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987. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Les songes, les pressentiments, les oracles, tout ce qui jette dans la vie de l’extraordinaire, de l’inattendu, ne permet pas de croire au malheur irrévocable. […] La vie était soutenue de toutes parts. […] Alceste donne sa vie pour Admète ; mais avant de s’y résoudre, que ne lui fait pas dire Euripide pour engager le père d’Admète à se dévouer, à sa place ! […] Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques. […] De ce que les événements les plus forts et les plus malheureux de la vie ont été peints par les Grecs, il ne s’ensuit pas qu’ils aient égalé les modernes dans la délicatesse et la profondeur des sentiments et des idées que ces situations peuvent inspirer.

988. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XX. Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 » pp. 389-405

La valeur, la mélancolie, l’amour, tout ce qui fait aimer et sacrifier la vie, tous les genres de volupté de l’âme sont réunis dans cet admirable sujet. […] Phèdre qui n’est point aimée, que peut-elle perdre dans la vie ? […] qui n’éprouve pas, en effet, qu’il vaut mieux descendre dans la tombe avec des affections qui font regretter la vie, que si l’isolement du cœur nous avait d’avance frappés de mort ? […] Racine lui-même fait à la rime, à l’hémistiche, au nombre des syllabes, des sacrifices de style ; et s’il est vrai que l’expression juste, celle qui rend jusqu’à la plus délicate nuance, jusqu’à la trace la plus fugitive de la liaison de nos idées ; s’il est vrai que cette expression soit unique dans la langue, qu’elle n’ait point d’équivalent, que jusqu’au choix des transitions grammaticales, des articles entre les mots, tout puisse servir à éclaircir une idée, à réveiller un souvenir, à écarter un rapprochement inutile, à transmettre un mouvement comme il est éprouvé, à perfectionner enfin ce talent sublime qui fait communiquer la vie avec la vie, et révèle à l’âme solitaire les secrets d’un autre cœur et les impressions intimes d’un autre être ; s’il est vrai qu’une grande délicatesse de style ne permettrait pas, dans les périodes éloquentes, le plus léger changement sans en être blessé, s’il n’est qu’une manière d’écrire le mieux possible, se peut-il qu’avec les règles des vers, cette manière unique puisse toujours se rencontrer ? […] L’exercice de la pensée, plus que toute autre occupation de la vie, détache des passions personnelles.

989. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Chamfort »

Mais les bontés de Dieu furent inutiles, et Chamfort manqua tout, — la vie et la gloire. […] Commencée donc par le vice de son père, sa vie s’acheva par les siens, et le désespoir la termina. […] Nous sortons tous d’un passé qui parfume ou souille à jamais la coupe du sang de notre vie, si nous ne mettons pas notre vertu à l’épurer. […] Cette grande scène de la chute, dont notre vie est le miroir et que nous répétons dans chacun de nos actes, il n’y comprit rien, et il en rit de ce rire amer qui, pour être amer, n’en est pas moins vide. […] N’avions-nous pas déjà signalé cette préoccupation fatale du bâtard révolté, qui fausse tout dans son âme comme dans sa vie ?

990. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Victor Cousin »

Il faut être juste, ce Cours de 1828, qui fit tant de bruit, comme la montagne à la souris, est le plus retentissant moment de la vie de Cousin, de cet homme sonore dont la plus grande qualité dans le talent fut de donner du son à des idées qui, par elles-mêmes, n’en avaient pas… Telle est sa grande qualité, en effet. […] Destiné à l’enseignement de la philosophie, vivant dès sa jeunesse dans l’accointance des philosophes et dans la préoccupation de leurs études et de leurs influences, il crut, parce qu’il entendait et sentait vivement leurs écrits, que lui aussi aurait le pouvoir d’éjaculer, comme eux, quelque système avec lequel la pensée humaine aurait à se colleter plus tard ; mais, pendant toute sa vie, il put apprendre à ses dépens que la faculté de jouer plus ou moins habilement avec des idées qui ne vous appartiennent pas n’est pas du tout la vraie fécondité philosophique, qui n’a, elle, que deux manières de produire : — par sa propre force, si l’on appartient à la grande race androgyne des génies originaux, — ou en s’accouplant à des systèmes qui ont assez de vie pour en donner à la pensée qui n’en a pas, si l’on n’appartient pas à cette robuste race des génies originaux et solitaires. […] Ainsi, impuissance, infécondité, voilà, pour une critique qui dédaigne les apparences et les mots d’ordre, ce qui frappe d’abord dans Cousin, le chef d’école et le philosophe, et ce qui sape, du premier coup, la prétention la plus étalée et la plus fastueuse de sa vie ! […] Le talent de Cousin est suprêmement et exclusivement un talent d’orateur, de phraseur, de flûteur, de musicien, de pousseur de son sur des sujets philosophiques, et, toute sa vie, c’est avec cela qu’il a fait illusion sur le talent de philosophe qui lui manquait, et dont l’absence a dû parfois humilier cruellement son amour-propre et sa pensée… Allez ! […] Car, même dans cette Philosophie de l’histoire rapportée d’Allemagne, et qu’on a accusée justement de verser dans un panthéisme qui ne sera jamais, du reste, en Cousin, qu’une inconséquence de son faible esprit, fasciné par un tel abîme mais incapable de résolument y descendre, Cousin est encore ce qu’il a été toute sa vie.

991. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Madame Sand et Paul de Musset » pp. 63-77

Seulement, quand c’est elle, la vie privée, qui abat le mur et passe par la brèche ; quand c’est elle, elle que le législateur voulait préserver et défendre, qui déborde dans la vie publique, et fastueusement ou méchamment s’y étale, je ne vois plus ce qu’on lui doit, si ce n’est peut-être le châtiment de l’y suivre et de la montrer. […] Il y a toujours de la supériorité forcée dans les livres que nous écrivons ; car avec quoi écririons-nous nos livres, si ce n’était avec les expériences de notre vie et les sentiments de nos cœurs ? […] pour notre compte, nous n’admettons pas que ce soit vrai dans la vie et dans le roman, qui doit être la peinture idéalisée de la vie, tant de sagesse et de perfection d’un côté, de l’autre tant de folie et tant de vice ! […] seulement deux lignes plus bas, ce pauvre cerveau chancelant, que les critiques galantins de ce temps appellent une tête forte, écrit, de sa plume titubante de femme littéraire : « L’exercice de la vie est le combat éternel contre soi », et elle ne s’aperçoit pas qu’elle est en pleine contradiction avec elle-même ! […] Selon nous, celui de madame Sand ne méritait pas l’anxiété qui a, dit-on, rongé la vie de ce rêveur d’Alfred de Musset, et le livre, qui n’est pas un rêve, à ce qu’il paraît, de son frère.

992. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Deux romans scandaleux » pp. 239-251

Je sais bien cependant qu’on a dit, et c’est même un axiome qui a force de bon sens et force de loi, que la vie privée doit être murée ; seulement, quand c’est elle, la vie privée, qui abat le mur et passe par la brèche ; quand c’est elle, elle que le législateur voulait préserver et défendre, qui déborde dans la vie publique, et fastueusement ou méchamment s’y étale, je ne vois plus ce qu’on lui doit, si ce n’est peut-être le châtiment de l’y suivre et de la montrer. […] il y a toujours de la supériorité forcée dans les livres que nous écrivons, car avec quoi écririons-nous nos livres, si ce n’était avec les expériences de notre vie et les sentiments de nos cœurs ? […] III Non, pour notre compte, nous n’admettons pas que ce soit vrai dans la vie et dans le roman, qui doit être la peinture idéalisée de la vie, tant de sagesse et de perfection d’un côté, de l’autre, tant de folie et tant de vice ! […] Deux lignes plus bas que celles dans lesquelles Thérèse se donne et qu’il ne faut pas se lasser de citer : « J’ai été coupable envers toi, et n’ayant pas eu la prudence égoïste de te fuir, il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même », oui, seulement deux lignes plus bas, ce pauvre cerveau chancelant, que les critiques galantins de ce temps appellent une tête forte, écrit de sa plume titubante de femme littéraire, « l’exercice de la vie est le combat éternel contre soi », et elle ne s’aperçoit pas qu’elle est en pleine contradiction avec elle-même ! […] Selon nous, le livre de Mme Sand ne méritait pas l’anxiété qui a, dit-on, rongé la vie de ce rêveur d’Alfred de Musset, et le livre, qui n’est pas un rêve, à ce qu’il paraît, de son frère.

993. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXV. Avenir de la poésie lyrique. »

Loin d’avoir abandonné le monde, l’enthousiasme, l’ardeur de l’âme, autrefois dispersés sur les intérêts nombreux de la vie publique et souvent corrompus par les mauvaises passions qui s’y mêlent, s’étaient épurés, et brillaient d’une flamme plus vive dans le foyer caché du sanctuaire. […] La perte de l’enthousiasme, l’inutilité de la poésie, seraient-elles un progrès que nous devions attendre des perfectionnements successifs de la vie matérielle ? […] Nous savons tout ce qu’on a dit, tout ce que les Américains disent parfois eux-mêmes sur leur vie trop aride et trop positive, sur cette rudesse de mœurs sans illusions élégantes, et ce tracas assidu de leurs villes, cette laborieuse activité de leurs réunions, qui ressemble aux coups de hache réitérés de leurs pionniers dans le désert. […] Quand de telles œuvres sont réservées à l’action de la parole humaine, quand le pur enthousiasme du bien demeure un ressort journalier de réformes sociales, ne craignons pas pour un peuple ni pour une époque le dessèchement des sources de la vie morale : ce n’est point-là ce progrès du calcul matériel et de la force, qui ne prolongerait la durée d’une nation qu’en atrophiant son âme. […] Quand la force tombe, quand le flambeau se déplace, quand une nation, usée de lassitude et de souffrance, ne sent plus palpiter en elle les grandes fibres de la vie sociale, un autre peuple a déjà recueilli son héritage.

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