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249. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Rousseau se vante que l’amour du vrai l’a fait auteur et que la vertu fut « son premier docteur. » Il dit avoir compris tout d’abord qu’aux œuvres du génie L’âme toujours a la première part, Et que le cœur ne parle point par art. […] Il a pu préférer le vrai au faux, soit souvenir de Boileau, soit éclair de justesse ; il ne l’a pas aimé d’affection, et la vertu qui lui a servi de « premier docteur » est la vertu du lieu commun. […] Oui, nous voulons bien en convenir avec les admirateurs de la Henriade, le poème, pour parler comme Frédéric II, est conduit « avec toute la sagesse imaginable » ; les épisodes y sont dans leur lieu ; le songe de Henri IV, au septième chant, « est plus vraisemblable qu’une descente aux enfers imitée d’Homère et de Virgile » ; la Politique, l’Amour, la Vraie Religion, les Vertus et les Vices « sont des allégories nouvelles » ; nous accordons à Marmontel que les personnages sont amenés avec art, soutenus avec sagesse, qu’ils ne se démentent pas plus que ceux du Clovis de Desmarets ; que la Henriade n’a pas l’enflure de la Pharsale ; que toutes les règles y sont observées, et, sur ce point, nous donnerons volontiers acte à Voltaire d’avoir respecté l’épopée plus qu’aucune autre autorité au monde. […] … Le discours septième nous enseigne que la bienfaisance est la vraie vertu. Sénèque lui-même, qui a tant raffiné sur les bienfaits, ne bornait pas la vraie vertu à être bienfaisant.

250. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VII. De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins » pp. 176-187

Le règne d’Auguste avait avili les âmes ; un repos sans dignité avait presque effacé jusqu’aux souvenirs des vertus courageuses auxquelles Rome devait sa grandeur. […] La morale de Cicéron a pour but principal l’effet que l’on doit produire sur les autres ; celle de Sénèque, le travail qu’on peut opérer sur soi : l’un cherche une honorable puissance, l’autre un asile contre la douleur ; l’un veut animer la vertu, l’autre combattre le crime ; l’un ne considère l’homme que dans ses rapports avec les intérêts de son pays ; l’autre, qui n’avait plus de patrie, s’occupe des relations privées. […] Si l’imprimerie avait existé, les lumières et l’opinion publique acquérant chaque jour plus de force, le caractère des Romains se serait conservé, et avec lui la nation et la république ; on n’aurait pas vu disparaître de la terre ce peuple qui aimait la liberté sans insubordination, et la gloire sans jalousie ; ce peuple qui, loin d’exiger qu’on se dégradât pour lui plaire, s’était élevé lui-même jusqu’à la juste appréciation des vertus et des talents pour les honorer par son estime ; ce peuple dont l’admiration était dirigée par les lumières, et que les lumières cependant n’ont jamais blasé sur l’admiration.

251. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines » pp. 157-170

Nous reconnoissons toujours les hommes dans les heros des tragedies, soit que leur scene soit à Rome ou à Lacedemone, parce que la tragedie nous dépeint les grands vices et les grandes vertus. Or les hommes de tous les païs et de tous les siecles sont plus semblables les uns aux autres dans les grands vices et dans les grandes vertus, qu’ils ne le sont dans les coûtumes, dans les usages ordinaires, en un mot dans les vices et les vertus que la comedie veut copier.

252. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXV. De Paul Jove, et de ses éloges. »

