecture, il faut déjà le posséder ; or, la possession de ce sentiment n’est point une chose isolée et fortuite : il existe une loi de dépendance des facultés morales, aussi précise que la loi de dépendance des parties anatomiques ; la constatation d’un sentiment chez une personne, un groupe de personnes, une nation, à un certain moment, est donc une donnée importante pour établir la psychologie de ces hommes ou de cette nation à ce moment. […] Hennequin : « Une œuvre n’aura d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre, et qui peut en être déduite. » Personne, par exemple, n’admet une si cette description description ne lui paraît pas correspondre à la vérité, mais cette vérité est variable, elle est une idée ; elle ne résulte pas de l’expérience exacte, mais de la conception froide ou passionnée, vraie ou illusoire, que l’on se fait des choses et des gens34.

81. (1897) Un peintre écrivain : Fromentin pp. 1-37

Celui qui possède ce don de joie et de souffrance en est presque victime. […] Les gens qui possèdent ce don de la vue sont de plus en plus nombreux. […] Je dis seulement que l’auteur d’une œuvre d’imagination destinée à émouvoir doit posséder cette faculté mystérieuse de s’extérioriser, de vivre dans ses personnages imaginaires, d’être eux-mêmes jusqu’à souffrir de leurs maux inventés, de les faire penser, agir, parler, comme si, vraiment, plusieurs âmes de plus étaient descendues parmi nous. […] Fromentin possède une science des valeurs comparées qui lui fait choisir le substantif raisonnable, l’épithète ordinaire, plutôt grise et, comme disait Sainte-Beuve, « l’expression fine et légère, pas trop marquée, caractéristique pourtant ». […] En tout cas, il est permis de soutenir que le génie créateur y est incomplet, et que quelque chose manque à ce livre pour prendre place au premier rang, soit dans la littérature de mémoires, parce que nous n’avons là qu’un épisode d’une vie, soit dans la littérature de roman, parce que les grandes œuvres d’imagination possèdent plus d’énergie vitale, plus de force créatrice, et animent, sinon des foules, du moins des groupes entiers de personnages sortis de la pensée humaine.

82. (1890) L’avenir de la science « XIII »

Ils croient pouvoir combiner à leur façon les notions éparses et incomplètes qu’ils possèdent et multiplient ainsi l’inexactitude, qui, au bout de trois ou quatre siècles, devint telle que, quand au XIVe siècle la véritable antiquité grecque commença d’être immédiatement connue, il sembla que ce fût la révélation d’un autre monde. […] Quand on est certain que les matériaux que l’on possède sont les seuls qui existent, tout incomplets qu’ils sont, on peut se permettre ces marqueteries ingénieuses où sont groupées toutes les paillettes dont on dispose, à condition toutefois que l’on fasse des réserves et que l’on se reconnaisse incapable de déterminer les relations mutuelles des parties, les proportions de l’ensemble. […] La langue sanscrite, de même, ne sera parfaitement possédée que quand de patients philologues en auront monographié toutes les parties et tous les procédés. […] Il ne s’agit pas encore de disserter sur une littérature dont on ne possède pas tous les éléments.

83. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

Coupeau, gouailleur, bon enfant les yeux gais et le nez camus, un peu niais en plusieurs occasions, se trouve montré tel dans sa cour auprès de Gervaise, et résumé de même par ces mots : « avec sa face de chien joyeux » ; aux premiers chapitres du Ventre de Paris est décrite la beauté calme de Lisa, puis des actes, de raisonnable placidité, double trait que condense encore cette apposition répétée « avec sa face tranquille de vache sacrée » : Saccard, brûlé de toutes les lièvres et de toutes les cupidités, est sans cesse suivi des adjectifs « grêle, rusé, noirâtre », comme Renée, possède cette « beauté turbulente » qui concentre la physionomie ardemment avide de joie, et les passions à subites sautes, de celle dont les faits d’égarement tiennent tout le volume. […] Zola, comme ceux de tout grand réaliste, possèdent une vérité supérieure. […] Nous possédons en lui un artiste composite chez lequel se mêlent en un rare assemblage, les dons du réaliste et certains de ceux de l’idéaliste, sans se nuire, sans que les uns annulent, refoulent ou subordonnent les autres. […] Zola ne possède aucune des qualités secondaires qui permettraient de lui attribuer de grandes aptitudes à la généralisation.

84. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre v »

Nous possédons ses Ultima verba dans une lettre adressée à son aumônier, M.  […] Les documents que je possède sur l’élite morale des israélites ne me font connaître que des consciences qui paraissent vidées de leur tradition religieuse13. […] Les documents que je possède sur l’élite morale des israélites ne me font connaître que des consciences qui paraissent vidées de leur tradition religieuse… ‌ Là-dessus, un jeune officier israélite, industriel lorrain, qui a été l’objet d’une belle citation à l’ordre de l’armée, m’écrit une lettre intéressante qui commence par ces mots : « Je suis juif, sincèrement croyant et attaché à ma religion… » J’en détache quelques fragments :‌ « Prenons comme exemple, me dit cet officier, un israélite de ce que l’on appelle la bonne bourgeoisie, c’est-à-dire le sous-lieutenant qui vous écrit… J’ai eu une instruction moyenne (études classiques à Carnot, puis commencement de droit). […] La demi-heure qui précède l’attaque ou la reconnaissance offensive, possède une grandeur tragique.

85. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Bossuet. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat. (suite et fin) »

Cette autorité, il l’acquit en peu de temps ; il la possédait dans sa seconde carrière de sermonnaire quand il venait de Metz à Paris pour y prêcher, et pendant ces huit ou dix années (à partir de 1657) dans lesquelles il fit retentir de sa parole déjà célèbre les principales chaires de la capitale. […] Dans sa troisième manière, qui date de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre (1669), ce sont les sujets qui sont plus en vue et plus glorieux ; mais, lui, il ne fera qu’y appliquer les puissances qu’il possédait déjà, et les magnificences dont bien souvent jusqu’alors il ne savait que faire.

86. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre II. De la philosophie. »

Quand la philosophie s’empare de l’âme, elle commence, sans doute, par lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu’elle possède et à ce qu’elle espère. […] Non seulement vivre seul est le meilleur de tous les états, parce que c’est le plus indépendant, mais encore la satisfaction qu’on y trouve est la pierre de touche du bonheur ; sa source est si intime, qu’alors qu’on le possède réellement, la réflexion rapproche toujours plus de la certitude de l’éprouver.

87. (1890) L’avenir de la science « VII »

La plupart des Grecs émigrés qui ont joué un rôle si important dans le développement de l’esprit européen étaient des hommes plus que médiocres, de vrais manœuvres, qui tiraient parti, per alcuni denari, de la connaissance qu’ils possédaient de la langue grecque. […] Soyons donc vrais, au nom de Dieu, vrais comme Thalès quand, de sa propre initiative et par besoin intime, il se mit à spéculer sur la nature ; vrais comme Socrate, vrais comme Jésus, vrais comme saint Paul, vrais comme tous ces grands hommes que l’idéal a possédés et entraînés après lui !

88. (1898) Inutilité de la calomnie (La Plume) pp. 625-627

Ghéon a reconnu que je possédais de grands dons de style. […] Je sais que seul un juste ouvrage peut posséder l’éternité.

89. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

Cet auteur avoit la réputation de surpasser les sçavans, ses confrères, beaucoup moins en Grec & en Latin, quoiqu’il possédât supérieurement ces langues, qu’en grossièretés, en ridicule amour-propre, en prétentions de toutes les espèces, en esprit d’envie & de tracasserie, en penchant pour la calomnie, la satyre & les libèles. […] La plus grande difficulté qu’il y a, selon ce même écrivain, à posséder une langue morte, vient sur-tout de la propriété des termes.

90. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VIII. La religion chrétienne considérée elle-même comme passion. »

Que de martyrs cette espérance de posséder Dieu n’a-t-elle point faits ! […] « Celui qui aime est toujours dans la joie : il court, il vole, il est libre, et rien ne le retient ; il donne tout pour tous, et possède tout en tous, parce qu’il se repose dans ce bien unique et souverain, qui est au-dessus de tout, et d’où découlent et procèdent tous les biens.

91. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIe entretien. Suite de la littérature diplomatique » pp. 5-79

L’unité allemande, la perspective la plus antifrançaise que puisse offrir à nos ennemis le génie de l’absurde, génie qui semble posséder aujourd’hui nos publicistes ! […] On croit généralement que les quatre cent mille lieues carrées, possédées en Asie et en Europe par l’empire ottoman, sont un espace peuplé de populations chrétiennes opprimées, asservies, compactes, d’une même race, d’un même culte, et qu’il suffirait de se délivrer des Ottomans pour que ces populations florissantes et libres formassent un empire européen, homogène et civilisé, au milieu de l’Asie. […] Les chrétiens vivent, multiplient, prient, trafiquent, s’enrichissent, possèdent leurs privilèges sous la protection de leurs magistrats ou de leurs consuls ; les Turcs règnent et gouvernent : voilà toute la différence. […] Offrez donc les bienfaits de la liberté à des peuples à cheval, qui possèdent dans l’espace et dans les pieds de leurs chevaux la liberté illimitée du désert ! […] Qui peut posséder l’Adriatique, les Dardanelles, la mer Égée, la mer de Marmara, l’Archipel, la mer Noire, à moins d’être la première puissance navale du monde ?

92. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre III. De la vanité. »

Celles à qui les distinctions de l’esprit sont à jamais interdites, trouvent mille manières de les attaquer quand c’est une femme qui les possède ; une jolie personne, en déjouant ces distinctions, se flatte de signaler ses propres avantages. […] La grâce, ce charme suprême de la beauté, ne se développe que dans le repos du naturel, et de la confiance ; les inquiétudes et la contrainte ôtent les avantages mêmes qu’on possède ; le visage s’altère par la contraction de l’amour propre. […] L’envie, qui cherche à s’honorer du nom de défiance, détruit l’émulation, éloigne les lumières, ne peut supporter la réunion du pouvoir et de la vertu, cherche à les diviser pour les opposer l’un à l’autre, et crée la puissance du crime, comme la seule qui dégrade celui qui la possède ; mais quand de longs malheurs ont abattu les passions, quand on a tellement besoin de lois, qu’on ne considère plus les hommes que sous le rapport du pouvoir légal qui leur est confié, il est possible que la vanité, alors qu’elle est l’esprit général d’une nation, serve au maintien des institutions libres.

93. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

La forme métrique n’a pu paraître seule capable de rendre ces sentiments d’essor et d’extase que probablement parce qu’elle fut à l’origine toute la littérature et que le charme musical qu’elle possède l’a fait réserver peu à peu aux sujets les plus nobles. […] Cet art idéalise en ce qu’il représente de préférence ces traits comme possédés par certains êtres fictifs, quand la plupart des hommes en sont fort loin. […] Dans une étude qui a paru ailleurs, nous avons marqué comment cette affection résulte chez la plupart des littérateurs de la constitution mentale même, qui ne saurait presque jamais exister en un état de santé, qui toujours est hypertrophiée de quelque côté et défectueuse d’un autre, de telle sorte que ses parties se nuisent et nuisent au bonheur de celui qui les possèdent. […] Certains signes permettent de croire que si les poètes sont en divergence avec la société affairée qui les tolère et possèdent une organisation cérébrale, merveilleusement apte à les faire souffrir, c’est qu’ils sont les types avant-coureurs déplacés et admirables d’une humanité future. […] On ne lit, on n’aime communément un livre que s’il agrée, s’il met en jeu un système de sentiments, d’idées, de souvenirs que l’on possède, s’il exprime peu ou beaucoup les inclinations, l’idéal, la manière de voir que l’on a.

