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2020. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome I pp. 1-402

Ce serait tout simplement un nom ajouté à la liste des bons vivants qui ne boivent jamais sans trinquer, qui ne trinquent jamais sans chanter. […] Chacun de nous porte dans sa conscience une leçon vivante, un conseiller toujours prêt à répondre ; l’image du passé, pour un œil clairvoyant, a toujours un sens prophétique, et l’âme n’est vraiment forte, vraiment grande qu’à la condition de pouvoir à toute heure, en toute occasion, rappeler sous son regard les jours qui ne sont plus. […] Quant à la Divine Comédie, elle se chantait, du vivant même de l’auteur, dans les faubourgs de Florence, et nous savons, par les contemporains du poète, qu’il s’arrêta un jour pour écouter quelques tercets de son Enfer chantés par un forgeron. […] Pour ces bons vivants, pour ces francs buveurs, toute rêverie est une niaiserie et rien de plus ; aussi n’essaierai-je pas de les convertir. […] L’opinion générale est évidemment une opinion erronée ; toute fable épique ou dramatique, pour être vraiment belle, a un égal besoin de naturel, de vraisemblance et de logique ; les actions racontées, pas plus que les actions mises en scène, ne peuvent se passer de caractères posés simplement, de passions sincères, de personnages vivants et pareils, quoique supérieurs, aux hommes que nous voyons tous les jours ; mais comme la majorité n’a pas le loisir de méditer sur les conditions fondamentales du récit, elle continuera longtemps encore de lire avec indulgence, sinon avec sympathie, des romans invraisemblables, et de hausser les épaules à la représentation d’un drame dicté par la seule fantaisie.

2021. (1910) Propos de théâtre. Cinquième série

Tolstoï fait une exception pour Falstaff), mais qu’en général en aucun pays, aucun temps n’ont pu parler des êtres vivants. […] Il me semble qu’on ne dédiait qu’aux personnes vivantes. […] Il parle à un public qui en partie seulement connaît la pièce pour l’avoir vue, en partie la connaît par ce que les journaux en ont dit, et qui aime à retrouver sous forme vivante les commentaires que les critiques ont faits de l’ouvrage. […] La marquise de Villemer, le jeune marquis de Villemer et le duc d’Aléria — je le dirai un peu moins de la jeune fille — ont des caractères très précis, très circonstanciés, sinon complexes, et sont très vivants. […] Ils sont nés auteurs dramatiques, c’est-à-dire, avant tout, créateurs de tempéraments vivants et puissants qui, sortis d’eux, vivent tout seuls.

2022. (1802) Études sur Molière pp. -355

. — Trop prévu ; mais l’événement qui l’amène trop imprévu, puisqu’un personnage y tombe des nues pour nous apprendre que son fils, vivant en secret avec une autre femme, ne peut épouser Célie. […] On se permet dans cette pièce une infinité de retranchements, et les comédiens pensent avoir là-dessus carte blanche, puisque les commentateurs n’ont cessé de leur répéter, que Molière, de son vivant, les avait soufferts. […] Arnolphe n’a-t-il pas besoin d’alarmer Agnès, et l’auteur ne doit-il pas préparer le spectateur à ces chaudières bouillantes Où l’on plonge, à jamais, les femmes mal vivantes ? […] Molière l’appelle Fillerin : ce nom, composé de deux mots grecs, et qui signifie ami de la mort, se rapporte très bien à ce que le personnage dit lui-même : Ceux qui sont morts sont morts, et j’ai de quoi me passer des vivants.

2023. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxiiie entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff »

Le premier surtout mérite d’être remarqué ; l’auteur y montre des paysans vivant sous une double oppression ; on les voit aux prises avec un intendant hypocrite et brutal, comme il y en a tant en Russie, et un de ces propriétaires qui, sous les formes d’un homme du monde, cachent l’insensibilité et l’égoïsme calculateur du commerçant le plus madré. […] Pendant que vous suivez la lisière du bois, les yeux fixés sur votre chien, le souvenir des personnes que vous aimez, tant mortes que vivantes, vous revient à l’esprit ; des impressions depuis longtemps oubliées se raniment soudainement ; l’imagination voltige et plane comme un oiseau et vous croyez voir toutes les images que vous évoquez ainsi.

2024. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1895 » pp. 297-383

Et à ce sujet, il m’apprend qu’il est un élève de Lecoq de Boisbaudran, un original bonhomme, qui avait prêché le dessin de mémoire, disant que dans le dessin d’après nature, il y avait le danger d’être empoigné par le détail, et que l’on faisait moins synthétique, et allant jusqu’à soutenir, que lorsqu’on travaillait d’après l’être vivant, on faisait moins nature que de mémoire — bien entendu pour une mémoire exercée à ce genre de travail, — par la fatigue du modèle, produisant chez lui une espèce d’ankylose du mouvement. […] » Vendredi 27 décembre Dans ce volume, le dernier volume imprimé de mon vivant, je ne veux pas finir le Journal des Goncourt, sans faire l’historique de notre collaboration, sans en raconter les origines, en décrire les phases, indiquer dans ce travail commun, année par année, tantôt la prédominance de l’aîné sur le cadet, tantôt la prédominance du cadet sur l’aîné : Tout d’abord, deux tempéraments absolument divers : mon frère, une nature gaie, verveuse, expansive ; moi, une nature mélancolique, songeuse, concentrée — et fait curieux, deux cervelles recevant du contact du monde extérieur, des impressions identiques.

2025. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIe entretien. Sur le caractère et les œuvres de Béranger » pp. 253-364

« Il m’envoyait chercher à chaque instant dans ses jardins ou dans ses cours, pour avoir un conseil ou un appui dans ma personne ; il ne craignait pas de se tromper s’il se trompait avec moi : n’étais-je pas la popularité vivante ? […] Ces dissertations étaient en général mêlées d’anecdotes qui les rendaient vivantes. « Voilà, me disait-il, ce que je conseillais à mon ami Laffitte ; voilà ce que je confiais à Manuel, l’homme que j’ai le plus aimé parce qu’il a été, selon moi, le plus désintéressé, le plus calomnié et le plus salarié d’ingratitude ; voilà ce que j’essayais de faire comprendre à Chateaubriand, que j’aimais par admiration littéraire et dont j’avais eu la niaiserie de prendre l’amitié au sérieux, lui qui n’aimait de moi que son plaisir et ma popularité ; voilà ce que je répétais vainement à ce grand enfant de Lamennais, qui voyait partout des trappes et des traîtres de mélodrame ! 

2026. (1927) Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur. […] Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. […] Il a celle de descendre dans l’âme humaine assez avant pour ne s’arrêter pas à ce que feignent les dramaturges : qu’une personne vivante serait un petit système autonome 40. […] Et le premier mouvement de son génie est de poursuivre ce quelque chose, de tâcher de le reprendre, de l’extorquer au paysage, ou à l’être vivant qui se propose à lui.

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