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2139. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre X. »

« Au temps, est-il dit, où parurent à Marathon et à Salait mine les Perses homicides et Datis à la voix sauvage, alors même vivait Pindare, pendant qu’Eschyle florissait dans Athènes. » Belle manière de noter une époque par le synchronisme de deux victoires et de deux grands poëtes ! […] Il faudrait donc le supposer là tout à fait inférieur à lui-même, et croire que cette partie de son œuvre se serait, du vivant même de l’antiquité grecque, abaissée dans l’ombre et n’aurait pas duré même jusqu’aux lettrés romains, qui, dès le temps de Scipion et d’Ennius, s’étaient si fort occupés de la poésie de la Grèce, et ne cessaient de traduire et d’imiter son théâtre ? […] Entre ces deux villes, Thespies et Tanagre, que visitait Pindare tout jeune, et dans les campagnes fertiles et boisées qui les séparaient, tout était parsemé d’autels, de statues des dieux et de symboles poétiques, depuis le souvenir du chantre religieux venu de Lydie, Olen, jusqu’à des vers d’Hésiode que, du temps de Pausanias, on lisait encore, à demi-effacés, sur des lames de plomb gardées dans un temple du village d’Ascra, au pied de la montagne des Muses. […] Au temps où Xercès s’avançait au-delà des Thermopyles, avec son amas d’hommes armés, quelques transfuges d’Arcadie lui sont amenés. […] Car sur nous est suspendu le temps insidieux qui a déroulé le cours incertain de la vie.

2140. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « À M. le directeur gérant du Moniteur » pp. 345-355

J’ai connu autrefois M. de Pontmartin, je l’ai même assez connu dans un temps pour qu’il m’ait écrit, le flatteur ! qu’il ne se croyait un peu moins béotien que depuis ce temps-là ; j’apprécie moi-même assez sa fluidité et son agréabilité de causeur littéraire, bien moins, il est vrai, ses romans moraux ; mais je n’aurais pas attendu un tel procédé de ce galant homme65. […] et gardera le silence sur Les Fleurs du mal. » Il est vrai que l’auteur de cet article diffamant avait publié, vers le temps où paraissait Fanny, un petit livre anodin et assez agréable, Les Païens innocents ; j’y avais remarqué assez d’esprit, mais de celui qui cherche plutôt qu’il ne trouve, et qui est tout plein de tortillage ; et je n’en avait dit mot au public, lequel d’ailleurs s’en était peu occupé. […] Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n’ayez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours assez dans votre finesse d’expression de quoi vous distinguer. » Mais je n’aurais pas affecté non plus de paraître plus prude que je ne le suis et qu’il ne convient de l’être à ceux qui ont commis, eux aussi, leurs poésies de jeunesse et qui ont lu les poètes de tous les temps ; j’aurais ajouté de grand cœur : « J’aime plus d’une pièce de votre volume ; les Tristesses de la lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque poète anglais, contemporain de la jeunesse de Shakespeare.

2141. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Appendice — II. Sur la traduction de Lucrèce, par M. de Pongerville »

« À vous tout de respect et de cœur, cher et illustre confrère, « Sainte-Beuve. » Le Temps était le lieu le mieux indiqué pour parler de Lucrèce, mais M.  […]   Voici enfin l’article du Globe (il est temps d’y arriver) qu’il écrivit sur les deux traductions de Lucrèce en vers et en prose, par M. de Pongerville (nº du 13 avril 1830) : « La gloire de Lucrèce, respectée de génération en génération, avait traversé dix-sept siècles, et brillait encore du plus vif éclat sous le règne de Louis XIV […] En ce temps-là, il y avait Delille et Saint-Ange ; M. de Pongerville s’est dit : “Je viendrai après eux, je me glisserai, et j’aurai une place.” […] M. de Pongerville nous est personnellement inconnu ; et son livre, grâces à Dieu, nous l’était encore jusqu’à ces derniers temps.

