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1957. (1882) Qu’est-ce qu’une nation ? « II »

Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l’ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? […] On viendrait dire au patriote : « Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être Celte ; non, vous êtes Germain. » Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes Slave.

1958. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre VII. Développement des idées de Jésus sur le Royaume de Dieu. »

On crut que pendant le temps qu’il passa dans cet affreux pays, il avait traversé de terribles épreuves, que Satan l’avait effrayé de ses illusions ou bercé de séduisantes promesses, qu’ensuite les anges pour le récompenser de sa victoire étaient venus le servir 337. […] Il sera comme le grain de sénevé, qui est la plus petite des semences, mais qui, jeté en terre, devient un arbre sous le feuillage duquel les oiseaux viennent se reposer 348 ; ou bien il sera comme le levain qui, déposé dans la pâte, la fait fermenter tout entière 349. […] Jésus ne savait pas assez l’histoire pour comprendre combien une telle doctrine venait juste à son point, au moment où finissait la liberté républicaine et où les petites constitutions municipales de l’antiquité expiraient dans l’unité de l’empire romain.

1959. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre III, naissance du théâtre »

De nouveaux poètes ont changé la forme du chant primitif, d’autres, avec le temps, viendront encore l’embellir. […] Pratinas vient ensuite, et chasse les Satyres de la tragédie, comme un troupeau de boucs infectant un temple construit sur leur ancien pâturage. […] Eschyle peut venir, son heure a sonné.

1960. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre premier. L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience »

Cette machine « insensible et brute » continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l’air. […] C’est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu ; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l’animal. […] Binet, on interroge le sujet avec certaines précautions, on peut mettre en évidence qu’il a, dans la plupart des cas, l’idée de l’excitation, « sans savoir comment ni pourquoi cette idée lui est venue, et sans se douter le moins du monde que cette idée correspond à la réalité. » Un des exemples les plus frappants de la tendance qu’ont les idées à se réaliser en mouvements par tous les moyens possibles, et sans même que nous en ayons une conscience distincte, c’est que, lorsqu’une hystérique tient entre les doigts de sa main insensible une plume dans la position nécessaire pour écrire, cette plume enregistre l’état de conscience prédominant du sujet sans qu’il s’en aperçoive.

1961. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre III »

On vient d’inventer un appareil que l’on a bien voulu dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n’ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le tournebroche s’appellerait pompeusement l’obéliscotrope 22 ! […] L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir bogue, une sorte de poisson, de [mot en caractères grecs], qui veut dire crier : c’est peut-être aller un peu loin ! […] Pour le seul mot clematis vitalba ou clématite, en véritable français, viorne, du latin viburnum, il n’y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d’une centaine de noms34 ; en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir : aubevigne, vigne blanche, vignolet, fausse vigne, veuillet, vioche, vigogne, viorne, vienne, vianne, viaune, liaune, liane, viène, vène, liarne, iorne, rampille, et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre, barbe au bon Dieu, cheveux de la Vierge, cheveux de la Bonne Dame, consolation des voyageurs 35.

1962. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »

De là vient qu’il ne faut pas trop mépriser l’hominem unius libri. […] Ce n’est pas assez, et de là vient que le critique est si souvent mauvais juge. […] En somme, ce ne sont point les lois complexes des sensations, des émotions, des pensées mêmes, qui rendent la critique d’art si difficile ; on peut toujours, en effet, vérifier si une œuvre d’art leur est conforme ; mais, lorsqu’il s’agit d’apprécier si cette œuvre d’art représente la vie, la critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu ; aucune règle dogmatique ne vient à son aide : la vie ne se vérifie pas, elle se fait sentir, aimer, admirer.

1963. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre I : Une doctrine littéraire »

Nisard, et, par l’exposition seule que nous venons d’en faire, on voit à quel point elle diffère de la première : quelques observations rendront cette différence tout à fait visible. […] Nisard, le sens propre au sens commun, la raison individuelle à la raison générale, car d’où vient le sens commun, si ce n’est de la réunion de tous les sens individuels qui ont successivement contribué à le former ? L’homme de génie, dites-vous, n’est que l’écho de la foule ; mais cette foule elle-même, je le demande, où a-t-elle pris cette somme générale de vérité et de raison que l’écrivain supérieur viendrait à son tour exprimer ?

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