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597. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de lord Chesterfield à son fils. Édition revue par M. Amédée Renée. (1842.) » pp. 226-246

« Prenez avis de ma conduite, disait-il à son fils ; faites vous-même le choix de vos plaisirs, et ne vous les laissez pas imposer. » Ce désir d’exceller et de se distinguer ne s’égarait pas toujours de la sorte, et il l’appliqua souvent avec justesse ; ses premières études furent des meilleures. […] Il n’avait pas été long à sentir ce qui manquait à cet enfant qu’il voulait former, et dont il avait fait l’occupation et le but de sa vie : En scrutant à fond votre personne, lui disait-il, je n’ai, Dieu merci, découvert jusqu’ici aucun vice du cœur ni aucune faiblesse de la tête ; mais j’ai découvert de la paresse, de l’inattention et de l’indifférence, défauts qui ne sont pardonnables que dans les personnes âgées, qui, sur le déclin de leur vie, quand la santé et la vivacité tombent, ont une espèce de droit à cette sorte de tranquillité. […] Tout ce petit cours d’éducation par lettres offre une sorte d’intérêt dramatique continu : on y suit l’effort d’une nature fine, distinguée, énergique, telle que l’était celle de lord Chesterfield, aux prises avec un naturel honnête, mais indolent, avec une pâte molle et lente, dont elle veut à tout prix tirer un chef-d’œuvre accompli, aimable, original, et avec laquelle elle ne réussit à faire, en définitive, qu’une manière de copie suffisante et estimable. […] En général, Chesterfield conseille la circonspection à son fils et une sorte de neutralité prudente, même à l’égard des fourbes ou des sots dont le monde fourmille : « Après leur amitié, il n’y a rien de plus dangereux que de les avoir pour ennemis. » Ce n’est pas la morale de Caton ni de Zénon, c’est celle d’Alcibiade, d’Aristippe ou d’Atticus.

598. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

Il en est de même de certaines époques ; et, vers la fin, le règne de Louis XIV avait grand besoin de cette sorte de gravité et de cérémonial à distance, pour se défendre contre les esprits trop perçants. […] À une certaine heure de la nuit, et la nouvelle positive de la mort s’étant répandue, nous assistons par lui, dans cette grande galerie de Versailles, à un immense tableau dont la confusion apparente laisse apercevoir pourtant une sorte de composition, que je ne ferai qu’indiquer. […] Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguaient, malgré qu’ils en eussent. […] Quant à Saint-Simon, qui tâche de ne point paraître du secret, et de faire le modéré et le modeste dans le triomphe, il faut l’entendre se dépeindre lui-même et nous confesser l’ivresse presque sensuelle de sa joie : Contenu de la sorte, dit-il, attentif à dévorer l’air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d’une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d’angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d’une volupté que je n’ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour.

599. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Brochures, pamphlets, articles de journaux, chansons, graves histoires, scènes historiques (car la comédie, à ce moment, avait passé du théâtre dans les livres), allusions de toutes sortes, c’était à qui atteindrait et piquerait l’ennemi de dessous le réseau habile dont il cherchait à nous envelopper. […] Il laissait entrer jusqu’aux sots et aux impertinents, qui n’étaient point pour lui des importuns : son esprit fin les pénétrait et les perçait de toutes parts sans qu’ils s’en aperçussent, et il leur prenait, avec une sorte de bienveillance encore, de quoi s’amuser à leurs dépens, et souvent de quoi les amuser eux-mêmes. […] monsieur, qu’on a donc de goût aujourd’hui pour ces sortes de choses ! […] Ici c’est plus encore que de l’obliquité, c’est une sorte de contradiction apparente entre ce qu’on dit et ce qu’on veut dire.

600. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82

Il est à remarquer que lui qui a si admirablement parlé d’Alexandre, de Charlemagne. de Trajan et de Marc Aurèle, il est moins généreux au sujet de César ; il n’en parle pas du moins comme de ces autres grands mortels avec une sorte d’enchantement. […] Ces suicides des Caton, des Brutus, lui inspirent des réflexions où il entre peut-être quelque idolâtrie classique et quelque prestige : « Il est certain, s’écrie-t-il, que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu’ils n’étaient lorsque, par cette puissance qu’on prenait sur soi-même, on pouvait, à tous les instants, échapper à toute autre puissance. » Il le redira jusque dans L’Esprit des lois, à propos de ce qu’on appelait vertu chez les anciens : « Lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes. » Montesquieu a deviné bien des choses antiques ou modernes, et de celles même qu’il avait le moins vues de son temps, soit pour les gouvernements libres, soit pour les guerres civiles, soit pour les gouvernements d’empire ; on ferait un extrait piquant de ces sortes de prédictions ou d’allusions prises de ses œuvres. […] Partagé entre les vieux Romains de la résistance et celui qui passa le premier le Rubicon, Montesquieu ne comprend donc pas César au même degré qu’il a fait pour les autres grands hommes ; il ne le suit qu’avec une sorte de regret. […] Quand on a beaucoup lu Montesquieu et qu’on est Français, une tentation vous prend : « Il semble, a dit de lui un critique sagace17, enseigner l’art de faire des empires ; on croit rapprendre en l’écoutant ; et, toutes les fois qu’on le lit, on est tenté d’en construire un. » Montesquieu ne dit pas assez à ceux qui le lisent : « Pour considérer l’histoire avec cette réflexion et avec cette suite, et pour en raisonner si à l’aise et de si haut, vous n’êtes pas, je ne suis pas moi-même un homme d’État. » Le premier mot et le dernier de L’Esprit des lois devrait être : « La politique ne s’apprend point par les livres. » Que nous tous, esprits qui formons le commun du monde, nous tombions dans ces erreurs et dans ces oublis d’où nous ne sommes tirés que rudement ensuite par l’expérience, rien de plus naturel et de plus simple : mais que le législateur et le génie qui s’est levé comme notre guide y soit jusqu’à un certain point tombé lui-même, ou qu’il n’ait point paru se douter qu’on y pût tomber, là est le côté faible et une sorte d’imprudence.

601. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Il s’est surtout fait une solitude très animée, très conversante et selon ses goûts, à son château de Rheinsberg ou Remusberg qui est près de là : « Nous sommes une quinzaine d’amis retirés ici, qui goûtons les plaisirs de l’amitié et la douceur du repos. » Les occupations y sont de deux sortes, les agréables et les utiles : Je compte au rang des utiles l’étude de la philosophie, de l’histoire et des langues ; les agréables sont la musique, les tragédies et les comédies que nous représentons, les mascarades et les cadeaux que nous donnons. […] Je voudrais, s’il se peut, en faire une terre bien fertile et ensemencée de toutes sortes de bonnes choses, afin qu’elles puissent germer à temps et porter les fruits qu’on en peut attendre. » C’est à ce même moment enfin qu’il écrivait au respectable Duhan, son ancien précepteur et maître (10 février 1738) ; « Je suis enseveli parmi les livres plus que jamais. […] J’ai parlé de philosophie et de métaphysique : même à cette date où Frédéric s’y laisse le plus initier, il ne faut pas croire qu’il sorte pour cela de son tour d’esprit pratique et de son caractère. […] On saisit ici un sentiment d’une grande délicatesse, et où il laisse percer avec une sorte de pudeur le désir de devenir roi ; il s’en repent aussitôt, car c’est la même chose que de désirer la mort d’un père : Je me flatte de la douce espérance de vous voir à Berlin avant votre départ ; je n’aurai que des larmes pour vous reconduire, et des souhaits pour vous accompagner.

602. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Les lois qui dominent les rapports des représentations forment une sorte de science de la perspective intérieure. […] Enfin ces principes expliquent mieux qu’aucun commentaire les défauts de Salammbô, qui, comme on l’a dit, est une sorte d’opéra en prose. […] Léonard de Vinci conseille aux peintres de recueillir les expressions diverses de physionomie que le hasard met sous leurs yeux ; plus tard, ils les pourront rapporter au visage forcément indifférent du modèle : ils auront pris de la sorte la vérité sur le fait. […] Or, les conditions de la société humaine sont de deux sortes : il y en a quelques-unes d’éternelles, qu’on trouve réalisées même dans les sociétés les plus sauvages ; il y en a de conventionnelles, qui ne se rencontrent que dans une nation déterminée à tel moment de son histoire.

603. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre I. Shakespeare — Sa vie »

Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. […] Cette industrie de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres au siècle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de métier qu’on nommait les Shakespeare’s boys. […] Les salles étaient de deux espèces : les unes, simples cours d’hôtelleries, ouvertes, un tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des rangées de bancs posés sur le sol, pour loges les croisées de l’auberge, on y jouait en plein jour et en plein air ; le principal de ces théâtres était le Globe ; les autres, des sortes de halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir ; la plus hantée était Black-Friars. […] Des incidents de toute sorte, une brouille avec les comédiens ses camarades, un caprice du lord-chambellan, forçaient quelquefois Shakespeare à changer de théâtre.

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