2142. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168

Mais savez-vous bien que cela donne envie à quelques-uns de ceux qui ont connu Victorin Fabre et qui voudraient d’ailleurs observer le respect dû à sa mémoire (et je suis du nombre), que cela leur donne envie de dire tout net que cet écrivain de talent était surtout un écrivain de labeur, qu’il pensait peu, hormis dans les sillons déjà tracés, que sa rhétorique, pour ne s’être pas faite à temps au collége, se prolongea trop longtemps dans les concours académiques, que ces concours académiques où il triompha coup sur coup en vers et en prose ne firent jamais de lui qu’un magnifique écolier, que son front de lauréat ploya, à la lettre, sous le poids de ses couronnes, et que, dès qu’un premier échec l’eut jeté hors de l’arène des concours, on ne retrouva plus en lui, devant le grand public, qu’un talent fatigué et non pas un esprit supérieur ? […] Certes il n’était pas besoin d’entrer dans de telles particularités enfantines pour établir, ce qui est très-vrai, que Victorin Fabre, imbu des principes de 89, y resta constamment fidèle, et fut jusqu’à son dernier jour un patriote de ce temps-là ; pas plus qu’il n’était besoin, je pense, pour établir l’excellence de ses premières études, d’enregistrer ce propos mémorable d’un de ses maîtres : Enfin je ne lui connais d’autre défaut que celui de ronger ses ongles ! […] Sabbatier le répète souvent, prodiguant à ses amis ce terme rare ; Ginguené avait plus de sens que de finesse, et moins de délicatesse que de solidité ; ce mot exquis, si l’on y prend garde, s’applique à bien peu de juges, et je ne sais que Fontanes, parmi les maîtres de ce temps-là, à qui il convînt véritablement. […] Or (Université à part), il est remarquable que le suffrage qui se retira de Victorin Fabre, et qui donna le signal d’arrêt, ait été précisément celui de Fontanes, du plus homme de goût de ce temps-là.

2143. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Préface de la seconde édition » pp. 3-24

En découvrant la boussole, on a découvert le Nouveau-Monde, et l’Europe morale et politique a depuis ce temps éprouvé des changements considérables. […] Enfin il faudrait composer un livre pour réfuter tout ce qu’on se permet de dire dans un temps où les intérêts personnels sont encore si fortement agités. Mais ce livre, c’est le temps qui le fera ; et la postérité ne partagera pas plus la petite fureur qu’excitent aujourd’hui les idées philosophiques, que les atroces sentiments que la terreur avait développés : Les fils sont plus grands que leurs pères, Et leurs cœurs n’en sont pas jaloux. […] Il est peut-être à propos de remarquer que les hommes qui, depuis quelque temps, forment un tribunal littéraire, évitent, en citant nos meilleurs auteurs français, de nommer J. 

2144. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre II. Définition. — Énumération. — Description »

il en énumère simplement les principaux effets : domestication des animaux, invention de l’agriculture, de la médecine, applications du feu, de l’eau, découvertes astronomiques et mesure du temps. […] Après un intervalle de temps, vous le regarderez en vous-même, vous en évoquerez l’image : incomplète, fragmentée, déformée, elle ramènera l’émotion, l’idée, que la vue involontaire, le choc inattendu de la réalité vous avaient imposées : ce lambeau d’image qui s’est accroché inconsciemment dans votre esprit, c’est précisément ce qu’il y a pour vous de caractéristique dans l’objet, c’est ce que la description doit éclairer. […] Ce ne sera pas le désert, je le veux ; ce sera votre rêve du désert : et la vie n’est-elle pas souvent dominée par les visions charmantes du pays où l’on n’est pas allé, du temps qui ne viendra jamais ? […] Voyez de quelle façon l’écrivain russe Tolstoï représente un homme dans un état de joie extrême : il fait sa première visite à sa fiancée : Il rôda dans les rues pour passer le temps qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant autour de lui.

2145. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre III. Association des mots entre eux et des mots avec les idées »

Mais le plus souvent cette série n’a pas le temps de se développer : le mot suivant la réprime et la fait rentrer ; l’on n’a que le temps d’apercevoir quelques-unes des formes qui la composent, et de subir une impression plus ou moins nette ou confuse, fugitive ou durable. […] le plaisant qui répliqua à l’instant : Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère, n’avait pas eu le temps de mesurer l’idée, et le public vit peut-être avant lui ce qu’il y avait d’esprit et de juste critique dans cette application. […] La poésie de notre temps a fait des mots abstraits un large emploi, qui met en lumière combien leur force d’attraction peut remuer en nous d’images et de sentiments.

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