D’abord, ils ont le mérite d’être très courts ; ils renferment quelquefois en peu de lignes, et d’autres fois en peu de pages, l’idée du caractère, des actions, des ouvrages de celui qu’il loue, ou du moins dont il parle ; car quelquefois il fait le portrait d’hommes plus célèbres que vertueux ; mais il les représente tels qu’ils sont, loue les vertus, admire les talents et déteste les crimes. […] En Espagne, vous trouverez Ferdinand-le-Catholique, qui chassa et vainquit les rois Maures, et trompa tous les rois chrétiens ; Charles-Quint, heureux et tout-puissant, politique par lui-même, grand par ses généraux, et cette foule de héros dans tous les genres qui servaient alors l’Espagne ; Christophe Colomb, qui lui créa un nouveau monde ; Fernand Cortez qui, avec cinq cents hommes, lui soumit un empire de six cents lieues ; Antoine de Lève qui, de simple soldat, parvint à être duc et prince, et plus que cela grand homme de guerre ; Pierre de Navarre, autre soldat de fortune, célèbre par ses talents, et parce que le premier il inventa les mines ; Gonzalve de Cordoue, surnommé le grand Capitaine, mais qui put compter plus de victoires que de vertus ; le fameux duc d’Albe, qui servit Charles-Quint à Pavie, à Tunis, en Allemagne, gagna contre les protestants la bataille de Mulberg, conquit le Portugal sous Philippe II, mais qui se déshonora dans les Pays-Bas, par les dix-huit mille hommes qu’il se vantait d’avoir fait passer par la main du bourreau ; enfin, le jeune marquis Pescaire, aimable et brillant, qui contribua au gain de plusieurs batailles, fut à la fois capitaine et homme de lettres, épousa une femme célèbre par son esprit comme par sa beauté, et mourut à trente-deux ans d’une maladie très courte, peu de temps après que Charles-Quint eut été instruit que le pape lui avait proposé de se faire roi de Naples. […] « Je te salue trois fois, très grand, auguste Charles-Quint, qui par le concours et l’union des vertus les plus rares, as mérité le surnom de très invincible empereur. » On reconnaît à cette grande phrase, que Charles-Quint devait lire l’article.

253. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre IX. »

De là souvent une licence de langage qu’excitait la corruption même du culte ; mais, souvent aussi, une noble poésie, dans l’expression même de ce que la vertu devait condamner. […] Cette épitaphe de vaillants hommes, ni la rouille ni le temps destructeur n’en éteindra l’éclat : cette tombe a réuni la renommée des enfants de la Grèce ; Léonidas l’atteste, le roi de Sparte, qui a transmis au monde un grand exemple de vertu, une gloire impérissable. » Ailleurs, sur ce même sujet, et faisant parler les Spartiates eux-mêmes, il disait100 : « Nous, les trois cents, pour Sparte, notre patrie, engagés contre les nombreux enfants d’Inachus, à l’entrée de la Grèce, sans tourner la tête, là où nous avions une fois empreint la trace de nos pas, nous avons laissé notre vie. […] va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici, en obéissant à ses lois. » Ailleurs c’est encore la même pensée, avec des formes plus poétiques, cette première résistance sur le seuil de la Grèce étant comme l’exemple toujours présent à la nation102 : « Ces hommes, en donnant à leur patrie une gloire ineffaçable, se sont plongés eux-mêmes dans la nuit du trépas ; mais dans la mort ils ne mouraient pas, puisque du séjour d’Adès leur vertu triomphante les ramène au grand jour. » Ou bien encore : « La terre glorieuse a couvert, ô Léonidas !

254. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Diderot »

Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par héritage dans la famille avec les humbles vertus, la piété, le sens et l’honneur des vieux temps. […] Madame de Puisieux fut la première : coquette et aux expédients, elle ajouta aux embarras de Diderot, et c’est pour elle qu’il traduisit l’Essai sur le Mérite et la Vertu, qu’il fit les Pensées philosophiques, l’Interprétation de la Nature, la Lettre sur les Aveugles, et les Bijoux indiscrets, offrande mieux assortie et moins sévère. […] J’aime qu’il reproche à La Mettrie de n’avoir pas les premières idées des vrais fondements de la morale, « de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en dépouillant. » Ceci me rappelle une querelle qu’il eut un jour sur la vertu avec Helvétius et Saurin ; il en fait à mademoiselle Voland un récit charmant, qui est un miroir en raccourci de l’inconséquence du siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. « Le plaisant, ajoute-t-il, c’est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans s’en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. […] C’est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente ; c’est de la raison, de la décence, de l’honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d’une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse.

255. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre IV. L’ironie comme attitude morale » pp. 135-174

Je veux dire par là que les manières d’être et les actions que nous considérons comme des défauts, des vices ou des crimes ne sont guère que des qualités, des vertus employées mal à propos, ou le résultat de ces tendances, ou encore des vertus possibles. […] Nos vertus pourraient être des vices. […] Et nous retrouvons ici, par un autre côté, le problème de la vertu, examiné plus haut sous un angle différent. […] La morale convenue ne tient guère compte que de l’harmonie des intérêts et recommande comme vertu, en se trompant d’ailleurs, ce qui lui paraît s’y conformer. […] Lui qui a compris l’ironie de la vertu ne s’est pas suffisamment avisé de l’ironie du savoir.

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