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14. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

Or il résulte de cette manière d’entendre les choses un très-grand inconvénient, c’est qu’un très-petit nombre de philosophes seulement est resté dans le vrai et que le plus grand nombre s’est trompé : conclusion beaucoup trop favorable au scepticisme, car si tant de philosophes se sont trompés, de quel droit supposerais-je qu’un si petit nombre a été hors d’erreur, et que j’ai précisément la chance de me trouver parmi ceux-là ? […] Supposer, d’un autre côté, que tous sont faux et ne sont que des conceptions absolument chimériques est également un fait bien difficile à comprendre, car prétendre que l’homme cherche le secret des choses, mais qu’il ne peut le trouver en aucune façon, c’est presque, si je ne me trompe, une contradiction. […] N’est-ce rien enfin que cet amour de l’humanité, cette fraternité en esprit qui nous inspire cette croyance que nul homme ne se trompe d’une manière absolue ? […] Le bon sens aspire à comprendre le plus de choses possible et à se tromper le moins possible. […] Heureux encore ceux qui, ne l’ayant pas reçue, ne cherchent ni à se tromper eux-mêmes, ni à tromper les autres en se faisant passer pour inspirés !

15. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « En guise de préface »

Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. […] Brunetière se trompait, ce serait effroyable ; car, outre que son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans recours ni remède ; elle serait totale et irréparable ; ce serait un écroulement de tout lui-même. Or, il ne se trompe point, sans doute : mais enfin qui le jurerait  Et ne dites pas non plus que la critique personnelle, la critique impressionniste, la critique voluptueuse, comme vous voudrez l’appeler, est bien pauvre vraiment et bien mesquine comparée à l’autre critique, à celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles dans chacune de ses appréciations.

16. (1875) Premiers lundis. Tome III « Émile Augier : Un Homme de bien »

que la menace de sa femme à son égard s’accomplisse et qu’il soit trompé par elle comme il le mérite, et il le sera, j’en réponds, le jour où elle trouvera quelqu’un d’un peu plus consistant qu’Octave. Celui-ci est un triste caractère aussi ; il a beau se dire : Déployons un aplomb au-dessus de mon âge ; il a vingt-cinq ans, si je ne me trompe, et, à moins d’être bien peu avancé, on l’a été de tout temps à cet âge beaucoup plus qu’il ne le paraît. […] Les jeunes gens du jour ont ce travers commun D’affubler leur candeur d’un vêtement d’emprunt, De faire les lurons à qui rien n’en impose, Et dont l’œil voit d’abord le fond de toute chose ; De ne pas sembler neufs sottement occupés, Ils mettent de l’orgueil à se croire trompés, Perdant ainsi, pour feindre un peu d’expérience, La douceur d’être jeune et d’avoir confiance !

17. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « Préface »

C’est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins, ne trompera pas. […] Quant aux principes sur lesquels elle s’appuie… pour clouer, — cette Critique, qui n’est, telle que nous la concevons, ni la Description, ni l’Analyse, ni la Nomenclature, ni la Sensation morbide ou bien portante, innocente ou dépravée, ni la Conscience de l’homme de goût, c’est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres, toutes choses qu’on nous a données successivement pour la Critique, elle les exposera certainement dans leur généralité la plus précise, mais lorsque l’auteur des Œuvres et des Hommes arrivera à cette partie de son Inventaire intellectuel, intitulée : Les Juges jugés ou la Critique de la critique… Seulement d’ici-là, sans les formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu’il aura écrit, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper.

18. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — I. » pp. 342-363

Il y a un moment où l’invention, la création en tout genre, ce qu’on appelle génie, héroïsme, commence ; les hommes, dans leur instinct, ne s’y trompent pas ; ils s’inclinent, ils s’écrient d’admiration et saluent. […] s’écrierait un critique ; pourquoi ne pas se contenter de dire : « L’esprit est souvent trompé par le cœur ?  […] » Ici, dans une petite dissertation très juste et très bien déduite, Marivaux montre que pour la nuance de pensée de La Rochefoucauld, il n’y avait pourtant pas d’autre expression possible, et que les équivalents proposés n’y répondent pas : Cet esprit, simplement trompé par le cœur, ne me dit pas qu’il est souvent trompé comme un sot, ne me dit pas même qu’il se laisse tromper. On est souvent trompé sans mériter le nom de dupe. […] Quand je dis qu’elle s’y oublie, je me trompe ; car il semble que Marianne, à la façon dont elle se décrit, se soit vue et considérée elle-même à distance comme si elle était une autre.

19. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Collé »

Les hommes d’esprit mettent parfois tout leur esprit à se tromper, et c’est pour cela qu’ils se trompent mieux que les bêtes… mais un éditeur ! […] Sans amour-propre aucun, juste pour le plaisir d’être juste, désintéressé de lui-même, quand il se trompe, ce qui est très rare, sur le fond d’une chose ou d’un homme, il le dit et il ne s’épargne pas le mot meurtrissant. Par exemple, il se trompe complètement sur les commencements de Beaumarchais, mais il le reconnaît : « J’ai été bête », dit-il simplement, « ce qui prouve l’enfant », ajoute son éditeur, lequel a toujours le chansonnier à califourchon sur le nez, mais ce qui, à mon sens, prouve l’homme !

20. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304

Même quand le martyre s’est trompé de cause, il ne s’est pas trompé de vertu ! […] La chambre et les journaux se trompaient aussi sur moi, sans qu’il fût ni opportun ni possible à moi de les détromper. […] Le roi surtout ne s’y trompait pas. […] Il s’agissait du sort de la monarchie, il ne fallait pas se tromper. […] Si jamais j’avais besoin de chercher des vengeurs de ce rire à contre sens, qui se trompe de but et qui s’attache au revers, je sais où je les trouverais !

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