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398. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. »

Par une conjecture toute contraire, et qui éloigne l’idée de disgrâce, cette mort, arrivée dans les circonstances les plus malencontreuses et au fort d’une guerre, fit dire de lui « qu’il aurait fallu ou qu’il ne fût point né, ou qu’il eût vécu plus longtemps », lui seul étant en état, par ses talents, de porter le poids d’une si grosse affaire qu’il avait préparée et suscitée. Ce ne sont là que propos et rumeurs ; les auteurs de Mémoires trop souvent en vivent. […] Les historiens spéciaux de l’administration de la guerre (Audouin, par exemple), en lui accordant d’avoir été le plus grand administrateur militaire, en le proclamant « créateur d’un système d’approvisionnements, auteur des règlements de discipline et d’avancement, fondateur d’une école de cadets et de l’hôtel des Invalides », n’expliquaient pas avec détail en quoi consistaient toutes ces créations et n’insistaient guère que sur le chapitre des vivres et subsistances : le reste ne figure qu’en abrégé, et le peu qu’on en dit n’est pas d’une entière exactitude. […] Je vivais au sein même de la vérité ; j’en étais inondé, pénétré, enivré. […] C’est le duel éternel de tout ce qui finit et de ce qui succède, de ce qui se survit et de ce qui doit vivre ; cela s’est vu de tout temps, en grand, en petit, dans tous les genres et dans tous les ordres : César et, Pompée, Malherbe et le vieux Desportes, Descartes et Voët, Franklin et l’abbé Nollet… Le chevalier de Glerville sent désormais son maître dans celui qui fut longtemps son diacre, comme le disait plaisamment Vauban : « Il est fort chagrin contre moi, ajoutait celui-ci, quelque mine qu’il fasse ; c’est pourquoi il ne me pardonnera rien de ce qui lui aura semblé faute ; mais je loue Dieu de ce que lui et moi avons affaire à un ministre éclairé qui, en matière de fortification, ne prend point le change, et qui veut des raisons solides pour se laisser persuader et non pas des historiettes. » Une dernière rencontre a lieu entre les deux rivaux, au sujet des fortifications de Dunkerque ; elle est décisive.

399. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

Une lettre de Louvois nous montre le genre et le degré de confiance qu’on avait en Catinat ; on lui avait donné pour collègue à Saint-Ghislain M. de Quincy, chargé du commandement de la cavalerie, un caractère épineux, un homme difficile à vivre : « M. de Quincy, lui écrivait Louvois (îfi décembre 1677), est chargé du commandement de la cavalerie et des dragons de Saint-Ghislain, et des autres villes des environs. Il a les intentions tout à fait bonnes pour le service du roi ; mais comme ses manières ne sont pas tout à fait polies, Sa Majesté vous recommande de bien vivre avec lui et de ne pas relever de petites choses dont un homme moins sage que vous aurait peine à s’accommoder. » Catinat devait se concerter avec M. de Quincy pour tout ce qui pourrait incommoder Mons, et pour empêcher qu’il n’y entrât rien ; il dut démolir des moulins à eau qui étaient dans les dehors et qui servaient à alimenter la place de farines. […] On estimait que c’était un moyen sûr de réduire bientôt cette garnison, à laquelle d’ailleurs on s’appliquait à couper les vivres. […] La marche de la petite armée de Boufflers était réglée de point en point et d’étape en étape par M. de Louvois ; le jour de l’arrivée de son infanterie sous Pignerol était marqué pour le 27 septembre, et Catinat, qui était dans cette place, après trois semaines d’une prison simulée, jetant le masque et rentrant dans son rôle actif de guerre, devait lui donner toutes les munitions et les vivres pour quatre ou cinq jours. […] Mais alors c’était chose avouée et censée permise ; la diplomatie vivait là-dessus : c’était une guerre de ruses et de mensonges.

400. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

Chéruel le contraire de ce qui arrive aux autres éditeurs : plus il a vécu avec son auteur, moins il l’a aimé ; en le suivant de trop près, il lui a retiré, sinon de son admiration, du moins de son estime. […] On peut trouver qu’il conteste à Louis XIV quelques qualités que ce roi eut peut-être plus qu’il ne l’a dit : ce serait matière à examen et à discussion ; mais il est impossible, en lisant Saint-Simon, de ne pas être frappé d’une chose, c’est qu’il a infiniment plus donné au grand roi qu’il ne lui a ôté devant la postérité : il le fait vivre, marcher, parler, agir sous nos yeux en cent façons et toujours en roi, avec majesté, grandeur, avec séduction même. […] « Saint-Hilaire n’est pas mort, écrivait Mme de Sévigné, dont le récit est dans toutes les mémoires, il vivra avec son bras gauche (lisez le bras droit), et jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. » Son fils, le même historien dont M.  […] Il faut peut-être avoir soi-même vécu avec les hommes pour ne pas donner tort à Saint-Simon. […] Saint-Simon, à mes yeux, est un bienfaiteur pour tout homme qui vit par la curiosité de la pensée et qui habite dans les souvenirs ; il a reculé le passé de la mémoire ; il a presque doublé le temps où nous avons vécu.

401. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Henry Rabusson »

C’est un certain ensemble d’habitudes et une certaine manière de vivre qui constitue le monde. […] Ils donnent l’idée de la vie la plus élégante, la plus somptueuse, la plus digne en somme d’être vécue. […] L’amour, l’intelligence, le talent, l’esprit même, tout cela non seulement peut se passer du monde, mais a toujours vécu hors de lui, loin de lui, sauf par accident. […] La plus belle vie, la plus intelligente et la plus spirituelle, ce n’est peut-être pas celle des écrivains, même de ceux qui ont laissé de beaux livres : c’est celle des grands curieux qui ont vécu leur vie sans l’exprimer, et dont personne aujourd’hui ne sait les noms. […] Rabusson ne croit pas beaucoup à la liberté humaine (pas la moindre trace de lutte morale dans ses histoires), ni au bonheur de vivre (tous ses romans pourraient finir, comme l’Amie, par ces mots : « Pourquoi la vie ? 

402. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame Sophie Gay. » pp. 64-83

Mais Mme Gay était bien autre chose encore qu’une personne qui écrivait, c’était une femme qui vivait, qui causait, qui prenait part à toutes les vogues du monde depuis plus de cinquante ans, qui y mettait du sien jusqu’à sa dernière heure. […] Les scènes mélodramatiques de la fin et les airs de mélancolie, répandus çà et là dans l’ouvrage, sont la marque du temps ; ce qui est bien déjà à Mme Gay, c’est le style net, courant et généralement pur, quelques remarques fines du premier volume ; par exemple, lorsque Laure dit qu’en se retirant du monde pour vivre à la campagne, partagée entre les familles des deux châteaux voisins, elle avait cru se soustraire aux soins, aux tracas, aux passions, et qu’elle ajoute : « Eh bien ! […] Gay, qui devint receveur général du département de la Roer, elle habita durant près de dix ans, tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paris, et vécut pleinement de cette vie d’un monde alors si riche, si éclatant, si enivré. […] Les personnes qui, comme Mme Gay, vivent jusqu’à la fin et vieillissent dans le monde, sans se donner de répit et sans se retirer un seul instant, échappent difficilement à la longue, et malgré tout l’esprit qu’elles ne cessent d’avoir, à une certaine sévérité ou à une certaine indifférence. […] Le monde était pour elle un théâtre et comme un champ d’honneur dont elle ne pouvait se séparer ; elle était infatigable à causer, à veiller, à vouloir vivre.

403. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le président de Brosses. Sa vie, par M. Th. Foisset, 1842 ; ses Lettres sur l’Italie, publiées par M. Colomb, 1836. » pp. 85-104

Le président n’a pas vécu à Paris ; il a été l’un des derniers grands représentants de l’érudition et de la littérature provinciale de l’ancienne France. […] En allant visiter les îles Borromées, il nous parle du saint si vénéré, de Charles Borromée, ce grand personnage, bienfaiteur du pays, et qui a partout laissé sa trace : « Il est singulier qu’un homme qui a si peu vécu ait pu faire tant de choses de différents genres, toutes exécutées dans le grand, et marquant de hautes vues pour le bien public. » Il traite assez lestement ce petit faquin de lac Majeur qui s’avise de singer l’Océan et d’avoir des tempêtes : Les bords du lac, dit-il, sont garnis de montagnes fort couvertes de bois, de treilles disposées en amphithéâtre, avec quelques villages et maisons de campagne, qui forment un aspect assez amusant. […] En même temps que, dans sa seconde visite à Rome, de Brosses voit chaque jour quelque belle et grande chose, il ne néglige pas du tout de vivre de la vie romaine de société. […] J’ai vécu près d’un an à Rome ; je n’ai pas trouvé de séjour plus doux, plus libre, de gouvernement plus modéré. » Telle était la Rome des Médicis, même celle des Barberini, celle des Corsini et des Lambertini, la bonne ville pontificale d’avant les révolutions. […] Il ne vécut pas assez pour assister aux avortements successifs de réforme qui signalèrent la première époque de Louis XVI, et qui amenèrent de si violentes conséquences ; il mourut assez brusquement dans un voyage qu’il fit à Paris, le 7 mai 1777, à l’âge de soixante-huit ans.

404. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »

Planche y surfaisait immensément Mérimée, et c’est sur cette planche qu’il a vécu toute sa vie et que peut-être il vit encore. […] Pour être plus digne de lui, il veut qu’Henriette devienne une Bélise, et cette nature de Trissotin, qui n’a cessé d’exister, tant qu’il vécut, en Mérimée, malgré ses airs d’homme du monde en cérémonie et de dandy dégoûté, est encore la meilleure raison pour qu’il n’ait jamais été capable de ce bel oubli de tout, excepté d’une seule chose, qu’on appelle l’amour ! […] Accepté par l’opinion comme un homme de talent, d’un talent volontaire, retors, efforcé et sans enthousiasme, il passait, dans cet odieux siècle pratique, pour ce qu’on appelle, en clignant de l’œil, un malin, et il avait eu l’avantage de vivre à la cour de Napoléon III sur un pied excellent pour en écrire, sans illusion, l’histoire. […] Il aurait donc pu nous donner, dans ses confidences épistolaires, du fond de cette maison où il a toujours vécu, le dessous de cartes de l’Empire, à nous qui n’en connaissions que les dessus… S’il y avait eu, dans cette tête de Mérimée que jusqu’ici on pouvait croire sagace, quelque chose de la pénétration d’un Commines, par exemple, nous aurions actuellement le livre intéressant sur lequel on a compté trop vite. […] Il a, selon moi, vécu toute sa vie sur les premières impressions que donna Planche de son talent, énormément exagéré.

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