94. (1914) Une année de critique

Émile Faguet possède toutes les qualités d’un moraliste. […] Un Goethe la possède, qui veut marquer son empreinte sur toutes les routes du monde. […] Qu’il possédât au plus haut point les vertus et les défauts du littérateur professionnel, tout l’indique, et il n’essaye pas de s’en défendre. […] En retour, il possède la plupart des qualités que l’on pourrait appeler passives : le pittoresque, une certaine harmonie, le pouvoir d’évocation. […] Et voici qu’ils se regardent tous trois sans confusion, possédés seulement par le sentiment d’une noble minute.

95. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Ce qui me paraît surtout à remarquer en lui comme en plusieurs personnages du haut clergé français au xviiie  siècle, c’est ce mélange de monde, de philosophie, de grâce, qui peu à peu sut s’allier avec bon sens et bon goût à la considération et à l’estime ; ces prélats de qualité, engagés un peu légèrement dans leur état, en prennent cependant l’esprit avec l’âge ; ils deviennent, à un moment, des hommes d’Église dans la meilleure acception du mot, sans cesser pour cela d’être des hommes du monde et des gens aimables ; puis, quand viendra la persécution, quand sonnera l’heure de l’épreuve et du danger, ils trouveront eu eux du courage et de la constance ; ils auront l’honneur de leur état ; vrais gentilshommes de l’Église, ils en voudront partager les disgrâces et les infortunes comme ils en avaient recueilli par avance les bénéfices et possédé les privilèges. […] Vous possédez le feu sacré, mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? […] Je la possède en partie ; avec le temps je la posséderai tout entière.

96. (1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XIII. Retour de Molière à Paris » pp. 225-264

Ils confirment, dans une certaine mesure, ce qu’on sait de la faculté d’improvisation que possédait Molière et du plaisir qu’il prenait à l’exercer. […] La Bibliothèque impériale possède une curieuse estampe représentant « le vray portrait de M. de Molière en habit de Sganarelle44 », estampe signée Simonin et qui, selon toute apparence, a été dessinée de visu. […] Mais pour les contemporains, la distance qui le séparait des autres ne paraissait pas aussi grande qu’elle nous le paraît, à nous ; témoin ce curieux tableau que possède le Théâtre-Français et qui porte pour inscription, écrite en lettres d’or : Farceurs Français et Italiens, depuis soixante ans. […] La pièce italienne est passionnée : les sentiments des personnages y ont toute leur énergie et tout leur abandon ; les emportements de Rodrigue sont de véritables fureurs ; ses retours sont sans réserve : aux injures brutales succèdent d’amoureuses litanies où se déroule tout ce que la langue italienne possède d’expressions de tendresse : — O mio bene !

97. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Les notices dont il a précédé ses rééditions suffisent à prouver que sa sensibilité n’est pas moindre que sa conscience d’érudit et qu’en plus de la patience, de la subtilité, de la méthode, il possède aussi les qualités du créateur. […] Albalat, Chaumeix, et Chantavoine — qui ont de l’érudition, du goût, des mérites convenables, de l’esprit, — possède M.  […] Dès que ces jeunes hommes possèdent une collection, les voici prêts à crier que tel peintre a du génie pour le lancer et augmenter la valeur des toiles qu’ils conservent. […] Le Temps, les Débats, le Figaro, Gil-Blas et quelques autres ont toujours possédé un critique attitré et parfois plusieurs.

98. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

Ce qu’on ne doit pas lui refuser, — qu’on l’aime ou non, — c’est d’avoir possédé le caractère peut-être le plus original qu’ait produit notre époque. […] À première vue ils possédaient le don le plus précieux que le ciel puisse octroyer à des poètes et à des artistes, et ils le possédaient avec précision et profondeur. […] À cette époque, il ne se connaît ni ne se possède encore. […] Il ne possédait pas la moindre parcelle de cette prodigieuse veine romanesque dont Alexandre Dumas père a ébloui son siècle, et, comme l’a dit M.  […] Pas une minute, la douleur, pourtant sincère, ne le possède assez pour obscurcir son jugement.

99. (1874) Premiers lundis. Tome II « Charles de Bernard. Le nœud Gordien. — Gerfaut. »

Eh bien, pour revenir à M. de Bernard, il pourra bien être, s’il le veut, l’Améric Vespuce de cette terre dont M. de Balzac est le Christophe Colomb ; oui, l’observation du monde des dix dernières années, il la possède ; ce fond nouveau de sensibilité, de coquetterie, d’art, de prétentions de toutes sortes, ce continent bizarre qui ressemble fort à une île flottante, il y a pied et n’en sort pas. […] Sans nous engager dans les autres nouvelles, la plupart connues, du Nœud gordien, nous retrouvons dans Gerfaut toutes les qualités que promet la Femme de quarante ans, et qu’on est sûr de ne plus perdre avec M. de Bernard, tant il les possède de source avec abondance et netteté.

100. (1897) La crise littéraire et le naturisme (article de La Plume) pp. 206-208

Ces successives écoles, malgré qu’elles possèdent des traits assez distinctifs, conservent cependant entres elles je ne sais quel air de ressemblance. […] Le style ne possède pas par lui-même, comme le semble prétendre M. 

101. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Le lyrisme français au lendemain de la guerre de 1870 » pp. 1-13

L’esprit français possède cette grande arme : la langue française, c’est-à-dire l’idiome universel. […] Il n’est jamais entré dans ma pensée de chercher à ôter ou à diminuer la foi chez qui la possède.

102. (1887) Discours et conférences « Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand »

L’habitude de l’application s’acquiert par les fortes disciplines, dont l’éducation scientifique et littéraire possède le secret. […] Ne dites jamais, comme les mécontents dont parle le prophète d’Israël : « Nos pères ont mangé le raisin vert, et les dents de leurs fils sont agacées. » Votre part est la bonne, et je vois mille raisons de vous porter envie, non seulement parce que vous êtes jeunes et que la jeunesse est la découverte d’une chose excellente, qui est la vie, mais parce que vous verrez ce que nous ne pourrons voir, vous saurez ce que nous cherchons avec inquiétude, vous posséderez la solution de plusieurs des problèmes politiques sur lesquels nous hésitons parce que les faits n’ont point encore parlé assez clairement.

103. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Charles Magnin ou un érudit écrivain. »

Quoique tout à fait Parisien de mœurs, de ton et d’éducation, Charles Magnin considéra toujours Salins comme le lieu de son origine ; il y possédait quelque bien, des vignes dont le vin lui plaisait et qu’il aimait à faire goûter à ses amis ; il y retournait chaque année passer une partie des vacances ; il accueillait à Paris tous les jeunes Salinois sur le pied de compatriotes, et il a testé finalement, en faveur de la ville de Salins, où il a voulu que ses restes fussent transportés pour y reposer dans le terroir paternel. […] Ilarriva ainsi à s’en servir très suffisamment comme homme d’esprit, comme homme de goût et de lettres, non à en user familièrement dans l’entretien et les relations journalières, ni à les posséder non plus en vrai savant, à les rapprocher, à les rejoindre, à les déduire, à les expliquer l’une par l’autre. […] Fontanes, à son heure, en était le souverain et voluptueux représentant ; Daunou aussi, quoique infiniment plus travailleur, n’en sortit guère ; nous tons de race gallicane plus ou moins pure, nous en tenons plus ou moins : nous nous lassons vite, nous goûtons, nous effleurons, nous devinons ; il est rare que nous possédions à fond et en maîtres ce qui n’est pas nôtre. — Ô Taine ! […] Scribe possède au suprême degré les lois de cette optique théâtrale. […] pas davantage ; il n’y prétendait même pas, et tout retentissement lui était antipathique ; — mais tous ces soins, ces scrupules, cette conscience, rien que pour le plaisir de se satisfaire, de ne pas se sentir en faute, de paraître exact et sans reproche à un infiniment petit nombre de juges, de posséder toute une branche d’érudition ténue et délicate, et de la faire avancer, ne fût-ce que d’une ligne : voilà quelle était l’inspiration et l’âme de l’étude pour M. 

104. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIVe entretien. Littérature politique. Machiavel (3e partie) » pp. 415-477

la plus atroce tyrannie en masse qui ait jamais avili, possédé ou égorgé l’espèce humaine ! […] Vous voyez bien que c’est un rêve plus aisé à déclamer qu’à reconstruire ; vous voyez bien que, pour reconstruire ce rêve de l’empire maritime, territorial et aristocratique de Venise, Il faudrait d’abord que l’Angleterre ne fût pas née, et n’eût pas succédé à Venise dans la monarchie navale et commerciale du monde ; Il faudrait que la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance n’eût pas été découverte ; Il faudrait que l’Amérique elle-même ne fût pas sortie des flots à la voix de Colomb, et que ce continent n’eût pas créé un échange nouveau et immense entre les deux mondes, un déplacement de la Méditerranée à l’Océan ; Il faudrait que l’Angleterre ne possédât ni Corfou, ni Malte, ni Gibraltar ; que la France ne possédât ni Toulon ni Marseille ; que Constantinople ne possédât ni les Dardanelles ni le Bosphore ; il faudrait enfin que l’Allemagne, devenue puissance navale et commerciale à son tour, n’eût pas créé Trieste, ou qu’elle y renonçât pour complaire à l’ombre de Venise ; il faudrait que l’Allemagne ne possédât pas dans Trieste le débouché nécessaire à l’écoulement des produits de soixante millions d’hommes germains, en rapports de plus en plus étroits avec tout l’Orient ; Il faudrait que l’Allemagne consentît à se laisser murer dans ses terres au fond du golfe Adriatique, par une nouvelle Venise qui lui en fermerait les flots.

105. (1883) La Réforme intellectuelle et morale de la France

Dans un sens général, il n’est pas bon que celui qui possède soit incapable de défendre ce qu’il possède. […] Une classe possédante qui vit dans une oisiveté relative, qui rend peu de services publics, et qui se montre néanmoins arrogante, comme si elle avait un droit de naissance à posséder et comme si les autres avaient par naissance le devoir de la défendre, une telle classe, dis-je, ne possédera pas longtemps. […] L’Université, déjà faible, peu éclairée, était systématiquement affaiblie ; les deux seuls bons enseignements qu’elle possédât, celui de l’histoire et celui de la philosophie, furent à peu près supprimés. […] La famille qui a fait la France en neuf cents ans existe ; plus heureux que la Pologne, nous possédons notre vieux drapeau d’unité ; seulement, une déchirure funeste le dépare. […] On peut accorder que tout citoyen possède un certain droit à la direction de la chose publique ; mais il faut régler ce droit, en éclairer l’exercice.

106. (1921) Esquisses critiques. Première série

Elle conduit celui qui la possède, non pas à ne voir que le comique des choses, mais au contraire à envisager toutes choses sous l’angle du comique. […] Étrange, éternel aveuglement des critiques, qui ne peuvent confesser sur-le-champ la nature de chef-d’œuvre que possède ce qu’on leur soumet. […] Aucun professionnel du roman romanesque ne possède plus entièrement les ressources techniques de son métier. […] Il la possède pleinement et l’a sans cesse pratiquée. […] Son style impertinent, ironique, spirituel, possède je ne sais quelle vertu qui fait que le lecteur se sait gré à lui-même des qualités qu’il y discerne.

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